Schopenhauer ignoré puis encensé [ 1 – 2 ]

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L’œuvre de Schopenhauer l’a sauvé de ses angoisses, mais partiellement et pas tout de suite.

Houellebecq, un disciple récent de Schopenhauer

Partiellement, car Schopenhauer sera toujours angoissé, y compris pour la postérité de son œuvre. Ainsi, à la fin de sa vie, reconnu et encensé, il se demandera encore, avec beaucoup de réalisme j’en conviens, ce qu’il adviendrait de sa philosophie entre les mains des professeurs de philosophie. 

Pas tout de suite, car il lui faudra attendre trente ans pour qu’il soit enfin reconnu en tant que philosophe. Car, depuis l’arrêt de ses cours à Berlin, se dressait un mur de silence auquel Hegel n’était pas étranger. Pour sa part, en dehors des ouvrages qu’il fit paraitre, AS ne cessa de lancer pendant toutes ces années de violentes attaques contre la philosophie enseignée dans les universités, tandis qu’il guettait d’un œil tourmenté la plus petite allusion à sa propre philosophie dans les journaux allemands et étrangers. 

Il faut convenir que la soutenance de sa thèse à l’université́ d’Iéna en 1813, De la quadruple racine du principe de raison suffisante, puis la publication de Sur la vue et les couleurs en 1816, qui adoptait la théorie de Goethe sur les couleurs, et la première édition de son ouvrage principal, Le Monde comme volonté́ et comme représentation en janvier 1819, auront fort peu de retentissement. 

Il en est de même lorsqu’il publie en 1836 De la volonté́ dans la nature, qui se présente comme une confirmation scientifique de sa métaphysique. L’ouvrage est un échec en termes d’édition puisque seulement 125 exemplaires seront vendus sur un tirage déjà modeste de 500 exemplaires. En 1840, alors qu’il est âgé de 52 ans et qu’il n’est toujours pas reconnu comme philosophe, il répond au concours lancé parla Société Royale des Sciences à Copenhague, qui invitait à répondre à une question touchant “la source et le fondement de la philosophie morale”. 

Il traita le sujet avec beaucoup de force dans son essai intitulé Le Fondement de la morale, effectuantune critique radicale de la métaphysique kantienne, posant que la « volonté de vivre » l’emportait sur les impératifs nés de la Raison, et que la morale, loin de s’appuyer sur des impératifs abstraits comme la loi ou l’obligation, obéissait d’abord à l’ordre des sentiments.

Schopenhauer était si ignoré, ou rejeté, que, bien qu’étant le seul candidat, le prix lui fut refusé. Il eut le mérite de ne pas se décourager et de publier difficilement en 1841, Les deux problèmes fondamentaux de l’éthique, qui rassemblait deux de ses œuvres, Essai sur le libre arbitre et Le Fondement de la morale

La parution de la deuxième édition du Monde comme volonté́ et comme représentation, en 1844, comportait d’importants suppléments qui en doublèrent le volume, mais elle n’eut guère plus de succès que la première édition. En outre, le profond remaniement de sa thèse, De la quadruple racine du principe de raison suffisante donna encore lieu en 1847 à une parution confidentielle. 

Mais la publication en 1851 de Parerga et Paralipomena (suppléments et omissions, en grec) en deux volumes sonna la fin définitive de son purgatoire. L’ouvrage traitait, dans un style facile d’accès et sur des sujets familiers, les thèmes de la philosophie, de son histoire, de sa dénaturation universitaire, de la nature du monde et de la vie, de la religion, des formes et conditions de la sagesse, de l’éthique, de la logique, du droit, de la politique, de l’esthétique, de la langue, de la physionomie et même des femmes, tout cela de manière incisive, parfois provocante.

L’édition de Parerga et Paralipomena ne fut pas plus facile que les autres et il ne fut tiré qu’à 750 exemplaires seulement. Mais il attira l’attention de John Oxenford, traducteur anglais de littérature allemande qui en fit une recension élogieuse pour l’English Quarterly journal Westminster Review en 1852. L’année suivante, Oxenford rédigea pour cette revue un article sur la philosophie de Schopenhauer intitulé ” Iconoclasme dans la philosophie allemande ” qui fut traduit en allemand et imprimé dans la Vossische Zeitung. Schopenhauer était lancé.  

Il faut souligner que ce ne sont bien entendu pas ses collègues philosophes qui le reconnurent en premier, mais le grand public. Ce furent d’abord des magistrats, des avocats, des négociants, des artistes, des journalistes, des jeunes gens en général qui adhérèrent à sa philosophie.

Les philosophes professionnels vinrent après, tandis qu’un grand nombre de célébrités se reconnaissent par la suite dans ses écrits, à commencer par Nietzsche : “Je suis, déclara-t-il, un de ces lecteurs de Schopenhauer qui, après avoir lu la première page de lui savent avec certitude qu’ils iront jusqu’à la dernière, et qu’ils écouteront chaque parole sortie de sa bouche.”

Tolstoï s’enthousiasma pour ses écrits : “Un émerveillement incessant à lire Schopenhauer et une abondance de joies intellectuelles comme je n’en avais encore jamais éprouvé”. Freud observa que Schopenhauer était l’un des très rares penseurs qui ont aperçu clairement les conséquences considérables du pas que constituerait, pour la science et la vie, l’hypothèse de processus psychiques inconscients.”

Ce furent ensuite, dans le désordre, August Strindberg qui vit en lui un esprit profond, peut-être le plus profond de tous.”, puis Gustave Flaubert, suivi par Taine et Proust qui lui rendirent hommage. Plus tard, ce fut l’hommage de Thomas Mann, de Søren Kierkegaard ou de Jorge Luis Borges qui déclare “Si j’ai étudié sérieusement l’allemand, c’est seulement afin de pouvoir lire Schopenhauer dans le texte.”

Il en fut de même pour Guy de Maupassant ou pour Richard Wagner qui note : “Je suis pour l’instant exclusivement occupé d’un homme qui m’est apparu dans ma solitude comme un envoyé du ciel : c’est Arthur Schopenhauer, notre plus grand philosophe depuis Kant.”

Plus récemment, Charles Chaplin écrivit : “j’ai acheté trois volumes du Monde comme volonté et comme représentation et depuis plus de quarante ans je n’ai pas cessé d’en relire des pages.”  et pour terminer, Michel Houellebecq lui a rendu hommage

Bref, AS a largement récupéré dans la postérité, le déficit de considération qu’il a subi la plus grande partie de sa vie. Auparavant Il disposera de neuf ans pour profiter de sa gloire, jusqu’à son décès du 21 septembre 1860, au cours duquel son médecin, entrant chez lui, le trouva assis sur son canapé, paisible, mort probablement d’une crise cardiaque à 72 ans. Pendant cette période, il vécut l’existence retirée d’un misanthrope, dont les visiteurs venaient écouter la conversation sarcastique à la table d’hôte de l’hôtel d’Angleterre de Francfort. 

Avant d’analyser ses œuvres, tirons deux leçons de la vie de Schopenhauer, pour nos amis universitaires en premier lieu mais finalement pour tous : vos collègues ne reconnaitront que contraints et forcés la qualité de vos travaux et surtout, si vous croyez en ce que vous faites, ne vous découragez jamais. Avec un peu de chance, vous n’aurez pas besoin de mourir pour que l’on reconnaisse vos mérites…

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