Pour la première européenne de « Barbie » à Londres, le 12 juillet dernier, le film de Greta Gerwig a réalisé le meilleur lancement de l’année 2023 au box-office nord-américain, avec 155 millions de dollars de recettes sur les deux premiers jours d’exploitation. Ces chiffres, communiqués par les cabinets Exhibitor Relations et Comcost, devraient permettre aux salles obscures des Etats-Unis et du Canada de totaliser leurs meilleurs recettes (environ 300 millions de dollars) sur une fin de semaine depuis la pandémie de Covid-19, qui a porté un coup dur à l’économie du cinéma américain.
Le travail de marketing de Warner Bros a été efficace, les campagnes marketing omniprésentes ont manifestement porté leurs fruits. L’industrie cinématographique américaine a profité de « Barbie » et de « Oppenheimer » pour atteindre son week-end le plus prolifique sur le plan de la domination du « soft power » depuis des années.
La plus célèbre des poupées Mattel, âgée de 64 ans, cartonne et les valeurs que véhicule sa nouvelle image agacent toute une partie de la droite américaine. Mais, ce film offre également à la gauche américaine un nouveau credo pour réaffirmer ses idéaux « woke ». Cette vitrine Mattel est également l’occasion pour une coalition bipartisane de commentateurs de s’affronter par media interposés.
Comme le relatent Matt Flegenheimer et Marc Tracy, dans le New York Times, le 24 juillet dernier, le républicain conservateur, membre du congrès de Floride, Matt Gaetz et sa femme sont arrivés il y’a deux semaines à une réception organisée à Washington pour le lancement du film « Barbie », tous deux sourires aux lèvres, se prêtant au jeu des photographes, sur un tapis rose, se mêlant aux invités qui sirotaient des cocktails roses, admirant un gigantesque coffre à jouets, rose, grandeur nature. Ils sont repartis de la réception avec quelques cartouches politiques.
« La Barbie avec laquelle j’ai grandi était une représentation des possibilités illimitées, de la diversité des carrières et surtout de l’émancipation féminine » a écrit Madame Gaetz sur Twitter. « Le film Barbie 2023, n’aborde aucune notion de foi ou de famille et tente de normaliser l’idée que les hommes et les femmes ne peuvent pas collaborer positivement (beurk) ».
Matt Gaetz a également fustigé sur un autre réseau social, le casting d’un acteur transgenre dans le rôle d’une Barbie médecin, arguant d’une double destruction civilisationnelle et culturelle. « Si vous laissez les transgenres vous empêcher de voir Margo Robbie » a-t-il déclaré, en omettant le « T » du prénom de la star du fil, « les terroristes gagnent ».
« De la propagande pour la mafia transgenre » à la « championne de l’activisme climatique ».
« J’ai des pages et des pages de notes » a déclaré Ben Shapiro, le plus populaire et conservateur des commentateurs américains, dans un long commentaire vidéo. Après avoir déclaré que ses producteurs l’avaient « trainé » au cinéma, sur YouTube le 22 juillet dernier, l’éditorialiste a littéralement mis le feu à des poupées Barbie et Ken pour exprimer son avis et protester contre le film de Greta Gerwig. « C’est un des pires films que je n’ai jamais vus, assure-t-il car c’est un des films les plus wokes que j’ai vu ».
« J’ai pris un verre de tequila à chaque fois que Barbie a parlé de patriarcat…. Je viens seulement de me réveiller » a écrit Elon Musk, qui a compté le mot plus de 10 fois !
Comme toujours, dans la classe politique américaine, la surenchère performative est de mise. « Barbie » semble attiser autant d’indignations que d’invitations à la célébration progressiste.
Voici les quatre façons dont « Barbie » incarne les valeurs californiennes a écrit Gavin Newsom, le gouverneur démocrate de l’Etat, dans son fil de discussion, saluant Barbie comme une « championne de l’activisme climatique », qui « prend la route dans son véhicule électrique » et qui « déstigmatise les soins en santé mentale ».
Que penser de Gretchen Whitmer, démocrate de l’état du Michigan, qui a posté sur le réseau Instagram, une Barbie censée lui ressembler, à côté de la légende « Allez Barbie, gouvernons ! »
S’il fut un temps où une superproduction estivale jouait un rôle de catalyseur d’unification de l’identité nationale – ce moment où le public américain, citadin ou issu la bible-belt partageait du pop-corn beurré en regardant des films à gros budgets et des sagas de films catastrophes – les observateurs américains notent pour leur part, que ce temps, est bel et bien révolu.
« Politics is dowstream of Culture »
Le sénateur républicain du Texas, Ted Cruz, a déclaré que le film « Barbie » œuvrait en faveur des intérêts chinois. Certains membres du parti républicain ont en effet relaté une scène, où le spectateur entrevoit une carte grossièrement esquissée, censée représenter la ligne dite des « 9 tirets », qui indique que la Chine est propriétaire d’un territoire océanique contesté du point de vue du droit international. Cette « ligne des 9 tirets » a été dessinée par les Chinois en 1947 et dessine les limites des revendications maritimes de Pékin en mer de Chine du sud.
A ce titre, les médias d’État vietnamiens ont rapporté que le gouvernement avait interdit la distribution du film parce qu’il comprend « la diffusion d’une carte montrant les revendications territoriales chinoises contestées dans la mer de Chine méridionale ».
« Il est évident que les petites filles qui verront Barbie n’auront aucune idée de la signification de ces tirets » a déclaré Ted Cruz à Fox News. « C’est vraiment conçu pour satisfaire les vues des censeurs chinois et ils essaient d’embrasser les intérêts du parti communiste chinois parce qu’ils veulent gagner de l’argent en vendant le film ».
La réaction de la droite conservatrice américaine n’est pas isolée, toujours selon le New York Times du 24 juillet. Toute une génération de commentateurs politiques et d’entrepreneurs nord-américains, nourris de la maxime d’Andrew Breitbart, l’entrepreneur militant et développeur du Huffington Post, du Drudge report et du site d’actualité et d’opinion Breitbart.com, la politique est en « aval de la culture », donc du « soft power ».
Hollywood et d’autres bastions ostensiblement libéraux craignent donc cette relecture pop et ironique, dégoulinante de rose et de paillettes.
« Go woke, go broke »
Ces dernières années ont démontré que l’affichage des idéaux progressistes est loin d’être une bonne affaire pour les studios. Là où « Top Gun : Maverick » de l’année dernière a été un succès retentissant, avec des chiffres qui donnent le vertige (160 millions de dollars de recettes en quatre jours, soit un cumul mondial de plus de 1,9 milliard de dollars), le remake des studios Disney de la « petite sirène », où le personnage principal est interprété par l’actrice afro-américaine Halle Bailey, est un flop monumental. En Chine, il s’agit du projet le moins rémunérateur de l’année 2023, le film en live-action a terminé son week-end d’ouverture avec un montant brut de 2,63 millions de dollars de recettes.
Dès lors comment expliquer le succès de « Barbie » ? Comme le reprend très justement le New York Times, parce que le film est certainement plus politique que divertissant.
Kyle Smith, un critique du Wall Street Journal, dans sa tribune du 18 juillet dernier, dissèque la recette du succès : « Aussi pétillant que le film puisse paraître, son scénario ressemble à un séminaire d’études féminine plus grincheux que la moyenne. Gerwig parvient à la fois à la révérence et à la moquerie sans passer pour une grande gueule, lorsqu’elle passe en revue le passé de Barbie, l’univers créé pour les poupées et les implications d’une société où les femmes dominent toutes les industries et où les hommes ne sont que des pis-aller. (Après tout, Ken a été conçu et commercialisé en 1961 spécifiquement pour être le petit ami de Barbie). Il en ressort une méditation sur le patriarcat qui ne ressemble pas à un fil Twitter en direct ou à un séminaire de premier cycle, parce qu’elle est à l’aise avec de nombreuses questions de fond. Barbie reste un film qui s’engage contre le patriarcat, en lui insufflant un air sud- californien, un décor qui semble inspiré du hair-métal et qui accorde une grande importance à l’haltérophilie et aux brewskis ».
Avec un tel succès, Mattel va pouvoir envisager d’autres aventures pour la poupée. Mais avant, la société travaille sur la sortie d’autres films, quatorze au total, tirés de ses diverses marques.
Diplômée de la Business School de La Rochelle (Excelia – Bachelor Communication et Stratégies Digitales) et du CELSA – Sorbonne Université, Angélique Bouchard, 25 ans, est titulaire d’un Master 2 de recherche, spécialisation « Géopolitique des médias ». Elle est journaliste indépendante et travaille pour de nombreux médias. Elle est en charge des grands entretiens pour Le Dialogue.