Engagé dans une réflexion quasi permanente sur l’art de la guerre, Sylvain Ferreira est historien militaire. Il travaille principalement sur l’évolution de l’art de la guerre de 1850 à 1945. Il s’intéresse notamment au basculement dans l’ère industrielle et des conséquences sur les combattants.
Auteur pour plusieurs revues d’histoire militaire, Sylvain Ferreira est aussi concepteur de jeux de stratégie, consultant pour l’émission “Champs de Bataille” (RMC Découverte) et ancien rédacteur en chef du magazine du Musée de la Grande Guerre du Pays de Meaux. L’inévitable défaite allemande est son troisième fascicule “Illustoria” après L’expédition française aux Dardanelles (2015) et La Marne, une victoire opérationnelle (2017), La bataille de Marioupol (2022).
Dans son nouveau livre, Le III. Panzerkorps, 1942-1945, l’élite des Panzer à l’est, édité chez Caraktere presse éditions, l’auteur retrace le parcours exceptionnel de l’une des plus grandes et des plus importantes grandes unités mécanisées de l’armée allemande pendant la Seconde Guerre mondiale.
Cette formation s’est distinguée en 1942 dans les steppes du Caucase, en 1943 dans les plaines de Koursk et de Kharkov, dans le chaudron de Tcherkassy en février 1944 ou lors de la défense de Debrecen à l’automne de la même année. En mars 1945, le IIIe corps de chars était encore engagé lors de la dernière offensive allemande en Hongrie.
Propos recueillis par Angélique Bouchard
Le Dialogue : Sylvain Ferreira, vous êtes un historien militaire et vous avez fait du front de l’est l’une de vos spécialités. Quel événement dans votre parcours a forgé cette signature ?
Sylvain Ferreira : Au milieu des années 90, j’ai rencontré Laurent Henninger lors de mon service national à la Délégation Générale de l’Armement (DGA). A l’époque, il était le seul historien français à souligner le rôle déterminant et majeur joué par l’Armée rouge pour vaincre la Wehrmacht. J’étais déjà très intéressé par la Seconde Guerre mondiale, notamment la campagne de Normandie, mais suite à nos longs échanges quasi quotidiens pendant près de neuf mois, j’ai décidé de consacrer l’essentiel de mes recherches sur la Seconde Guerre mondiale au Front de l’Est et à ses caractéristiques hors normes.
LD : Dans les combats et notamment les grandes batailles de chars durant la dernière guerre mondiale entre l’Allemagne nazie et l’URSS, quels étaient les avantages et les faiblesses, les stratégies, des deux armées respectives et pourquoi concrètement les soviétiques les ont finalement remportées ? Est-ce dû à la différence de matériel, aux tactiques adoptés, à la motivation… des Russes ? Quels sont les facteurs qui ont fait la différence sur le terrain ?
SF : L’Allemagne nazie bénéficiait d’une arme blindée – la Panzerwaffe – capable de porter des coups tactiques très puissants à ces adversaires y compris l’Armée rouge. Seulement en raison des moyens industriels et de ses ressources limitées en matériaux pour construire ses Panzer, cet élément ne représentait qu’une proportion limitée de la Wehrmacht. Par ailleurs, sur le plan de la doctrine, les Allemands préconisaient puisqu’ils avaient des moyens limités de porter des coups brefs et puissants – populairisés par la presse anglo-saxonne de l’époque sous le terme de Blitzkrieg – qu’ils espéraient décisifs pour faire basculer le cours de la guerre. A l’inverse, les Soviétiques, d’abord handicapés par la décapitation du corps des officiers par les purges de Staline en 1937-1938, disposaient de ressources industrielles beaucoup plus importantes – le char T-34 dans tous ses versions sera par exemple produit à plus de 58 000 exemplaires en 4 ans, là où la production totale de Panzer n’atteint pas les 50 000 exemplaires – et d’une doctrine plus élaborée et tout à fait novatrice : l’art opératif conçu par Alexandre Sviétchine dans les années et enseigné dans les académies militaires soviétiques jusqu’au milieu des années 30. Faute d’avoir pu vaincre l’Armée rouge en 1941, ce qui par ailleurs était probablement impossible, les Allemands ont été condamnés à une guerre longue qu’ils n’avaient pas les moyens doctrinaux, industriels et humains de remporter.
LD : L’art opératif qui a été développé dans l’armée rouge est votre spécialité. Le fruit de vos recherches démontre qu’à l’heure actuelle, personne d’autre, à part l’armée rouge entre 1944 et 1945, n’a été capable de mettre en œuvre cette révolution conceptuelle et intellectuelle dans la réalité des combats, avec des échelles qui échappent à notre conception d’européens de l’ouest. Pouvez-vous nous en dévoiler les causes et les conséquences ?
SF :Depuis 1945, l’histoire et l’historiographie de la guerre germano-soviétique ont été polluées par un élément unique à ma connaissance : les vaincus en ont écrit le récit. En effet, à partir de la renaissance d’une Allemagne fédérale sous le parapluie américain de l’OTAN, on a vu les anciens généraux allemands comme Guderian, von Mansteinn, von Manteuffel et d’autres noms prestigieux écrire à la demande des Américains une histoire de la guerre à l’Est. Dans le contexte de la Guerre Froide, ils ont d’abord créé par leurs récits le mythe honteux d’une Wehrmacht « propre » de tout crime de guerre à l’Est et ensuite de leurs échecs qui, selon eux, n’étaient la conséquence que de deux facteurs : les interventions inappropriées de Hitler dans la conduite des opérations et la supériorité numérique écrasante des Soviétiques. Pas un mot sur le contast fait dès l’été 1944 sur la supériorité de la doctrine de l’Armée rouge au cours de ses offensives séquencées. Les Américains et avec eux l’ensemble des membres de l’OTAN, tous vaincus par la Wehrmacht entre 1939 et 1940, ont adhéré comme un seul homme à ce récit fantaisiste. Il a fallu attendre les travaux du colonel Glantz sur l’Armée rouge dans les années 70-80 pour réaliser la supercherie. Malheureusement, la guerre et la stratégie ne sont plus des sujets d’études majeures pour les dirigeants européens, et les mythes des années 50 sont toujours bien ancrés dans les têtes malgré la vulgarisation des travaux de Glantz en France par Laurent Henninger, Jean Lopez ou encore plus récemment pour l’art opératif ceux de Benoist Bihan.
LD : Y a-t-il encore des leçons à tirer de ces batailles qui se sont déroulées il y a maintenant 80 ans à l’heure des drones, de la cyberguerre et de la guerre « high-tech » ?
SF : Oui, il y a toujours des leçons à tirer – de périodes plus anciennes d’ailleurs – malgré les avancées techniques notamment sur la structuration des unités où le modèle d’organisation des unités de combat en brigades est en train de céder peu à peu la place à celui de la division qui avait disparu depuis la fin de la Guerre Froide et que la guerre de haute intensité remet au goût du jour. Cependant, il faut reconnaître que les drones et l’environnement cyber posent de nouveaux défis mais là encore le passé peut servir de base qu’il faut dépasser bien sûr, mais sur leque on doit s’appuyer au départ de toute réflexion.
LD : Les batailles de la Seconde guerre mondiale, notamment entre les troupes allemandes et soviétiques dans l’est de l’Europe et particulièrement sur le territoire ukrainien, ont-elles des résonnances avec l’actualité et les combats d’aujourd’hui en Ukraine ?
SF : Oui bien sûr puisque l’Ukraine a été le théâtre d’un très grand nombre de batailles de la Seconde Guerre mondiale notamment autour de Kharkiv (Kharkov), Tcherkassy ou encore le siège de Sébastopol en Crimée. Dans l’oblast de Kherson, à l’été 2022, dans certains secteurs du front des combattants russes étaient installés sur des positions occupées par l’Armée rouge en 1941-1942. Les combattants d’aujourd’hui avaient même filmé les réseaux de tranchées toujours visibles et découverts des objets (baïonnettes, balles, effets d’uniformes, etc.) datant de la Grande Guerre Patriotique. Par ailleurs, sur le plan symbolique, le gouvernement russe, à travers Vladimir Poutine, a positionné « l’opération militaire spéciale », comme il la nomme, dans la continuité du combat contre l’Allemagne nazie. De leur coté, les néo-nazis ukrainiens en ont fait autant depuis le coup d’état du Maïdan en 2014 en glorifiant constamment les collaborateurs ukrainiens du IIIe Reich, y compris les auxiliaires de la Shoah par balles. Qu’on soit ou non d’accord avec ces récupérations politiques de l’histoire, elles sont à l’oeuvre et façonnent l’univers mental d’une partie des combattants et des populations.
LD : En tant qu’historien militaire, vous analysez aussi les conflits contemporains. Vous avez d’ailleurs produit un livre sur La bataille de Marioupol (2022) afin d’expliquer la victoire russe en mai 2022. En quoi votre spécialisation sur les batailles de la Seconde guerre mondiale vous aide à comprendre et analyser les combats en Ukraine aujourd’hui et l’esprit des belligérants ?
SF :Malgré la guerre, l’armée ukrainienne et l’armée russe partagent le même héritage militaire de l’Armée rouge connu notamment pour son expertise dans les combats en milieu urbain depuis la bataille de Stalingrad jusqu’à la prise de Berlin. La connaissance de ces références est donc obligatoire pour comprendre et analyser les combats aujourd’hui malgré certaines avancées techniques. Dans le domaine de la guerre urbaine, les grandes tendances mises en avant par la Seconde Guerre mondiale sont toujours présentes. Je suis en train de rédiger une étude sur ce sujet qui paraîtra sous forme de hors-série du magazine « Ligne de Front » en novembre prochain, et je peux vous dire qu’une grande partie des éléments tactiques, humains et doctrinaux à l’oeuvre lors des batailles de Marioupol et Bakhmout trouvent leurs origines dans le second conflit mondial et notamment dans les batailles défensives et offensives menées avec succès, ou non, par les Soviétiques.
LD : Après plusieurs mois de guerre en Ukraine, les « experts » médiatiques nous expliquent encore – par des appréciations parfois péremptoires et souvent très fantaisistes – que l’armée russe est en situation d’échec et que pour elle, la défaite est inéluctable. Pouvez-vous nous éclairer sur la stratégie militaire russe, à l’aune de la doctrine de l’art opératif russe, dont vous avez fait votre spécialité ?
SF :Comme je n’ai de cesse de l’expliquer depuis six mois, les Russes ont opté pour une application d’un des principes de l’art opératif développé par Sviétchine : l’attrition en posture défensive alors qu’ils sont à l’initiative du conflit. En effet, après avoir conquis 19% du territoire ukrainien et fasse au refus de Kiev de reprendre le chemin d’une négociation comme en février-mars 2022, les Russes ont compris qu’ils n’avaient pas à poursuivre des opérations offensives aux résultats incertains mais qu’ils pouvaient « casser » l’armée ukrainienne qui elle doit reconquérir ses territoires perdus pour négocier dans une meilleure posture. En défense, les Russes savent qu’ils perdront moins d’hommes et que grâce au système de lignes défensives en profondeur dont ils disposent et face à un attaquant qui n’a pas de supériorité aérienne, ils ont tous les atouts pour infliger un maximum de pertes aux Ukrainens à peu de frais pour leur armée.
LD : Le Président Emmanuel Macron a parlé d’une préparation européenne à une « guerre de haute intensité ». Quel état des lieux dressez-vous des armées en France et en Europe voire de l’OTAN à l’heure actuelle, à l’heure où les américains s’inquiètent eux-mêmes de l’état de leurs forces ?
SF : Cette approche relève du fantasme puisqu’aujourd’hui à part certains secteurs de l’industrie militaire américaine, les Européens dont les Français n’ont plus d’outils industriels capables de répondre aux besoins d’une guerre de haute intensité. Tout d’abord, tous les pays européens vident leurs stocks, y compris de munitions, au profit de Kiev depuis 18 mois mais en plus ils ne remettent en route la production de matériel et de munitions. Beaucoup d’ailleurs attendent bien servilement d’avoir vidé leurs stocks datant des années 90 pour acheter à prix forts les modèles derniers cris du complexe militaro-industriel américain. Pourtant là encore, le problème de la production de masse demeure y compris aux Etats-Unis. Pour mener une guerre de haute intensité, là encore il faut revenir aux modèles de la Seconde Guerre mondiale et les adapter. Pour le moment, personne n’a pris ce chemin en Europe, sauf la Russie.
Diplômée de la Business School de La Rochelle (Excelia – Bachelor Communication et Stratégies Digitales) et du CELSA – Sorbonne Université, Angélique Bouchard, 25 ans, est titulaire d’un Master 2 de recherche, spécialisation « Géopolitique des médias ». Elle est journaliste indépendante et travaille pour de nombreux médias. Elle est en charge des grands entretiens pour Le Dialogue.