Les Frères musulmans sont une organisation politico-religieuse radicale, la plus ancienne, la plus importante, la plus riche, la mieux structurées et la plus influente. Malheureusement les membres de cette mouvance sont encore présentés par certains « experts » occidentaux comme des islamistes « modérés ». Or les vrais spécialistes de la question s’accordent à dire que « l’islamisme modéré » ça n’existe pas !
Les Frères musulmans ont la même matrice idéologique qu’Al-Qaïda et Daesh. Rappelons toujours que les cadres d’Al-Qaïda ont pour la plupart commencé leur engagement politique au sein de la confrérie. Ce sont donc juste les méthodes (violentes pour les salafistes jihadistes et « pacifiques » et empreintes de taqiya pour les Frères) qui diffèrent pour instaurer au final la charia absolue et une théocratie islamique voire un nouveau Califat.
Les Frères musulmans de plus en plus marginalisés dans le monde arabe
A la faveur des printemps arabes, il est de notoriété publique aujourd’hui que le Qatar et la Turquie d’Erdogan avaient tenté de placer leurs sbires fréristes (dont les partis constituaient les oppositions politiques les mieux organisées) au pouvoir dans les capitales des pays arabes touchés par ces révolutions. Après plus de dix ans, c’est un échec pour l’axe Doha/Ankara et plutôt une victoire de l’Entente contre-révolutionnaire et anti-islamiste (sans précédent historique), alliée à une Russie de retour dans la région depuis son intervention victorieuse en Syrie, et composée de l’Arabie « salmanite » de Mohammed ben Salman, des Émirats arabes unis de Mohammed ben Zayed et de l’Égypte de Sissi.
Ce dernier a d’ailleurs joué un rôle majeur voire moteur dans l’alliance Le Caire/Riyad/Abou Dhabi contre le terrorisme et le radicalisme religieux. Depuis 2013 et son arrivée au pouvoir, Sissi avait comme premier et principal objectif de combattre concrètement, là encore sans les ambiguïtés de ses prédécesseurs ou de certains pays arabes, l’islam politique des Frères musulmans dont l’Égypte était la grande base historique de la confrérie (elle y a été créée en 1923).
Dès lors, au-delà de la force brute, les trois leaders arabes, Sissi, MBS et MBZ, ont compris pertinemment que l’on ne combat une idée ou une idéologie qu’avec une autre idée. C’est pourquoi leur lutte contre l’islam radical, sans précédent dans la région, est multiformes et multidirectionnelles. Elle passe d’abord par une amélioration des conditions sociales, la lutte contre la corruption endémique et une modernisation de leurs économies et de leurs pays puis par la promotion d’une sorte de néonationalisme arabe, des réformes profondes dans leurs systèmes éducatifs et les enseignements religieux ainsi qu’une véritable volonté de révolutionner des mentalités.
En 2019, lors des nouvelles et multiples manifestations dans la région, les islamistes ne sont pas parvenus de nouveau à s’imposer. Au Soudan, les émeutes ont même renversé le frère musulman Omar al-Bachir. En Algérie, les jeunes Algériens du « Hirak » ont farouchement rejeté de leurs cortèges les salafistes et les groupes proches de la confrérie… Durant cette période, même les mollahs iraniens n’ont pas réussi à placer à Bagdad l’un de leurs pions lors des élections organisées dans la foulée des troubles irakiens. Surtout, ce qui se passe aujourd’hui en Iran, avec la colère populaire qui ne faiblit pas contre le régime théocratique, est scruté par toutes les jeunesses arabes…. De même, les manifestations islamistes anti-françaises dans le monde arabe en 2020, suite à la republication des caricatures de Charlie, et fomentées par les services secrets turcs, n’ont pas soulevé les foules et ont fait long feu.
On assiste même ces dernières années à une timide, mais réelle forme d’« athéisation » progressive des jeunesses arabes. Les islamistes semblent ne plus avoir le vent en poupe. Les fiascos des Frères un temps aux affaires, ainsi que l’anéantissement territorial de Daesh sont passés par là. Or, l’idéologie de Daesh et Al-Qaïda n’est pas morte et peut encore frapper, on l’a vu, les États faibles comme en Afrique ou en Europe. Quant aux Frères musulmans, toujours protégés par Doha et Ankara, ils sont considérés à présent comme une organisation terroriste par de nombreux pays de la région (qui savent à qui ils ont affaire) – Égypte, Émirats, Arabie saoudite, Syrie, Bahreïn. En juillet 2020, même en Jordanie, la Cour de cassation du pays, qui est la plus haute autorité judiciaire, a rendu un arrêt ordonnant la dissolution du groupe des Frères musulmans dans le pays, pourtant majoritaires au parlement jordanien. Au Maroc, dix ans après l’arrivée du parti Justice et Développement (PJD) au pouvoir – l’unique parti « islamiste » autorisé –, les Frères marocains ont connu l’usure du pouvoir puis ont traversé une série de crise interne et de cuisantes défaites électorales. Étroitement contrôlés par les services spéciaux du roi (intouchable par les islamistes, car comme le roi hachémite, il est un descendant du Prophète), ils n’ont même pas pu s’opposer à la normalisation officielle du royaume avec l’État hébreu (Accords d’Abraham), ce qui les a d’ailleurs grandement discrédités auprès de leurs partisans. En Tunisie enfin, Kaïs Saïed et la société civile sont méthodiquement et finalement parvenus à écarter du pouvoir et du Parlement, Rached Ghannouchi et son parti islamiste Ennahdha…
L’Europe, le ventre-mou de l’Occident
Que des pays du monde arabe ou d’autres sur la planète, dernièrement le Paraguay ou les Comores, mais également avant eux, la Russie (le wahhabisme/salafisme et les Frères musulmans y sont interdits depuis les années 1990), interdisent cette organisation tentaculaire est une bonne chose puisque tout en la criminalisant, cela lui interdit d’agir sur leur territoire et la rend donc inopérante, en la marginalisant et la privant de nouveaux adeptes potentiels ainsi que de nouvelles cotisations.
Or c’est là que le bât blesse puisque la confrérie est encore très riche. Grâce d’abord aux contributions et de dons de leur centaine de milliers voire de leurs millions d’adhérents, membres et sympathisants à travers la planète et également grâce au soutien politique et financier de certains pays que nous avons déjà cités.
Napoléon le disait pour les guerres conventionnelles mais il en va de même pour les guerres idéologiques ou psychologiques. Pour les gagner il faut trois choses : de l’or, de l’or et de l’or ! Plus d’argent, plus de conflit !
C’est un peu ce qu’a justement fait Mohammed ben Salman en coupant, de manière brutale et historique, les vivres à toutes les organisations salafistes extrémistes et douteuses dans la région mais aussi au niveau international via les purges au sein de la Ligue islamique mondiale et surtout, en éliminant les grands féodaux du royaume qui jouaient leur propre partition dans ce domaine… Aujourd’hui, le prince héritier ne tolère que les mouvances les plus strictement « quiétistes » du wahhabisme à l’instar des madkhalistes…
Sans argent les Frères musulmans ne pourraient plus entretenir cette guerre idéologique qu’ils livrent à l’Occident mais aussi au monde musulman. C’est donc en la criminalisant et surtout au portefeuille qu’il faut frapper (comme l’a fait dernièrement mais encore timidement la France), viser la banque Al-Taqwa et les comptes en banque bien garnis des dirigeants fréristes dans différents paradis fiscaux. Et bien évidemment faire pressions sur leurs sponsors étatiques, afin qu’ils stoppent enfin leur soutien indéfectible.
Toutefois, alors que, comme nous venons de le voir, cette organisation est aujourd’hui marginalisée voire interdite dans de nombreux pays arabes, un seul pays en Europe, l’Autriche, a eu le courage de décider, après les attentats de Viennes en 2020, d’inscrire cette confrérie politico-religieuse sur sa liste des organisations terroristes.
Ailleurs, en France, en Belgique et en Allemagne par exemple, les Frères et leurs associations ont encore pignon sur rue et développent une multitude d’associations communautaristes.
En Europe, où bon nombre de cadres des Frères musulmans du monde arabe se sont depuis réfugiés (parfois avec le statut de réfugiés politique !), les Frères se servent de la faiblesse des démocraties occidentales pour se donner un second souffle.
C’est donc en ce sens que les Frères musulmans panislamistes sont assurément plus dangereux que les terroristes puisqu’ils répandent comme le dit justement Gilles Kepel, une sorte de « jihadisme d’atmosphère » dans le monde arabo-musulman et ailleurs…
Par ailleurs, même marginalisés et très affaiblis au sud de la Méditerranée, il ne faut surtout pas les sous-estimer. Car, retournés pour la plupart à la clandestinité, ils sont toujours en embuscade partout, en investissant les réseaux sociaux, tout en attendant leur heure et un nouveau round des printemps arabes qui pourrait très bien resurgir à cause du contexte actuel de crise économique internationale.
Roland Lombardi est docteur en Histoire, géopolitologue, spécialiste du Moyen-Orient et des questions de sécurité et de défense. Fondateur et directeur de la publication du Diplomate.
Il est chargé de cours au DEMO – Département des Études du Moyen-Orient – d’Aix Marseille Université et enseigne la géopolitique à Excelia Business School de La Rochelle.
Il est régulièrement sollicité par les médias du monde arabe. Il est également chroniqueur international pour Al Ain. Il est l’auteur de nombreux articles académiques de référence notamment : « Israël et la nouvelle donne géopolitique au Moyen-Orient : quelles nouvelles menaces et quelles perspectives ? » in Enjeux géostratégiques au Moyen-Orient, Études Internationales, HEI – Université de Laval (Canada), VOLUME XLVII, Nos 2-3, Avril 2017, « Crise du Qatar : et si les véritables raisons étaient ailleurs ? », Les Cahiers de l’Orient, vol. 128, no. 4, 2017, « L’Égypte de Sissi : recul ou reconquête régionale ? » (p.158), in La Méditerranée stratégique – Laboratoire de la mondialisation, Revue de la Défense Nationale, Été 2019, n°822 sous la direction de Pascal Ausseur et Pierre Razoux, « Ambitions égyptiennes et israéliennes en Méditerranée orientale », Revue Conflits, N° 31, janvier-février 2021 et « Les errances de la politique de la France en Libye », Confluences Méditerranée, vol. 118, no. 3, 2021, pp. 89-104. Il est l’auteur d’Israël au secours de l’Algérie française, l’État hébreu et la guerre d’Algérie : 1954-1962 (Éditions Prolégomènes, 2009, réédité en 2015, 146 p.). Co-auteur de La guerre d’Algérie revisitée. Nouvelles générations, nouveaux regards. Sous la direction d’Aïssa Kadri, Moula Bouaziz et Tramor Quemeneur, aux éditions Karthala, Février 2015, Gaz naturel, la nouvelle donne, Frédéric Encel (dir.), Paris, PUF, Février 2016, Grands reporters, au cœur des conflits, avec Emmanuel Razavi, Bold, 2021 et La géopolitique au défi de l’islamisme, Éric Denécé et Alexandre Del Valle (dir.), Ellipses, Février 2022. Il a dirigé, pour la revue Orients Stratégiques, l’ouvrage collectif : Le Golfe persique, Nœud gordien d’une zone en conflictualité permanente, aux éditions L’Harmattan, janvier 2020.
Ses derniers ouvrages : Les Trente Honteuses, la fin de l’influence française dans le monde arabo-musulman (VA Éditions, Janvier 2020) – Préface d’Alain Chouet, ancien chef du service de renseignement et de sécurité de la DGSE, Poutine d’Arabie (VA Éditions, 2020), Sommes-nous arrivés à la fin de l’histoire ? (VA Éditions, 2021), Abdel Fattah al-Sissi, le Bonaparte égyptien ? (VA Éditions, 2023).
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