Zbigniew Brzeziński (1928 – 2017) est l’un des plus prestigieux stratèges américains. Il avait, bien avant les années 2000, théorisé (entre autres) le vieil objectif de Washington de séparer l’Ukraine de la Russie et également l’Europe de cette dernière, dans le but d’affaiblir Moscou et ainsi préserver l’hégémonie mondiale étatsunien. A très court terme, avec « l’opération spéciale russe » lancée en février 2022, cette stratégie, ou du moins sa première étape, est pour l’instant un succès. Mais, un an et demi plus tard et l’actualité nous le montre chaque jour, il se pourrait bien qu’à plus long terme, cette guerre larvée via l’Ukraine entre les Etats-Unis, l’OTAN et la Russie s’avèrera peut-être au final comme un véritable désastre géopolitique d’un Empire sur le déclin…
Zbigniew Brzeziński est l’une des plus grandes stars de la pensée stratégique américaine de ces quatre dernières décennies. Avec Henry Kissinger. Or ce dernier peut être considéré comme le père de la Realpolitik moderne et le maître à penser, jusqu’aux années 1980, du parti républicain quant au réalisme qui devait seul dicter la politique étrangère américaine. Brzeziński, lui, plus idéologue et militant que l’ancien Secrétaire d’État de Nixon et Ford, est en quelque sorte l’anti-Kissinger du parti démocrate. Éminent universitaire (comme Kissinger), professeur de sciences politiques dans les universités les plus prestigieuses des Etats-Unis, il a l’avantage d’avoir été aussi (comme encore Kissinger) un « homme d’action » et non un simple « rat de bibliothèque ». En effet, il fut Conseiller à la sécurité nationale du président Jimmy Carter, de 1977 à 1981. Il a été ainsi, durant cette période, un artisan majeur de la politique étrangère de Washington, soutenant une politique plus agressive vis-à-vis de l’URSS, en rupture avec la Détente antérieure, tout en mettant l’accent à la fois sur le réarmement américain et l’utilisation des droits de l’homme contre Moscou.
Farouche anticommuniste, il était à l’initiative sous Carter (avec le sénateur démocrate Charles Wilson) du « piège » tendu à l’URSS en Afghanistan notamment en soutenant et armant les milices jihadistes financées par les alliés saoudien et pakistanais, sans prévoir que les services spéciaux américains « nourrissaient » en fait ceux qui plus tard allaient leur mordre la main (Ben Laden, les talibans) …
Son tropisme anticommunisme et antirusse (légitime à l’époque de la Guerre froide, où l’Union soviétique était véritablement la principale menace pour « le monde libre » et les Etats-Unis) venait essentiellement de ses origines polonaises et de son histoire familiale. Et à sa décharge, on peut aisément le comprendre. Car né en 1928 à Varsovie, les ancêtres polonais et la famille de Brzeziński ont toujours vu la Russie comme une menace et en effet, lorsque les cosaques de l’Empire tsariste ou l’Armée rouge de l’URSS venaient en Pologne, c’était rarement pour faire du tourisme !
C’est pourquoi aussi, bien après la chute de l’Union soviétique, toujours aveuglé par son idéologie et son passé personnel, sa haine antirusse perdurera et faussera ses analyses.
Bien qu’il eût raison en ne croyant nullement (à l’inverse de certains naïfs encore en activité aujourd’hui dans les cercles du pouvoir occidentaux) que la Russie postsoviétique deviendrait une démocratie à la Norvégienne, il n’arrivait pas à se projeter dans l’avenir en détectant l’ennemi réel et futur de la puissance américaine.
En effet, dans son ouvrage de prospective géostratégique et qui décrit les menaces futures pour l’hégémonie américaine, écrit en 1997 et devenu pour certains une référence depuis, le « Grand Échiquier », il ne consacre que quelques pages à… la Chine (bonjour la clairvoyance !).
Pire, il va dans ce livre théoriser et approfondir l’idée que le contrôle de l’Ukraine amène au contrôle de la masse continentale de l’Eurasie (le fameux Heartland de Mackinder). Ainsi, il fallait par tous les moyens séparer l’Ukraine (mais également l’Europe !) de la Russie, y compris la Crimée, russe depuis le XVIIIe siècle et Catherine II. Stratégie déjà mise en place dès les années 1980 (avant même la chute de l’URSS) avec le concours des médias, et c’est de notoriété publique aujourd’hui, de la CIA, d’ONG (souvent financées par cette dernière), des fondations (notamment la fondation pour l’Ukraine de Soros toujours en activité) qui finançaient de nombreuses activités dissidentes et des groupes de la société civile à Kiev (mais aussi en Europe de l’Est, en Pologne, en République tchèque…).
Nous avons ici une opération classique du type regime change que les services américains maîtrisent avec une certaine virtuosité et qu’ils ont mis en œuvre à de multiples reprises ailleurs, avec des révolutions dites « de couleur » basées sur la manipulation du pouvoir contestataire des populations, des combinaisons d’opérations psychologiques, politiques, économiques, humanitaires, etc…
De fait donc, pour l’ancien conseiller de Carter, et il le rappelle en 1997 dans son livre, la Russie représentant tous les dangers, celle-ci devait alors être définitivement séparée de l’Ukraine, rejetée du Caucase et de l’Asie centrale, dont les hydrocarbures seraient exportés hors de son contrôle. Les républiques nord-caucasiennes devenues indépendantes, cette constellation de petites enclaves ethniques sortirait du giron russe et ainsi, le vieil Empire russe serait enfin affaibli et l’équilibre géopolitique mondial n’en serait que plus favorable à Washington.
Or, à la fin de sa vie et peut-être face à la montée en puissance inéluctable de la Chine, devenue entre-temps le véritable concurrent mondial des Etats-Unis, et qu’il avait pourtant longtemps négligée, Brzeziński « reconnut que cela avait été une erreur d’avoir voulu aveuglément, et bruyamment, sous Bill Clinton puis G. W. Bush, faire entrer l’Ukraine, donc la Crimée, et la base russe de Sébastopol dans l’OTAN, et qu’il aurait été plus intelligent de faire de l’Ukraine un pays libre mais militairement neutre. Comme l’Autriche de la guerre froide. Mais il n’a pas pu corriger la politique américaine sur ce point. Encore un engrenage désastreux qui aurait pu être évité » (Hubert Védrine).
Trop tard ! Car Brzeziński, très influent, peut être considéré comme le père de la pensée néo-conservatrice américaine. Sa « vision » a infusé chez tous les néoconservateurs de Washington, républicains et surtout démocrates. D’ailleurs, rappelons, comme je l’ai écrit en février dernier, qu’« à l’inverse de ce que veut souvent nous faire croire la gauche française, les néoconservateurs ne sont pas de nouveaux conservateurs ou de dangereux et belliqueux réactionnaires. Ce sont plutôt, à l’origine, des gauchistes droits-de-l’hommisme se retrouvant à la gauche du parti démocrate et qui critiquaient le réalisme par exemple de Nixon ou Kissinger consistant à négocier avec le « monstre soviétique ». Pour ces « faucons », il ne fallait surtout pas discuter et au contraire, lutter par tous les moyens avec l’URSS au nom de la « liberté » et au fil du temps, les « néocons » vont glisser et se retrouver à la droite du parti républicain et de l’establishment ».
Or aujourd’hui, la presque totalité de ces néocons républicains, déçus et frustrés par le réalisme pur et dur de Donald Trump, ont rejoint depuis 2019-2020, le camp démocrate.
Avec l’arrivée de Joe Biden dans le Bureau ovale, c’est le retour triomphant de ces idéologues aux manettes de la politique étrangère américaine et avec la guerre en Ukraine depuis février 2022, on assiste donc, avec l’implication flagrante de Washington et de l’OTAN dans le conflit, à la réalisation de la vision et de la stratégie de Brzeziński ! Une véritable victoire posthume pour le célèbre stratège…
Roland Lombardi est docteur en Histoire, géopolitologue, spécialiste du Moyen-Orient et des questions de sécurité et de défense. Fondateur et directeur de la publication du Diplomate.
Il est chargé de cours au DEMO – Département des Études du Moyen-Orient – d’Aix Marseille Université et enseigne la géopolitique à Excelia Business School de La Rochelle.
Il est régulièrement sollicité par les médias du monde arabe. Il est également chroniqueur international pour Al Ain. Il est l’auteur de nombreux articles académiques de référence notamment : « Israël et la nouvelle donne géopolitique au Moyen-Orient : quelles nouvelles menaces et quelles perspectives ? » in Enjeux géostratégiques au Moyen-Orient, Études Internationales, HEI – Université de Laval (Canada), VOLUME XLVII, Nos 2-3, Avril 2017, « Crise du Qatar : et si les véritables raisons étaient ailleurs ? », Les Cahiers de l’Orient, vol. 128, no. 4, 2017, « L’Égypte de Sissi : recul ou reconquête régionale ? » (p.158), in La Méditerranée stratégique – Laboratoire de la mondialisation, Revue de la Défense Nationale, Été 2019, n°822 sous la direction de Pascal Ausseur et Pierre Razoux, « Ambitions égyptiennes et israéliennes en Méditerranée orientale », Revue Conflits, N° 31, janvier-février 2021 et « Les errances de la politique de la France en Libye », Confluences Méditerranée, vol. 118, no. 3, 2021, pp. 89-104. Il est l’auteur d’Israël au secours de l’Algérie française, l’État hébreu et la guerre d’Algérie : 1954-1962 (Éditions Prolégomènes, 2009, réédité en 2015, 146 p.). Co-auteur de La guerre d’Algérie revisitée. Nouvelles générations, nouveaux regards. Sous la direction d’Aïssa Kadri, Moula Bouaziz et Tramor Quemeneur, aux éditions Karthala, Février 2015, Gaz naturel, la nouvelle donne, Frédéric Encel (dir.), Paris, PUF, Février 2016, Grands reporters, au cœur des conflits, avec Emmanuel Razavi, Bold, 2021 et La géopolitique au défi de l’islamisme, Éric Denécé et Alexandre Del Valle (dir.), Ellipses, Février 2022. Il a dirigé, pour la revue Orients Stratégiques, l’ouvrage collectif : Le Golfe persique, Nœud gordien d’une zone en conflictualité permanente, aux éditions L’Harmattan, janvier 2020.
Ses derniers ouvrages : Les Trente Honteuses, la fin de l’influence française dans le monde arabo-musulman (VA Éditions, Janvier 2020) – Préface d’Alain Chouet, ancien chef du service de renseignement et de sécurité de la DGSE, Poutine d’Arabie (VA Éditions, 2020), Sommes-nous arrivés à la fin de l’histoire ? (VA Éditions, 2021), Abdel Fattah al-Sissi, le Bonaparte égyptien ? (VA Éditions, 2023).
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