Fin janvier 1968, l’offensive du Têt est une surprise de taille pour les forces américaines au Vietnam. Aussi, avant de rentrer dans le détail des opérations militaires, il est important de comprendre comment les forces communistes – Viêt-Cong (VC) et Armée populaire vietnamienne (APVN) – sont parvenues à tromper les services de renseignement américains et ceux de son allié sud-vietnamien.
Interpréter et partager les informations
Une fois la surprise passée, les agences de renseignements américaines (CIA, NSA, DIA) ainsi que l’état-major sud-vietnamien ont tenté de comprendre ce qui leur avait échappé pour anticiper l’offensive communiste. Le premier élément de réponse vient de l’interprétation des informations “brutes” recueillies sur le terrain ou par le SIGINT (SIGnal INTelligence = renseignement électronique). Dans un rapport établi par la CIA dès avril 1968, il apparaît clairement que des informations et des documents qui évoquaient tel ou tel aspect de l’offensive communiste ont été recueillis entre le 15 et le 30 janvier 1968.
Ces documents attestent non pas d’un plan d’ensemble que les services américains n’aurait pas compris, mais de différents aspects de ce plan : une série d’attaques planifiées dans la région des Hauts-Plateaux ou d’attaques coordonnées à grand échelle, certaines cibles étant même identifiées. De même, à travers tout le Sud-Vietnam, l’augmentation du trafic radio ennemi et l’interception puis le déchiffrage de nombreux messages évoquant de telles actions a éveillé les soupçons des services de renseignement. Mais rien ne leur a permis de déceler ni “l’intensité, ni la coordination, ni le timing de l’attaque” dans son ensemble.
Néanmoins, ces indicateurs n’étaient suffisants pour prédire le moment précis d’une telle offensive. Par ailleurs, le rapport de la CIA insiste bien sur le fait que toutes ces informations ont d’ailleurs été dûment transmises à la hiérarchie militaire tant à Saïgon qu’à Washington. Enfin, la nature du conflit a créé le syndrome du “crier au loup” – “crying wolf” syndrom – ce qui pouvait entraîner soit un regain de prudence soit à une exagération de la menace. Dans ce rapport la CIA insiste également sur le cloisonnement de l’information au sein des organisations militaires et politiques communistes. Seule une poignée d’hommes, au sommet de la hiérarchie, devait être informée de la date précise et de la nature de l’offensive.
Le Têt : un moment à part
Ce facteur est parfois minoré par les Occidentaux qui ne comprennent pas la place de cette fête dans la culture vietnamienne : c’est tout simplement la plus importante. Elle symbolise l’unité et la solidarité du peuple vietnamien par-delà les clivages confessionnels. Personne parmi la population du Sud-Vietnam ne pouvait imaginer que les communistes prendraient le risque de s’aliéner les habitants des villes en rompant la trêve. De cette fausse certitude, les communistes ont au moins tiré un bénéfice opérationnel colossal puisque les forces sud-vietnamiennes et la police ont abaissé leur garde, facilitant ainsi l’infiltration de nombreux soldats Viêt-Cong au cœur des villes. De plus, l’état-major sud-vietnamien autorisa fort logiquement à 50 % des effectifs de partir en permission pour passer cette fête en famille. De son côté, le général Westmoreland, le commandant-en-chef des forces américaines au Sud-Vietnam, pensait qu’une offensive aurait lieu soit juste avant, soit juste après le Têt mais certainement pas pendant la trêve (48 heures) observée par les belligérants depuis le début du conflit.
La nature de la menace
Dans les renseignements dont disposaient les Américains, il était clair que des villes (ex : Pleiku, Phu Cuong) seraient prises pour cible par des actes d’envergure plus ou moins coordonnées. Dès novembre 1967, l’assaut sur la ville frontalière oubliée de Dak To par quatre régiments réguliers de l’APVN avait pour but d’attirer loin des villes visées par l’offensive un maximum d’unités combattantes américaines, en l’occurrence une division d’infanterie (4th Infantry Division). Mais rien ne permettait de découvrir que ces attaques viendraient aussi de l’intérieur même des centres urbains et qu’elles viseraient tous leurs points stratégiques : centres de commandement civil et militaire, stations radios, commissariats, les garnisons de l’armée sud-vietnamienne. Les communistes avaient en effet prévu de lancer des assauts contre ces objectifs avec des commandos Viêt-Cong infiltrés dans les villes, assauts soutenus et coordonnés avec des attaques venant de l’extérieur des zones urbaines et confiés à l’APVN. Cette double menace devait engendrer un soulèvement populaire favorable aux communistes.
Une sous-estimation morale
Enfin, les rapports américains faisaient état depuis plusieurs semaines d’une baisse du moral de l’ennemi suite à une longue série de revers. Partant, l’appréciation du potentiel de l’adversaire a été faussée. La majorité des responsables politiques et militaires ne pensaient plus les communistes capables de mener une telle offensive. Pourtant, le général G. Wheeler, chef du Joint Chiefs of Staff (chef d’état-major de l’armée américaine) avait déclaré publiquement le 18 décembre (23 ans et 2 jours après le déclenchement de l’offensive allemande dans les Ardennes) qu’il y aurait “peut-être une attaque communiste similaire à l’effort désespéré des Allemands pendant la bataille des Ardennes“.
Pour conforter les craintes du général Wheeler, le 5 janvier 1968, les Américains rendirent public un des nombreux documents saisis pendant la bataille de Dak To. Ce document contenait notamment l’ordre suivant : “Utiliser des attaques puissantes en coordination avec des soulèvements pour prendre villes et villages. Les troupes inonderont les campagnes. Elles devront progresser pour libérer la capitale (Saïgon)”. Les services de renseignement attaché au MACV (Military Assistance Command Vietnam) ont interprété cet ordre comme un élément de propagande interne pour inspirer les troupes communistes puisque rien ne permettait d’en déduire une date ou une période au cours de laquelle une offensive pourrait avoir lieu.
L’appât militaire
Depuis le second semestre de 1967, la pression exercée par les communistes, et en particulier les soldats réguliers de l’APVN, dans le secteur du I Corps américain le long de la DMZ (Zone démilitarisée prévue par la Convention de Genève de 1954) ne cessait de s’accroître, contraignant Westmoreland a transféré ses réserves vers le nord loin des centres urbains. Cela allait bien sûr favoriser l’infiltration des commandos Viêt-Cong dans les villes. Pourtant, le général-en-chef finit par comprendre que la multiplication des renseignements accumulés ne laisse rien augurer de bon à mesure que se rapproche la date du Têt. Aussi va-t-il jusqu’à proposer au gouvernement sud-vietnamien d’annuler la trêve. Nous l’avons dit, cette fête incontournable pour les Vietnamiens ne permettait au gouvernement de prendre une telle décision qui aurait minée encore un peu plus son autorité. Le président Thieu proposa de limiter la trêve à 36 heures en ne l’annonçant que la veille. Mais il était déjà trop tard pour faire face au ras-de-marée préparé par les forces communistes. Alors que les feux d’artifice et les pétards annonçaient l’avènement de l’année du Singe, 67 000 soldats communistes de la première vague d’assaut sortaient de leurs cachettes.