Diplômé́ de l’ESSEC (1976) et de l’EMBA CPA HEC (1992), auditeur de l’IHEDN (2010) et de l’INHESJ (2014), François Martin est un spécialiste des questions internationales. Il a effectué toute sa carrière dans l’agroalimentaire international (trading des sucres, export dans l’industrie laitière, import de fruits et légumes, agent de grandes marques de vins et alcools sur l’Afrique). Il a été ensuite consultant en développement commercial et marketing sur les pays émergents. Il a visité plus de 100 pays et parle 6 langues. En 2007, il a créé le Club HEC Géostratégies, pour faire mieux connaître les questions globales au sein de la communauté HEC. Il est Co-animateur du Pôle HEC Globalisation. Il a été candidat aux législatives en 2012 et 2017 (sur la 9ème circonscription des Yvelines). Il est conseiller municipal de Mareil sur Mauldre (78). Il a publié un livre, Mondialisation sans peur, (Müller Éditions, 2010), ainsi que de nombreux articles dans différents médias.
Son dernier ouvrage s’intitule, L’Ukraine, un basculement du monde, Jean-Cyrille Godefroy Éditions, 2023.
Dans cet entretien exclusif pour Le Dialogue, François Martin revient sur l’actualité du conflit russo-ukrainien.
Propos recueillis par Angélique Bouchard
Le Dialogue : Dans quel état, pour vous, se trouvent les ressources de l’Ukraine, sur les plans civil et militaire ? Malgré les discours ambiants vantant la résilience et la résistance ukrainienne à tous les niveaux, ne pensez-vous pas au contraire, qu’après plus d’une année de conflit, l’Ukraine est épuisée ?
François Martin : Sur le plan militaire, il faut distinguer les matériels et les hommes. Sur le plan des matériels, les ressources des ukrainiens sont aujourd’hui exactement celles de ses alliés de l’OTAN, puisque les russes ont détruit la presque totalité du matériel très important de l’armée ukrainienne (vendu par les alliés depuis 2014) dès les premiers jours du conflit en 2022. Le problème, c’est que les demandes instantes de Zelensky ne sont satisfaites au compte-goutte et avec retard. De plus, les russes ont mené depuis un mois une campagne systématique et très efficace de destruction des lignes arrières otano-ukrainiennes (dépôts de munitions, systèmes de défense anti-aériens, etc…) dans le but de fragiliser la contre-offensive ennemie. A aucun moment, pour toutes ces raisons, l’Ukraine n’a disposé, ni ne disposera, d’un ensemble de matériel complet et suffisant pour une contre-attaque efficace ; c’est ce que l’on voit depuis 15 jours. Sur le plan des hommes, l’Ukraine doit en être à la 14ème ou 15ème mobilisation. Ce que l’on prend pour une résistance acharnée n’est que le remplacement systématique d’une « chair à canon » par une autre, dans l’indifférence généralisée de l’ouest, il faut le dire, pour les souffrances indicibles de ces pauvres soldats envoyés au massacre. Sur le plan des infrastructures civiles, en particulier des systèmes électriques, la Russie les détruit systématiquement, non pas pour « punir » la population civile, mais pour complique la tâche du soutien à la logistique militaire. Oui, l’Ukraine est épuisée. Elle ne tient aujourd’hui, ou n’en donne l’impression, qu’à cause des exigences médiatiques de ses sponsors, qui refusent de perdre la face, avant, sans doute, de laisser tomber ce pauvre pays lorsque sa défaite sera définitive.
Les sanctions contre la Russie touchent cette dernière mais semblent surtout impacter le monde. Pour vous, ces sanctions secondaires ne sont pas en train de détruire les chaînes d’approvisionnement des biens essentiels et des matières premières notamment vers l’Europe ?
Oui, bien sûr, les sanctions touchent les « alliés », Europe, mais aussi USA, bien plus que la Russie. La raison en est simple : si vous décrétez l’embargo d’un pays et que tous les autres font de même, ce pays est effectivement sous embargo. Si les autres pays ne le font pas, c’est vous qui êtes sous embargo…. Or, dans le cas présent, 80% des pays de la planète n’ont pas suivi le camp occidental. Nous nous sommes donc piégés nous-mêmes. Or, à travers l’Allemagne, géant économique de l’Europe, nous dépendions totalement du gaz russe. Sans énergie abondante et bon marché (et les USA nous vendent leur propre gaz à des prix exorbitants), notre prospérité est terminée.
Avec la Russie, les États-Unis ont adopté la même stratégie qu’avec l’URSS. Ils cherchent clairement à affaiblir la Russie et veulent faire de l’Ukraine un nouvel Afghanistan pour les Russes. Mais n’affaiblissent-ils pas et n’étranglent-ils pas également l’Europe et pourquoi d’après vous ?
Ils cherchent effectivement à affaiblir la Russie, mais n’y arrivent pas, parce qu’ils ont fait une grave faute d’appréciation. Ils ont cru que la Russie, c’était la Grèce, ou l’Afghanistan, ou même l’Espagne. Mais la Russie était non seulement le pourvoyeur d’énergie de toute l’Europe, mais aussi une économie très résiliente. Aujourd’hui, je suis persuadé que les experts américains sont convaincus de l’issue du conflit, et qu’ils ont changé leur objectif premier : ils n’espèrent plus la chute de la Russie, mais la ruine et le dépeçage de l’Europe. C’est cela leur premier objectif, et ils ont déjà commencé à le réaliser.
On l’a dit, la politique de sanctions contre la Russie aggrave aussi la crise économique dans l’UE, mais qu’en est-il particulièrement de la France dans cette crise ?
La France est moins vulnérable que l’Allemagne, ou du moins elle devrait l’être, parce qu’elle dispose d’un parc énergétique autonome avec le nucléaire, qu’elle a stupidement laissé décliner depuis des années, par démagogie pro-écologiste. Mais par ailleurs, elle va souffrir de plus en plus, évidemment, de la situation générale de l’Europe et de celle de l’Allemagne en particulier. De plus, si le USD est fragilisé par la « dédollarisation » actuellement en cours, les USA vont évidemment attaquer l’Euro pour laisser plus de place à leur propre monnaie.
Penchons-nous encore un peu plus sur la France. Comment la situation en Ukraine affecte-t-elle directement la France ? Alors que le pays connaît une crise socio-économique, comment est perçue par les Français cette aide (militaire, économique et humanitaire) quasi « gratuite » du gouvernement français sur fond de protestations sociales en France ? N’est-ce pas vécu par certains Français comme une sorte de trahison de leurs élites ?
Oui, je pense que c’est le cas. Beaucoup de français, en particulier au sein des classes populaires, qui ont beaucoup de bon sens, mais qu’on s’évertue à invisibiliser, pensent que nous nous fourvoyons dans une affaire qui ne nous concerne pas, dont on voit de plus en plus qu’elle va durer, que nos chances de l’emporter sont presque nulles, et qui contribue à notre appauvrissement. Ce sont aujourd’hui les médias, et les élites, par un battage médiatique intense et un débat qui est inexistant, qui font croire qu’il existe aujourd’hui en France un « consensus » pour continuer cette guerre absurde, mais en réalité, cette opinion n’est pas partagée, j’en suis persuadé, par la grande majorité des français.
Justement concernant l’aide extraordinaire de l’Occident à l’Ukraine (près de 100 milliards de dollars US jusqu’ici), ne pensez-vous pas que tout cet argent et ces armes peuvent être détournés du fait de la vieille réputation de corruption endémique du pouvoir à Kiev (l’Ukraine était considérée comme le second pays le plus corrompu d’Europe il y a peu) ?
Bien sûr, une bonne partie de l’argent et des armes (on parle de 50% de ces dernières, ce qui est énorme) est détournée, ce qui enrichit considérablement une petite clique, non seulement en Ukraine, mais également aux USA et aussi en Europe. En Ukraine, c’est le cas depuis fort longtemps. J’en donne de nombreux exemples dans mon livre. Mais ce n’est pas seulement l’Ukraine qui est corrompue. On commence à s’en rendre compte de plus en plus…
Diplômée de la Business School de La Rochelle (Excelia – Bachelor Communication et Stratégies Digitales) et du CELSA – Sorbonne Université, Angélique Bouchard, 25 ans, est titulaire d’un Master 2 de recherche, spécialisation « Géopolitique des médias ». Elle est journaliste indépendante et travaille pour de nombreux médias. Elle est en charge des grands entretiens pour Le Dialogue.