Certes, le scénario d’un conflit nucléaire Occident-Russie autour du dossier ukrainien ou d’autres est quasi impossible, compte tenu du principe de dissuasion d’une telle arme. Sur le plan stratégique, la situation est tout de même préoccupante : le 2 août 2019, après plus de vingt ans de discorde et de poussée américano-occidentale vers le pré carré russe, les États-Unis sont sortis du traité de désarmement relatif aux forces nucléaires de portée intermédiaire (INF), décision lourde de conséquences qui a incité la Russie à faire de même en réaction. Et en novembre 2019, le Pentagone a réaffirmé que le nucléaire pouvait être utilisé comme toute autre arme contre les objectifs militaires de l’ennemi. Des exercices annuels et des manœuvres navales de l’Alliance atlantique ont lieu depuis 2016 de façon de plus en plus intense, de la Baltique à la mer Noire. Des blindés américains paradent près de la Finlande, en Estonie, en Roumanie, en Bulgarie, et surtout en Pologne. Des exercices mobilisent six mille soldats de dix pays de l’Otan, des bombardiers, chasseurs et hélicoptères en zone balte. Entre 2000 et 2019, l’Alliance a inauguré en Roumanie et en Pologne des sites stratégiques de missiles antimissiles, des installations de radars en Turquie, puis des navires de guerre américains en Méditerranée.
Depuis janvier 2021, les États-Unis et l’Alliance atlantique ont placé leurs troupes en état d’alerte renforcée après la reprise des combats en Ukraine et dénoncent une stratégie d’intimidation de la Russie. Le secrétaire général de l’Otan a réitéré son soutien total au camp ukrainien et au président Volodymyr Zelensky qui, selon les rumeurs, aurait préparé une offensive en vue de récupérer les territoires du Donbass occupés par des forces prorusses. Depuis le début de 2021, la Russie accuse l’armée ukrainienne d’avoir massivement bombardé des villages prorusses de l’Est ukrainien et Washington d’avoir envoyé des navires de guerre en mer Noire et des troupes à la frontière russe et dans la mer Baltique : 40 000 militaires et 15 000 pièces d’armement et véhicules, dont des avions stratégiques. Cinq cents soldats américains supplémentaires ont également été positionnés en Allemagne en cas d’escalade. L’Ukraine et les États-Unis accusent en retour la Russie d’avoir déployé plus de 80 000 soldats en Crimée depuis 2014 et de préparer une offensive en cas de reprise des territoires prorusses par Kiev. En réponse à ce qu’elle analyse comme une menace majeure de la part de l’Otan, la Russie a effectué, le 14 avril 2021, des entraînements en tir d’artillerie en mer Noire puis a envoyé une partie de sa flotte ainsi que des hélicoptères de l’aviation navale.
Pour les États-Unis et l’Otan, l’ennemi est plus que jamais la Russie. L’« Acte fondateur Otan-Russie », signé en 1997, qui engageait l’Alliance à ne pas déployer de forces supplémentaires dans les nouveaux pays membres de l’Alliance atlantique, est mort, du moins dans les faits. Avec l’élargissement de l’Otan aux frontières de la Russie, source d’une néoguerre froide, cette rupture de l’équilibre stratégique a achevé de pousser la Russie plus encore dans les bras de la Chine. Pour Moscou, le projet de l’Admnistration « néo-cons » de George Bush junior, dans les années 2004-2007, visant à installer un bouclier antimissiles en Pologne et en République tchèque, a subitement remis en cause sa dissuasion nucléaire aux portes de Moscou. Rappelons que ce projet avait été lancé dès 2001, après la décision de G. Bush de retirer les Etats-Unis du Traité de non-prolifération des missiles anti-balistiques de 1972. Certes, l’installation de systèmes anti-missiles américains en Europe centrale et orientale était officiellement dirigé « contre l’Iran ». Mais il pouvait de facto détruire tout missile, donc il était perçu, à tort ou à raison, par Moscou, comme officieusement et concrètement tourné contre la Russie voisine. Les missiles anti-missiles SM-3 non dotés d’une tête explosive peuvent en effet devenir « offensifs » s’ils sont dotés de Tomahawk armés d’une tête nucléaire, par exemple. Les batteries de missiles/anti-missiles installés en Pologne et en Roumanie et le renforcement des troupes américano-atlantistes en Pologne et dans les Etats baltes, constituaient pour Moscou une « déstabilisation stratégique », car la dissuasion nucléaire ne peut fonctionner que si les deux parties sont certaines qu’une guerre atomique ne pourrait être gagnée, les destructions infligées étant inacceptables. Or dès lors que l’une des parties pense qu’elle peut neutraliser les tirs adverses, elle est tentée de procéder à une « première frappe ». Pour Vladimir Poutine, qui alerta ses partenaires américains et européens sur le risque accru de guerre totale Occident-Russie dans son fameux discours prononcé lors de la 43e édition de la conférence de Munich sur la sécurité, tenu le 10 février 2007 à Munich, ces installations ayant les capacités de devenir des bases de départ pour des attaques directes (les « anti-missiles » soi-disant « défensifs » pouvant devenir des missiles offensifs), constituaient une « menace existentielle » que les Etats-Unis et leurs zélés alliés revanchards anti-russes d’Europe de l’Est n’ont pas voulu prendre en considération, même si Barack Obama réduira au minimum le dispositif d’installation de missiles à la Pologne et à la Roumanie, ceci dans une logique de recherche de reset avec Moscou. AInsi, en 2009, peu après son élection, l’ex-président américain le remplacera par un autre système (Défense antimissiles balistiques de théâtre – TBMD), certes plus réduit géographiquement (Roumanie), mais toujours problématique pour la Russie. Face à cette remise en cause de sa capacité de frappe « en second » (principe de base de sa dissuasion nucléaire stratégique), la Russie a alors suspendu toute coopération au sein du Conseil Otan-Russie. L’annexion de la Crimée par la Russie en 2014 a ensuite servi de prétexte a posteriori à l’Otan pour justifier la protection stratégique de l’Europe face à la « menace russe ». En réaction, Moscou a déployé à son tour ses lanceurs mobiles du système sol-sol Iskander dans l’enclave de Kaliningrad. Vladimir Poutine a ainsi annoncé la mise au point par la Russie d’une panoplie de nouvelles armes stratégiques, toutes réputées quasiment impossibles à intercepter et capables de frapper en n’importe quel point du globe.
En fin de compte, l’Amérique unilatéraliste, en favorisant sans cesse l’extension de l’Otan ainsi que le déploiement de systèmes anti-missiles vers l’Est aux portes de la Russie, a réussi à faire de l’Europe à nouveau le théâtre d’opération d’une « bataille nucléaire de l’avant » sur les frontières avec la Russie… Ce processus – entamé depuis les années 1992-1998-2003 – d’exclusion occidentale de la Russie, désignée comme l’ennemi suprême jusqu’à ce que la prophétie devienne réalisatrice une fois la Russie devenue révisionniste tombée dans le piège de la réaction disproportionnée, a permis en fin de compte de pérenniser et même d’étendre la domination atlanto-américaine du continent européen (avec en prime l’entrée de la Suède – retardée par la Turquie – et finlandaise – effective dans l’OTAN) et donc sa division et son inféodation stratégique durable. Nous sommes ainsi revenus à l’équivalent de la guerre froide, sans mur, cette fois-ci, mais bien pire sur le plan stratégique.