De 1958 à 1968, le général de Gaulle, dont on célèbre le cinquantenaire de la disparition, a théorisé et mis en pratique une politique arabe en adéquation avec les réalités locales. Mais dans une logique de plus en plus atlantiste, ses successeurs ont petit à petit déconstruit son héritage.
Homme de discours, ses mots ont une temporalité qui dépasse de loin son vivant. Pour lui, « l’Orient compliqué » est une région en perpétuel bouillonnement. Il qualifie le monde arabe de « passionnel et démentiel », en quête de régénération.
Passionné par l’Orient
Son éducation militaire le plonge rapidement dans les ramifications complexes de l’Orient. Ainsi, il lit Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand, Une Enquête au pays du Levant et Un jardin sur l’Oronte de Barrès. Les nombreuses discussions avec son camarade Catroux, général d’armée et fin connaisseur du monde arabe, le captivent littéralement.
C’est au cours de ses trois années à Beyrouth de 1929 à 1931, où il est affecté à l’état-major du Levant, qu’il se familiarise réellement avec la réalité du terrain. Il prend conscience de la problématique kurde, de l’émergence du nationalisme arabe et de la question épineuse d’un foyer de peuplement juif en Palestine.
La Syrie et le Liban sous mandat français depuis les accords de Sykes-Picot sont les deux premières régions à rejoindre le commandement de la France libre dès 1941. Le général de Gaulle s’appuie sur Catroux pour lutter contre les forces vichystes présentes en Orient.
Néanmoins, pris en étau par les tentatives américano-britanniques de sape des intérêts français au Levant et la montée des nationalistes arabes, la France est contrainte d’abandonner le Liban en 1943 et la Syrie en 1945.
Libérateur de la nation française, de Gaulle veut inscrire son action dans la durée, celle d’une Histoire intemporelle et de la grandeur de la France. Or, les troubles politiques internes (le poids du Parti communiste français) et les ingérences extérieures (les Américains voulaient l’isoler) le poussent à la démission du poste de chef du gouvernement en 1946.
Sortir du « bourbier » algérien
Lorsque le général revient au pouvoir en 1958, la France est en guerre contre les nationalistes algériens du Front de libération nationale (FLN). En soutien au peuple algérien, les pays arabes décident au fur et à mesure de couper leurs relations diplomatiques avec la France coloniale.
De Gaulle a conscience de l’épine que représente ce dossier. Il veut en finir. De surcroît, il sait que la France peut jouer un rôle crucial auprès du tiers-monde dans sa logique de non-alignement face aux blocs soviétique et américain. L’Algérie française est pour lui le problème et non la solution. Il s’empresse donc de résoudre ce conflit, ce qui lui permettra de mettre en place une réelle politique arabe.
Ainsi, avec la signature des accords d’Évian le 18 mars 1962, le général de Gaulle met fin à la guerre d’Algérie et permet au peuple algérien d’obtenir son indépendance. Par cet acte, il exprime clairement son souhait de bâtir une politique arabe.
La France redore peu à peu son image au Moyen-Orient et également auprès des pays nouvellement indépendants. De Gaulle est apprécié pour sa fermeté et son pragmatisme. Il est vu comme le libérateur de la France, à l’instar d’un Nasser pour l’Égypte ou d’un Ben Bella pour l’Algérie.
Malgré les inquiétudes israéliennes, la France ne devient pas pour autant « pro-arabe ».
La guerre des Six Jours : le tournant diplomatique
« L’ami et l’allié » israélien. C’est par ces mots que le général de Gaulle reçoit le Premier ministre israélien David Ben Gourion en 1960. Les deux pays entretiennent des relations amicales. Sous le gouvernement de Pierre Mendès France en 1956, la France a aidé Israël à obtenir la bombe nucléaire.
Le général de Gaulle reste bienveillant à l’égard d’Israël, qui obtient des avantages considérables sur les plans agricoles et militaires. En effet, à la fin de l’année 1966, Paris fournit 50 Mirages V à l’armée israélienne. Le président français a conscience qu’Israël est entouré d’ennemis. Néanmoins, étant général, de Gaulle ne peut ignorer l’avantage militaire que possède Israël sur l’Égypte et la Syrie.
1967 est l’année de la discorde israélo-française. Toute l’opinion occidentale prend fait et cause pour Israël lors de la guerre des Six Jours. De surcroît, la presse française assimile Nasser à Hitler.
De Gaulle, quant à lui, reste neutre et avertit Israël des conséquences d’un conflit régional. Il aurait dit au journaliste et philosophe français Raymond Aron, au début des années 1960 : « Si l’existence d’Israël me paraît très justifiée, j’estime que beaucoup de prudence s’impose à l’égard des Arabes. Ce sont ses voisins et le sont pour toujours. »
Le pragmatisme et le flegme du général font de lui un homme d’État rationnel qui ne verse pas dans les sentiments. Il s’oppose frontalement aux visées expansionnistes israéliennes qui selon lui risquent de plonger la région dans un cycle interminable d’affrontements. Il prévient Israël qu’en cas de conflit, la France condamnera le camp qui aura ouvert les hostilités.
Le 5 juin 1967, Israël lance quand même l’offensive contre les troupes syriennes, jordaniennes et égyptiennes. De Gaulle condamne et accuse Israël d’être responsable de la guerre et impose un embargo sur les ventes d’armes, qui affecte l’armée israélienne.
À rebours des prises de position occidentales, ce positionnement lui attire des critiques et des accusations d’antisémitisme.
« Les juifs, un peuple sûr de lui-même et dominateur »
Le 27 novembre 1967, le général de Gaulle tient une conférence de presse à l’Élysée. Comme à son habitude, le président aborde la politique intérieure, les crises qui opposent les deux blocs mais également la situation au Proche-Orient. Il prononce alors une phrase qui retiendra l’attention des journalistes, qualifiant les juifs de « peuple sûr de lui-même et dominateur ».
Sortie de son contexte, celle-ci sert de prétexte pour calomnier de Gaulle sur son prétendu antisémitisme. Tandis que les relations franco-israéliennes se tendent, le Général gagne en sympathie auprès de la rue arabe.
Lucide, le président français s’agace de l’agressivité d’Israël et de ses liens privilégiés avec les États-Unis, qui poussent les pays arabes à s’aligner sur l’Union soviétique. Partisan de la troisième voie, de Gaulle souhaite éviter ce face-à-face.
En décembre 1968, à la suite de bombardements israéliens sur la flotte libanaise, il prolonge l’embargo sur les ventes d’armes. La tonalité des discours du président et la neutralité observée à l’égard du conflit israélo-arabe séduisent les dirigeants et les citoyens arabes. Les relations avec Nasser se réchauffent. Les deux hommes, tous deux militaires, s’entendent et se comprennent.
Un héritage gâché
L’expédition du canal de Suez en 1956 et le conflit algérien (1954-62) avaient terni l’image de la France auprès des pays arabes. Mais à son retour au pouvoir en 1958, le général de Gaulle s’est empressé de jeter les bases d’une politique arabe pragmatique. Soucieux de redorer l’image de la France, il avait conscience du changement d’époque et de paradigme.
Si la France ne pouvait en effet plus dominer par les armes, elle pouvait convaincre par sa diplomatie. Sa rhétorique, sa prestance militaire et son indépendance vis-à-vis des deux axes firent du général de Gaulle un personnage respecté tant par ses partisans que par ses détracteurs.
Qui, aujourd’hui, pourrait imaginer de la part d’un dirigeant européen un discours neutre et ferme sur la question israélo-palestinienne ? Les chefs d’État qui ont succédé au général ont fait le choix d’un alignement progressif sur la politique américaine. Malgré la parenthèse du président Chirac sur l’Irak en 2003 et les vaines tentatives gaullistes d’Emmanuel Macron, la politique arabe de la France manque cruellement de vision et d’objectivité.
« Si nous voulons, autour de cette Méditerranée, construire une civilisation industrielle qui ne passe pas par le modèle américain, et dans laquelle l’homme sera une fin et non un moyen, alors il faut que nos cultures s’ouvrent l’une à l’autre». Cette citation du général de Gaulle est plus que jamais d’actualité.