Depuis février 2022 et l’opération russe en Ukraine, et en dépit de la doxa médiatique et la propagande atlantiste imposées par les lobbies de Washington et des « experts » idéologues ou à la solde de l’OTAN, les observateurs les plus sérieux essaient en vain d’expliquer que la guerre actuelle entre l’Ukraine et la Russie n’était pas un enjeu géopolitique majeur pour l’Europe et l’Occident en général. Pire, le débat n’existant plus dans nos contrées (alors que paradoxalement les médias américains par exemple sont beaucoup plus libres et objectifs, et il faut ici le souligner et le saluer), ceux qui tentent d’être prudents ou qui émettent des réserves ou des doutes légitimes sur la défaite et l’écroulement de la Russie tant annoncés depuis, sont mis à l’index tels des parias, taxés d’être de dangereux pro-russes !
Comme je l’annonçais également depuis le début du conflit ukrainien, et l’actualité récente ne cesse de le prouver, Poutine n’a pas été renversé, la Russie n’est pas isolée (loin de là !) et l’économie russe ne s’est pas effondrée, s’étant très vite adaptée, diversifiée et réorganisée… Sur le plan strictement militaire, si Moscou n’est pas parvenue à renverser le pouvoir à Kiev, l’armée russe ne s’est pas délitée comme on nous le prédisait à l’envi et, bien au contraire, elle occupe toujours 20% du territoire ukrainien malgré les assauts courageux et désespérés de l’armée ukrainienne pourtant soutenue massivement par l’OTAN sur tous les plans.
D’ailleurs, la fameuse contre-offensive des troupes de Kiev lancée depuis plus de six mois est un fiasco et une véritable boucherie pour ses pauvres soldats sacrifiés pour les seuls intérêts américains. Quant à l’Union européenne, elle paie le prix fort le suivisme idéologique et l’alignement aveugle de ses dirigeants sur la folle idée de l’administration démocrate néo-conservatrice qui voulait saigner la Russie. Avec leurs positions anti-russe, les responsables européens se sont tirés une balle dans les deux pieds. Nous avons perdu un incontournable partenaire géographique naturel et l’occasion de créer une puissance eurasiatique (Europe + Russie) qui aurait largement pu rivaliser avec les puissances américaine et chinoise.
Pour les Etats-Unis de Biden, leur guerre contre la Russie via l’Ukraine est une aubaine à court terme (et non à long terme contre la Chine) puisqu’ils sont parvenus à séparer pour de longues années Russes et Européens, à vassaliser un peu plus ces derniers en leur vendant armes et gaz de schiste (3 fois plus cher que le gaz russe et dont l’Europe s’interdit d’exploiter pour des raisons écologiques !).
Or pour l’Europe, prendre parti pour l’Ukraine (qui n’était absolument pas un problème existentiel pour elle), fut et est encore un gouffre financier, et finalement, un véritable suicide énergétique, économique, stratégique et géopolitique.
Je l’écris depuis des années et même depuis l’agression russe en Ukraine et je persiste à affirmer que non, la Russie n’est pas le grand danger de l’Europe, comme on veut trop nous le faire croire. Les grands enjeux géostratégiques d’aujourd’hui et de demain pour nous sont ailleurs, au Sud !
Et effectivement, au-delà de la Chine qui est également l’un des plus grands défis géopolitiques de l’Occident puisqu’avec sa puissance financière, elle prend en otage ses économies et annihile depuis longtemps sa souveraineté industrielle (on l’a vu avec la pandémie du Covid et c’est ce que Trump avait, lui, très bien compris dès sa prise de fonction en 2016), la Méditerranée demeure pour le Vieux continent, sa principale frontière et son avenir, en bien ou en mal, se joue au sud de celle-ci.
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Les vrais dangers pour l’avenir de l’Europe
De fait donc, les principaux enjeux et menaces de l’Europe et de la France qui est en première ligne, se trouvent au Maghreb, au Moyen-Orient et en Afrique avec les instabilités politiques et surtout l’explosion démographique, puis les crises migratoires qui ne font que commencer et qui mettent en danger leur survie même, comme ne cessent de le rappeler, les plus grands géopolitologues – et qui ne peuvent pourtant pas être considérés comme de fieffés fascistes ! –, Hubert Védrine et le singapourien, Kishore Mahbubani, ou encore dernièrement, Henry Kissinger, qui rappelle que l’immigration de masse est « une grave erreur ». Immigration de masse incontrôlée qui, tel un véritable terreau pour l’islamisme et le terrorisme, sera peut-être à terme à l’origine de l’explosion des sociétés européennes.
Enfin, ultime danger bien réel pour l’Europe, la Turquie d’Erdogan, dernier sponsor et soutien justement – avec le Qatar – du radicalisme musulman sur le territoire européen et qui, aux yeux des experts les plus sérieux, reste la seule véritable source d’un potentiel conflit de haute intensité en Europe, du côté de Chypre ou en Méditerranée orientale…
Alors, la tragique et récente actualité internationale va-t-elle enfin réveiller les consciences de nos leaders européens ? Là est toute la question.
Dans notre système médiatique, une actualité chassant l’autre, nous avons déjà oublié les débarquements quasi quotidiens depuis quelques semaines, de dizaines de milliers de clandestins à Lampedusa, cette petite île du sud de l’Italie.
Et surtout, comme le note Pierre-Emmanuel Thomann dans un article remarquable de réalisme, intitulé La menace géopolitique pour la France est le terrorisme islamiste, pas la Russie, « les assassinats islamistes à Arras en France et à Bruxelles, mais aussi la réactivation violente du conflit israélo-palestinien dont la guerre Hamas-Israël est une composante qui risque de s’importer en France, démontrent que les menaces principales pour la France proviennent de l’arc de Crise au sud, et non pas la Russie dans l’arc de crise à l’est de l’Union européenne. Non seulement des citoyens français meurent dans des attentats islamistes mais une cinquième colonne islamiste issue de l’immigration de masse extra-européenne et susceptible d’être aussi manipulée de l’étranger se développe sur le territoire français. On peut s’attendre à terme à l’éclatement de conflits civils suite à la fracturation géopolitique de la nation ».
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En effet, les leçons des lourdes erreurs des dirigeants européens lors des « printemps arabes » et de leurs funestes contrecoups pour l’Europe n’ont pas été retenues et nous venons de le dire, tout ce qui peut se passer sur notre « arc de Crise au sud » a inévitablement des répercutions au nord de la Méditerranée.
Le nouveau conflit Israël/Hamas, qui peut embraser la région, en est la triste preuve : nombreux binationaux dans les 200 otages israéliens à Gaza et en Europe, tensions communautaires, manifestations pro-palestiniennes voire pro-Hamas, multiplication d’actes antisémites, risque d’attentats etc…
Bref, encore une fois, notre avenir se joue au Sud et non sur la ligne de front du Donbass !
Il faudrait urgemment que les petits politiciens européens le réalisent enfin et agissent en conséquence en se focalisant sur notre façade méridionale, avant qu’il ne soit trop tard.
Comble de l’ubuesque, en septembre 2022, une source sérieuse me confiait que les autorités françaises avaient ordonné à certains agents de nos services spéciaux chargés de la lutte contre le terrorisme islamiste, de « lâcher les barbus » pour aller enquêter, en Ukraine, sur les trafics et les détournements massifs de nos envois d’armes envoyées à l’armée ukrainienne ! On croit rêver ! Ou plutôt cauchemarder !
Quoi qu’il en soit, nous sommes légitimement en droit de penser que les technocrates parisiens et bruxellois hors sol auraient mieux fait, pour leurs propres intérêts et ceux de leurs peuples, de privilégier une solution politique et les négociations dans le conflit en Ukraine au lieu de se soumettre à la politique va-t-en-guerre des Américains.
De même que les 82 milliards d’euros d’aide fournis depuis plus de deux ans, à Kiev, par les États membres de l’Union européenne (31 milliards d’EUR sous la forme de financement, d’appui budgétaire et d’aide humanitaire, 17 milliards d’EUR d’aides pour les réfugiés dans l’UE, 25 milliards d’EUR de soutien militaire et 9,4 milliards d’EUR sous la forme de subventions, de prêts et de garanties – Sources : https://www.consilium.europa.eu/fr/policies/eu-response-ukraine-invasion/eu-solidarity-ukraine/ ), auraient été plus judicieusement utilisés par exemple avec nos voisins méditerranéens et africains dans le codéveloppement, la coopération décentralisée, la gestion des flux migratoires à la source (comme l’a fait l’Australie) et la lutte contre le radicalisme et le terrorisme…
Or, tout bien considéré, au final et au-delà des menaces citées plus haut, c’est peut-être la caste dirigeante européenne actuelle le premier et principal problème pour l’UE et ses peuples. Mais ceci est un autre débat que nous traiterons dans une prochaine chronique…
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Roland Lombardi est docteur en Histoire, géopolitologue, spécialiste du Moyen-Orient et des questions de sécurité et de défense. Fondateur et directeur de la publication du Diplomate.
Il est chargé de cours au DEMO – Département des Études du Moyen-Orient – d’Aix Marseille Université et enseigne la géopolitique à Excelia Business School de La Rochelle.
Il est régulièrement sollicité par les médias du monde arabe. Il est également chroniqueur international pour Al Ain. Il est l’auteur de nombreux articles académiques de référence notamment : « Israël et la nouvelle donne géopolitique au Moyen-Orient : quelles nouvelles menaces et quelles perspectives ? » in Enjeux géostratégiques au Moyen-Orient, Études Internationales, HEI – Université de Laval (Canada), VOLUME XLVII, Nos 2-3, Avril 2017, « Crise du Qatar : et si les véritables raisons étaient ailleurs ? », Les Cahiers de l’Orient, vol. 128, no. 4, 2017, « L’Égypte de Sissi : recul ou reconquête régionale ? » (p.158), in La Méditerranée stratégique – Laboratoire de la mondialisation, Revue de la Défense Nationale, Été 2019, n°822 sous la direction de Pascal Ausseur et Pierre Razoux, « Ambitions égyptiennes et israéliennes en Méditerranée orientale », Revue Conflits, N° 31, janvier-février 2021 et « Les errances de la politique de la France en Libye », Confluences Méditerranée, vol. 118, no. 3, 2021, pp. 89-104. Il est l’auteur d’Israël au secours de l’Algérie française, l’État hébreu et la guerre d’Algérie : 1954-1962 (Éditions Prolégomènes, 2009, réédité en 2015, 146 p.). Co-auteur de La guerre d’Algérie revisitée. Nouvelles générations, nouveaux regards. Sous la direction d’Aïssa Kadri, Moula Bouaziz et Tramor Quemeneur, aux éditions Karthala, Février 2015, Gaz naturel, la nouvelle donne, Frédéric Encel (dir.), Paris, PUF, Février 2016, Grands reporters, au cœur des conflits, avec Emmanuel Razavi, Bold, 2021 et La géopolitique au défi de l’islamisme, Éric Denécé et Alexandre Del Valle (dir.), Ellipses, Février 2022. Il a dirigé, pour la revue Orients Stratégiques, l’ouvrage collectif : Le Golfe persique, Nœud gordien d’une zone en conflictualité permanente, aux éditions L’Harmattan, janvier 2020.
Ses derniers ouvrages : Les Trente Honteuses, la fin de l’influence française dans le monde arabo-musulman (VA Éditions, Janvier 2020) – Préface d’Alain Chouet, ancien chef du service de renseignement et de sécurité de la DGSE, Poutine d’Arabie (VA Éditions, 2020), Sommes-nous arrivés à la fin de l’histoire ? (VA Éditions, 2021), Abdel Fattah al-Sissi, le Bonaparte égyptien ? (VA Éditions, 2023).
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