Chronique d’une guerre russo-occidentale annoncée : genèse, motivations et enjeux de la guerre en Ukraine [ 2 – 3 ]

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Ukraine

Cette semaine, notre chroniqueur Alexandre del Valle poursuit son feuilleton d’articles consacrés aux causes et enjeux de la guerre en Ukraine, et à ses dimensions internationales globales stratégiques, géoéconomiques et idéologico-politiques. Une occasion d’appréhender ce terrible conflit non pas par l’actualité immédiate que traitent en permanence et sans recul les chaînes d’info en continu, mais avec de la hauteur. 

Une stratégie américaine payante

La stratégie d’ingérence et d’alimentation du contentieux russo-ukrainien entre 2005 et 2014 a été rétrospectivement « payant » pour les États-Unis et ses alliés les plus antirusses et atlantistes, décrite précédemment. Elle a d’ailleurs permis de faire d’une pierre deux coups : premièrement en faisant perdre à la Russie le contrôle d’une zone stratégique de son ancien empire, destinée à servir de bélier et d’avant-poste pro-américain et atlantiste à quelques minutes de la Russie, et, deuxièmement, en compromettant – à la suite d’une guerre que Washington, Bruxelles et Londres n’ont rien fait pour empêcher et ont peut-être même encouragée (voir infra) – la sécurisation des gazoducs qui acheminaient le gaz russe vers l’Europe de l’Ouest (voir infra) et qui renforçaient la dépendance de l’UE envers la Russie puis d’autonomie géo-économique, énergétique et industrielle de l’Europe au détriment des États-Unis et de leurs compagnies de gaz et pétroles de schiste et d’armements. D’où l’hostilité des différentes administrations américaines (Obama, Trump, Biden) envers les gazoducs Nord Stream 1 et 2 (même si Biden les accepta in extremis sous condition peu avant le déclenchement de la guerre russo-ukrainienne, probablement plus dans le cadre d’une ruse de guerre très habile pour piéger le Kremlin et faire croire à une faiblesse qu’en vertu d’une vraie faiblesse des États-Unis de Biden) qui permettaient d’approvisionner l’Allemagne et l’Europe tout en contournant l’Ukraine (« problématique » depuis 2014), grâce au trajet par le nord (mer baltique, voire cartes des gazoducs eurasiens).

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Ce projet n’a cependant été appuyé qu’en partie et sous conditions ou contraintes financières et règlementaires par l’Union européenne (surtout Nord Stream 2) – elle-même sous pression interne, de la Pologne et des Pays-Baltes, et externe, des Etats-Unis. Nord Stream I et II servaient trop bien les intérêts de l’industrie allemande et européenne (voir carte n° 13), pour laquelle un gaz peu cher et écologique venant directement de Russie par gazoduc était le meilleur atout de compétitivité, et compromettait l’impératif stratégique numéro un des Anglosaxons en Eurasie formulé dans tous les manuels de géopolitiques anglais et américains : empêcher toute « soudure » euro-russe ou germano-russe qui ferait perdre aux empires anglo-américains leur hégémonie en Europe, laquelle passe par la division intracontinentale et la pérennisation de son hétérogénéité. Cet atout important pour l’industrie euro-allemande a aujourd’hui volé en éclats avec les sanctions antirusses, ceci au plus grand bénéfice des industries américaines (de gaz et pétrole de schiste) et chinoises (de panneaux solaires photovoltaïques, de batteries, de terres rares et de voitures électriques, voir infra). A cet égard, la communauté du renseignement, en France, en Italie ou en Allemagne, a peu de doutes sur le fait que l’explosion des gazoducs euro-russes Nord Stream I et II dans la mer baltique, le 26 septembre 2022, a été fort probablement orchestrée ou sous-traité par les Etats-Unis et leurs alliés, même si aucune preuve formelle n’atteste cette théorie ou son contraire (la responsabilité russe ou sabotage volontaire en faux drapeau), sachant qu’aucune enquête officielle n’a pu à ce jour désigner formellement le coupable. Nous reviendrons sur cet évènement plus bas dans le chapitre consacré à l’énergie et aux gazoducs.

Stratégies et buts de guerres de part et d’autre

Une fois rappelée la genèse du conflit intra-ukrainien alimenté par les Occidentaux et les Russes, les tendances lourdes et les variables contemporaines sont suffisamment réunies pour appréhender la guerre interétatique russo-ukrainienne initiée en février 2022 ainsi que le bras de fer hautement sismique qui oppose chaque jour de façon de moins en moins indirecte (même si les formes sont préservées pour éviter l’apocalypse nucléaire) la Russie et l’Occident par Ukraine interposée. La guerre directe entre les deux voisins était prévisible de longue date. Les signes avant-coureurs ne trompent pas le long de la frontière commence dès la fin mars 2021, soit presque un an plus tôt, lorsque la Fédération de Russie a massé des dizaines de milliers de soldats dans les régions russes adjacentes et en Crimée (annexée par Moscou en 2014), tandis que les forces ukrainiennes très bien préparées et appuyées par les Anglosaxons depuis 2016 préparaient eux-mêmes une attaque à venir pour reprendre le Donbass sur lesquels le statut d’autonomie proposé dans les accords de Minsk avait été totalement refusé par Kiev et ses protecteurs occidentaux. Plusieurs experts russes informés de la situation, comme le spécialiste des questions de défense et journaliste d’opposition Pavel Felgenhauer, ont dévoilé les supposés plans de guerre russes, révélant que Moscou se préparait à une grande guerre d’envergure qui devait être lancée par deux grandes percées à partir de Belgorod, vers le sud, et de la Crimée, vers le nord, afin de prendre en tenailles l’essentiel de l’armée ukrainienne qui se trouvait dans la partie orientale du pays. L’objectif aurait été de la détruire et d’imposer une solution favorable aux intérêts russes. Côté ukrainien, il existait a contrario une volonté de reproduire le scénario azéri, pour récupérer militairement les territoires russophones rebelles de l’Est, l’Ukraine escomptant que la Russie n’oserait pas intervenir directement dans le Donbass, sachant que l’indépendance de ces républiques autoproclamées n’avait alors jamais été reconnue par les autorités russes elles-mêmes (comme celle du Haut-Karabagh)., qui ont compté sur un règlement diplomatique de la question jusque fin 2021. L’Ukraine et l’Occident comptaient sur le fait que la menace des sanctions très lourdes infligées par l’Occident à la Russie en cas de guerre dissuaderait Moscou d’agir. Il n’en a été rien, et les mouvements de troupes de part et d’autre de la frontière russo-ukrainienne dès le printemps 2021 annonçaient l’inéluctabilité d’une guerre interétatique de haute intensité.

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En fait, n’importe quel analyste sérieux ne pouvait exclure le risque imminent de guerre. Un autre indice ne trompait pas : l’armée ukrainienne s’était considérablement rénovée : en 2014, elle ne pouvait aligner que 6 000 soldats prêts au combat, alors qu’à la veille de l’invasion russe de fin février 2022, elle comptait des dizaines de milliers de soldats bien entraînés par des instructeurs américains et canadiens présents en Ukraine dans le cadre d’accords de coopération militaire. Le budget de l’armée ukrainienne avait de ce fait été augmenté et les forces nationales restructurées. Le géopolitologue Viatcheslav Avioutskii rappelle à ce propos qu’en 2020, le Pentagone avait accordé 250 millions de dollars au titre de l’aide militaire aux forces armées ukrainiennes. Officiellement, les Ukrainiens avaient cependant toujours réfuté les rumeurs d’intention guerrière, démentant même de la sorte les avertissements de la CIA et de la Maison Blanche début 2022. Le président Volodymyr Zelensky insistait sur le fait qu’il cherchait une solution diplomatique, proposant même une nouvelle rencontre personnelle dans le Donbass ukrainien avec Vladimir Poutine. Était-ce une ruse de guerre ukrainienne, le signe que la guerre aurait été certes déclarée par la Russie mais « provoquée » par les Etats-Unis désireux de la livrer jusqu’au « dernier Ukrainien » dans le but d’affaiblir la Russie ? Seul l’avenir le dira (« syndrome Pearl Harbour »).

Un conflit existentiel alimenté par l’extension de l’OTAN et la nouvelle guerre froide russo-occidentale ?

Le scénario le plus probable était, avant l’invasion russe, que l’Ukraine obtiendrait, à terme, son intégration au sein de l’Otan, de plus en plus empathique envers sa cause, celle-ci profitant de ce prétexte de défense l’Ukraine pour poursuivre son extension toujours plus à l’Est au détriment de « l’étranger proche russe ». Cela pouvait ainsi donner la possibilité à l’Ukraine de récupérer militairement un jour ses territoires contestés, ou au moins de forcer la main à la Russie dans le cadre de négociations. Cependant, Moscou n’aurait jamais pu accepter ce type de scénario d’empiétement majeur sur son précarré. Rappelons en passant qu’en juin 2017, le Parlement ukrainien avait adopté une loi en vertu de laquelle l’adhésion à l’OTAN était redevenue un « objectif stratégique de la politique étrangère et de sécurité du pays ». Et cet objectif avait été inscrit dans le marbre sous forme d’amendement dans la constitution ukrainienne entrée en vigueur en 2019. Dans le même temps, on se souvient des surenchères d’Andrij Melnyk, l’ex-ambassadeur d’Ukraine en Allemagne, qui affirmait à la radio allemande Deutschlandfunk : « Nous ne pouvons pas rester indéfiniment dans la salle d’attente de l’UE et de l’OtanSoit nous faisons partie d’une alliance comme l’Otan (…), soit nous n’avons qu’une seule option, celle de nous armer et, peut-être, envisager un statut nucléaire »… Pour lui, comme pour tant de responsables ukrainiens nationalistes, l’adhésion à l’Otan était tellement cruciale qu’en cas de refus, comme en 2008 (à cause du blocage franco-allemand), Kiev « pourrait alors se tourner vers une autre solution », notamment la détention d’un arsenal militaire nucléaire… Rappelons en passant que l’Ukraine a été autrefois la troisième puissance nucléaire du monde (1.700 ogives), et que dès son indépendance, Kiev en revendiqua la propriété, allant jusqu’à refuser le protocole de Lisbonne [23 mai 1992] qui, signé par les États-Unis et quatre anciennes républiques soviétiques, reconnaissait la Russie comme unique héritière de l’arsenal de l’URSS. Cette revendication non exaucée déboucha sur le fameux « mémorandum de Budapest », signé en 1994, selon lequel, en acceptant de se défaire de l’arsenal soviétique et de rejoindre le Traité de non-prolifération [TNP], l’Ukraine obtenait de la Russie, des États-Unis, du Royaume-Uni et de la France, des « garanties » sur sa sécurité. Côté russe, la non-appartenance de l’Ukraine à l’Otan – donc sa neutralité – ; la renonciation au nucléaire militaire ; puis le maintien de la base militaire navale russe en Crimée (Sébastopol), étaient des conditions officielles et officieuses à l’indépendance effective de l’ex-république soviétique que le pouvoir de Kiev connaissait parfaitement. Or, le quadruple spectre d’une Ukraine membre future de l’OTAN ; détentrice potentielle du feu nucléaire à moyen terme[1] ; en train de perfectionner son armée avec l’aide occidentale dans le but de reprendre le Donbass et la Crimée aux Russes, avec le spectre d’une perte par l’armée russe, de sa base militaire navale en Crimée, ne pouvait que rendre fébriles les dirigeants russes et pas seulement Vladimir Poutine, mais aussi son armée, les faucons, les siloviki et les partis nationalistes (de gauche communiste ou d’extrême-droite). Les faucons, militaires comme civils, lui reprochaient d’ailleurs depuis 20014-2015 de ne pas avoir renversé le régime antirusse de Kiev quand cela était encore aisé, c’est-à-dire avant que l’aide militaire occidentale croissante ne rééquilibre peu à peu les rapports de force entre l’armée russe et l’armée ukrainienne.

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Certes, Zelenski n’a pas relancé de programme nucléaire militaire ni promis officiellement de le faire, mais avec l’inscription de l’entrée de son pays dans l’OTAN dans la constitution ukrainienne, ces « spectres » plus ou moins réels, ont fait que la guerre avec l’Ukraine et même avec l’Occident (Otan), directes ou indirectes, était inéluctable. Pire encore, et preuve de l’atteinte du « point de non-retour » dans les relations russo-occidentales évoqué en mars 2022 par la porte-parole russe Maria Zakharova, l’ultimatum russe formulé officiellement par la Russie le 17 décembre 2021 à l’adresse des Etats-Unis et de l’Otan, donc quelques mois à peine avant l’invasion russe de l’Ukraine, était, lui aussi, comme le refus russe de l’extension de l’Otan vers l’est pour les Occidentaux, totalement inacceptable du point de vue euro-américain. Il s’apparentait à une véritable menace de guerre en cas de refus de donner des « garanties de sécurité » à la Russie… A ceci s’est ajouté, côté russe, le casus belli de la reprise des bombardements ukrainiens sur les populations ukrainiennes russes du Donbass (qui avaient fait entre 10 000 et 11000 morts ukrainiens anti-Kiev, dont une majorité juste après l’Euromaïdan), qui reprirent de plus belle quelques semaines avant l’invasion de l’Ukraine lorsque des troupes ukrainiennes s’apprêtaient à mener une offensive massive dans le Donbass, avec un très fort appui anglo-américain et canadien, pour y chasser les forces pro-russes, ce que le Kremlin ne pouvait absolument pas accepter – y compris pour des raisons de politique intérieure. Il est vrai (et trop souvent ignoré en Occident) que la cause des « frères » russes d’Ukraine « persécutés » par des pays ex-soviétiques revanchards (pays baltes, Ukraine, Géorgie, etc) est défendue avec une extrêmement sensibilité au sein des masses russes – pas seulement pro-poutiniennes d’ailleurs – et dans la vie politique russe, sachant que le maître du Kremlin risquait de perdre sa popularité, voire le pouvoir, en cas d’attaque ukrainienne victorieuse dans le Donbass. Cette réalité, connue des stratèges occidentaux, a notamment motivé le Pentagone et son think tank stratégique, la Rand Corporation, à pousser les Ukrainiens à refuser d’appliquer les accords de Minsk puis « faciliter » une intervention guerrière en Russie afin de piéger celle-là, de provoquer des sanctions destructrices, et de faire tomber le président russe dans une logique de déstabilisation-affaiblissement-changement de régime en vue d’étendre le système occidental dans le dernier pays « blanc européen » hostile à Washington et à son empire consumériste et atlantiste McWorld… 

Les « garanties de sécurité données à la Russie » et l’ultimatum de décembre 2021 à l’Occident 

La presse occidentale aurait pu et dû bien plus en parler, car le double ultimatum formulé le 17 décembre 2021 par le ministère russe des Affaires étrangères était clair sur le risque d’un conflit direct Occident-OTAN/Russie en cas d’extension des forces des pays de l’OTAN vers le précarré russe. Apparemment formulé de façon polie, sous forme de futurs accords à signer entre ex-rivaux de la guerre froide, l’ultimatum se déclinait en une proposition de « Traité entre les États-Unis et la Fédération de Russie sur les garanties de sécurité » et un « Accord sur les mesures pour assurer la sécurité de la Fédération de Russie et des États membres de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord [OTAN] »En réalité, tous les ingrédients de la guerre actuelle et du risque de conflit global Occident-Russie étaient présents depuis des années : Moscou venait de mettre en demeure les États-Unis et leurs alliés de l’OTAN de satisfaire les revendications russes au risque d’une guerre future évitable par la seule négociation ou « renégociation » des dispositifs de sécurité en Eurasie. Les Russes sommaient ainsi les puissances atlantistes de « choisir soit entre prendre au sérieux ce que l’on met sur la table, soit faire face à une alternative militaro-technique ». L’ultimatum russe exigeait que soient « juridiquement fixés : le renoncement à tout élargissement de l’OTAN [vers l’est], l’arrêt de la coopération militaire avec les pays postsoviétiques, le retrait des armes nucléaires américaines de l’Europe et le retrait des forces armées de l’OTAN aux frontières de 1997 ». L’ultimatum préconisait que les États-Unis et la Russie s’engageraient à ne pas déployer d’armes nucléaires à l’étranger, à retirer celles déjà déployées et à éliminer les infrastructures de déploiement d’armes nucléaires en dehors de leur territoire. L’article 4 stipulait, notamment, que « la Fédération de Russie et tous les participants qui étaient, au 27 mai 1997, des États membres de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord, ne déploient pas leurs forces armées et leurs armements sur le territoire de tous les autres États européens en plus des forces postées sur ce territoire au 27 mai 1997 ». Point particulièrement important pour comprendre le conflit russo-occidental en Ukraine, l’article 7 précisait que « les participants, qui sont des États membres de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord, renoncent à mener toute activité militaire sur le territoire de l’Ukraine, ainsi que des autres États d’Europe orientale, de Transcaucasie et d’Asie centrale ». L’ultimatum concernait au total quatorze Etats d’Europe orientale et des Balkans devenus membres de l’OTAN ces vingt-quatre dernières années. D’évidence, la Pologne et les États baltes sont les plus visés « car des forces supplémentaires de l’Alliance de l’Atlantique Nord y ont été déployées comme il a été décidé lors du sommet de l’OTAN de Varsovie en 2016. En résumé, « les parties excluent le déploiement d’armes nucléaires en dehors du territoire national et ramènent sur le territoire national les armes déjà déployées en dehors du territoire national au moment de l’entrée en vigueur du présent Traité ». Il est clair que l’ultimatum russe exigeant que les pays de l’OTAN, l’Otan et les États-Unis renoncent à leur présence militaire et stratégique en Europe de l’Est était totalement inacceptable pour les Occidentaux.

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Le calcul de Moscou était probablement qu’en exigeant le maximum et l’inacceptable, une négociation médiane aurait été possible par la suite qui tirerait un trait sur le destin atlantiste de l’Ukraine, de la Géorgie et d’autres pays de l’ex-Union soviétique et des Balkans non-encore membres de l’OTAN. En voulant de la sorte négocier d’égal à égal avec le président des Etats-Unis, Vladimir Poutine voulait démontrer à ses électeurs que la Russie et le Kremlin étaient reconnus comme un égal de la part de Washington, mais il a probablement mésestimé la capacité de l’Occident à préférer risquer le conflit général plutôt que de se plier aux exigences russes. Faisant écho au fameux discours de Vladimir Poutine, lors de la 43e édition de la conférence de Munich sur la sécurité, le 10 février 2007, par lequel le président russe avait menacé l’Occident de conflit global s’il persistait à vouloir franchir la ligne rouge en proposant l’adhésion de la Géorgie et de l’Ukraine à l’Alliance atlantique. Le maître du Kremlin a probablement commis l’erreur de parier exagérément sur la « couardise » des Occidentaux, surtout des Européens de l’Ouest, mais aussi de Joe Biden, considéré à tort comme un faible, car la menace de Munich (10 février 2007, voir infra) a finalement produit l’effet contraire à celui escompté : les Occidentaux y ont répondu en ouvrant les portes de l’OTAN à la Géorgie et à l’Ukraine dès le printemps 2008… Certes, cette perspective potentiellement belligène a été momentanément bloquée par la France et l’Allemagne lors du sommet de l’OTAN de Bucarest, et même autorisé le président géorgien Mikheil Saakachvili à attaquer (à ses risques et périls…) l’Ossétie du Sud le 8 août 2008… Ceci déclencha l’intervention militaire russe, déjà en soutien de populations russophones pro-russes d’Ossétie et d’Abkhazie bombardées par un pouvoir central antirusse et pro-occidental (ex-Président Saakachvili) encouragé par Washington, ainsi que la grave crise qui suivit et opposa les pays de l’Otan à Moscou. De même, après l’ultimatum russe de décembre 2021, non seulement les Occidentaux n’ont pas cédé aux exigences russes ni retiré des bases militaires ou des batteries de missiles et anti-missiles postés en Europe de l’Est (pourtant encore plus cas de conflit que l’extension de l’Otan elle-même), mais les Etats-Unis, la Grande Bretagne et le Canada ont alors réitéré leur soutien à l’Ukraine en accordant des centaines de millions de dollars d’aides en faveur son armée.   

Piège américain ou anglosaxon-atlantiste ? 

En septembre 2014, John Mearsheimer, grand universitaire de l’école américaine dite « réaliste-offensive » des relations internationales, parfait connaisseur des conflits entre grandes puissances et notamment spécialiste incontesté de la guerre froide et des relations russo-américaines, écrivait dans un article de Foreign Affairs, en 2015, au titre évocateur: “Why the Ukraine Crisis Is the West’s Fault. The Liberal Delusions That Provoked Putin »[2]. Certes fort polémique et à l’origine d’une controverse nationale, l’universitaire y expliquait que son pays aurait été le premier responsable de la radicalisation de Vladimir Poutine et de la guerre en Ukraine. L’intervention russe en Crimée et en Ukraine aurait été en effet motivée selon lui par des “objectifs stratégiques irresponsables de l’OTAN en Europe de l’Est ». L’extension de l’OTAN et des anti-missiles occidentaux à l’Est constitue pour les Russes une “menace existentielle“, poursuit-il, (…) c’est “comme si Russes ou Chinois concluaient une alliance militaire dans le Nord de l’Amérique avec le Canada et le Mexique ». Mearsheimer ajoute que « la racine du problème est à dénicher dans une stratégie occidentale visant à arracher l’Ukraine à la Russie, et à l’intégrer dans les institutions et les alliances de l’Occident (…) des braises qui ne demandaient qu’à s’enflammer »… 

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De son côté le célèbre diplomate-stratège Henri Kissinger, qui a d’ailleurs réitéré ses propos à de nombreuses reprises dans ses conférences, interviews, articles et ouvrages publiés depuis février 2022, avait prédit la guerre en Ukraine fruit de l’extension de l’OTAN depuis 2014 : « L’Occident doit comprendre que, pour la Russie, l’Ukraine ne pourra jamais être un
simple pays étranger. L’histoire de la Russie a commencé́ à la « Rous de Kiev (…). La religion russe s’est étendue à̀ partir de là». « L’Ukraine a fait partie de la Russie pendant des siècles (…). La flotte de la mer Noire – le moyen pour la Russie de projeter sa puissance en Méditerranée – est basée, en vertu d’un bail à long terme, à Sébastopol, en Crimée. (…) l’objectif ultime à privilégier en vue de la stabilité (…) devrait être d’ériger l’Ukraine en « une sorte d’État neutre (…) L’Ukraine ne doit jamais rentrer dans l’OTAN »… Malgré cette alerte, connue de tous les stratèges et surtout de la CIA, le 10 novembre 2021, les Etats-Unis et l’Ukraine ont signé́ une “charte de partenariat stratégique” qui invitait l’Ukraine à rejoindre l’OTAN, condamnait “l’agression russe en cours” et affirmait un “engagement inébranlable” en faveur de la réintégration de la Crimée dans l’Ukraine, autant de casus belli reçus à Moscou comme une incitation à frapper cette-fois ci le pouvoir de Kiev afin de conjurer sa future adhésion à l’OTAN et le risque de voir la flotte russe de Sébastopol évincée d’une future Crimée redevenue ukrainienne et atlantiste donc incompatible avec le vieil accord russo-ukrainien de co-présence militaire dans la péninsule. 

La « stratégie de la saignée » ou « bloodletting »

Dans ses nombreux écrits, John Mearsheimer fait mention de la « stratégie de la saignée » ou Bloodletting, qu’il décrit dans son ouvrage «The Tragedy of Great Power Politics (2001), et qui consiste à inciter un État rival à s’engager dans une guerre d’usure “afin qu’il se saigne à blanc“… De là à conclure que les Etats-Unis, la Grande Bretagne et leurs alliés les plus antirusses, baltes et polonais notamment, aient poussé la Russie au pire en la « piégeant », il n’y a qu’un pas que certains qualifient d’analyse « complotiste ». Seul l’avenir et des enquêtes de longue haleine permises par la déclassification de notes secrètes (comme pour le cas irakien) permettront un jour de dresser des conclusions sur les causes de la guerre en Ukraine autres (complémentaires ou antérieures) que l’indéniable faute inacceptable qu’a été la décision russe d’agresser l’Ukraine et d’annexer des régions entières de ce pays dont Moscou avait pourtant reconnu les frontières et l’intégrité territoriale.

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Dans un rapport de 2019 intitulé « Extending Russia », la prestigieuse Rand Corporation (proche de la Maison Blanche) suggérait comme stratégie américaine pour affaiblir la Russie, de pousser cette dernière à intervenir en Ukraine afin d’« épuiser ses forces, de la faire se saigner ». Le rapport de la Rand préconisait ainsi d’énormes sanctions économiques; le « déploiement hyper-agressif de l’OTAN »; l’annulation de projets de gazoducs Nord Stream 1 et 2; la vente de GNL américain au monde et conseillait au gouvernement américain de « piéger la Russie en l’attirant dans une guerre en territoire ukrainien » !…  Ces quelques extraits dénotent l’extrême cynisme de certains stratèges américains proches du pouvoirdepuis 2014, « L’armée ukrainienne y fait déjà saigner la Russie dans la région du Donbass (et vice versa). Fournir davantage d’équipements et de conseils militaires américains pourrait conduire la Russie à accroitre son implication directe dans le conflit et le prix qu’elle en paie. Moscou pourrait répondre en organisant une nouvelle offensive et en s’emparant de davantage de territoires ukrainiens. » (page XV). Le rapport incitait donc carrément aux Etats-Unis de tout faire pour que la Russie soit tentée d’élargir son implication en Ukraine afin de l’y piéger…

Plus en amont encore, il est clair que la proposition officiellement faite à l’Ukraine par l’Occident, depuis 2008, d’intégrer un jour l’OTAN a été perçu, à tort ou à raison, comme une provocation et une menace existentielle par la Russie, au point de risquer de déclencher une guerre de haute intensité avec l’Ukraine et avec les pays de l’OTAN eux-mêmes et donc avec l’UE et les Etats-Unis. Rappelons ici en passant tous les avertissements formulés par des personnalités politiques ou intellectuelles américaines de haut niveau quant à ce risque de guerre Occident-Russie induit par une extension sans fin de l’OTAN vers l’Est :

– William James Perry, ministre de la Défense sous Bill Clinton, rappelait dans ses mémoires en 2015, des propos tenus en 1996, selon lesquels l’élargissement de l’Otan vers l’Est était responsable de « la rupture des relations avec la Russie ». Il avait alors vigoureusement protesté contre le projet d’inclure de nouveaux pays dans l’alliance. 

– En 1997, Paul Keating, ex-premier ministre australien, déclarait : « La décision d’élargir l’Otan en invitant la Pologne, la Hongrie et la République tchèque à y prendre part et en proposant la même chose à d’autres nations – autrement dit en déplaçant la démarcation militaire européenne jusqu’aux frontières de l’ex-URSS – c’est, selon moi, une erreur que l’on pourra ultimement comparer aux mauvais calculs stratégiques ayant empêché l’Allemagne d’intégrer le système international, au début du [XXe] siècle ». 

– La même année, cinquante experts en relations internationales (sénateurs, officiers, diplomates) envoyèrent une lettre au président Clinton pour s’opposer à l’élargissement de l’Otan : « Nous soussignés pensons que les manœuvres actuelles des États-Unis pour élargir l’Otan […] constituent l’une des pires erreurs politiques de son histoire. De notre avis, l’expansion de l’Otan aura pour effet de réduire la sécurité de ses membres et de mettre en péril la stabilité européenne ».

– Jack F. Matlock Jr., ambassadeur américain en URSS, avertissait toujours en 1997 que « loin d’améliorer la sécurité des États-Unis, de ses alliés et des nations qui souhaitent intégrer l’Alliance, l’expansion de l’Otan risquait plutôt de provoquer la plus grave menace à la sécurité américaine depuis le démantèlement de l’Union soviétique. »

– En 1998, après la décision de lancer un nouvel élargissement de l’Otan, le stratège du containment, cité infra, George Kennan, lui-même ancien ambassadeur américain à Moscou, déclarait : «c’est le début d’une nouvelle guerre froide. […] Je pense que c’est une erreur tragique. […] Évidemment, la Russie réagira avec hostilité, et puis [les partisans de l’expansion de l’Otan] diront qu’ils nous avaient toujours mis en garde contre les Russes, qu’ils sont naturellement hostiles – mais c’est tout simplement faux.»

– En 1999, le journaliste et homme politique américain Pat Buchanan écrivait: «En déplaçant les frontières de l’Otan jusqu’au seuil de la Russie, nous avons prévu à l’ordre du jour du XXIe siècle un affrontement. […] Sommes-nous vraiment prêts à user d’armes nucléaires pour défendre l’Europe de l’Est ?»

– En 2008, le directeur de la CIA, Bill Burns, avertissait que « pour [la Russie], l’adhésion de l’Ukraine à l’Otan constitue un fait absolument inacceptable » et que « la présence de l’Ukraine au sein de l’Otan est une atteinte directe aux intérêts de la Russie ».

-En 2014, le premier ministre de l’Australie, Malcolm Fraser, déclarait que « l’élargissement de l’Alliance vers l’Est est une manœuvre provocatrice, imprudente, qui envoie un signal très clair à la Russie [et risque d’entraîner] une situation difficile et extraordinairement dangereuse ».

– En 2015, le ministre de la Défense des États-Unis, Bob Gates, écrivait, dans ses mémoires : « c’était une erreur que de se préparer à intégrer, si tôt après la chute de l’Union soviétique, un aussi grand nombre d’États qui lui avaient été auparavant soumis. […] Tenter d’intégrer la Géorgie et l’Ukraine dans l’Otan dépassait les bornes. Les racines de l’Empire russe remontent jusqu’à Kiev au IXe siècle, alors il s’agissait d’une provocation tout particulièrement monumentale. »

– En 2021, Sir Roderic Lyne, ancien ambassadeur britannique en Russie, déclarait lors du sommet de l’Otan de Bucarest de 2008 : « l’Occident a commis une erreur fatale en avançant l’idée d’une intégration de la Géorgie et de l’Ukraine. […] c’était stupide à tout point de vue. Si on voulait déclencher une guerre avec la Russie, on ne trouverait pas meilleure façon d’y arriver. »

– Le 8 février 2022, quelques jours avant le déclenchement de « l’opération spéciale » russe en Ukraine, l’économiste Jeffrey Sachs écrivait : « Les alliés occidentaux de l’Ukraine affirment la protéger en défendant son droit d’adhérer à l’Otan, mais c’est le contraire qui s’avère. En se portant à la défense d’un droit purement théorique, ils mettent en jeu la sécurité de l’Ukraine en faisant augmenter les risques d’une invasion russe. »

– En 2022, l’expert en politique internationale Ted Galen Carpenter écrivait: « Nous savons depuis très longtemps que l’expansion de l’Otan ne pouvait mener qu’à la tragédie. Nous subissons désormais les conséquences de l’arrogance américaine. », Il réitérait sa prophétie de 1994 selon laquelle l’expansion de l’Otan serait « une inutile provocation de la Russie ». 

– Pino Arlacchi, politicien et sociologue italien, ex-sous-secrétaire général des Nations Unies, a déclaré, en 2022 que « la cause fondamentale de la crise ukrainienne est l’expansion incessante de l’Otan. […] À mon avis, la solution est assez simple. La solution fondamentale dépend des États européens, qui devraient déclarer que l’Otan n’acceptera pas l’Ukraine en son sein ».

Qu’il s’agisse d’une réaction inévitable à des « provocations » anglosaxonnes, ou à un « piège » américain, thèses de Henri Kissinger ou John Mearsheimer, ou qu’il s’agisse au contraire d’une prédation russe préméditée cherchant un prétexte, il est clair que d’après nombre de stratèges, en février 2022, après des décennies d’élargissement de l’OTAN et après la crise de 2013-2014 qui s’était conclue par l’établissement à Kiev d’un pouvoir antirusse pro-occidental désireux de faire un jour adhérer le pays à l’UE et à l’OTAN, Vladimir Poutine n’avait pas beaucoup d’autres issues – de son point de vue, qui n’est pas celui des auteurs de ce livre – que d’attaquer le premier, sous peine de se voir infliger une défaite – mortelle pour son pouvoir personnel – face à une attaque ukrainienne imminente sur le Donbass et sur la Crimée permise par le soutien croissant occidental aux forces armées ukrainiennes…


[1] L’Ukraine était de surcroit également en train de remplacer pour partie le partenariat nucléaire civil national établi avec la compagnie russe Rosatom par un nouveau conclu avec l’américaine Westinghouse…

[2] John Mearsheimer

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