Plusieurs pays s’engagent à commercer dans leur propre monnaie et s’opposent à la domination du dollar américain, notamment les Brics et les États sanctionnés par Washington. Si certains économistes y voient la fin de la domination du billet vert, d’autres considèrent ce phénomène comme très marginal.
« La dédollarisation est irréversible », avait lancé Vladimir Poutine à l’occasion du 15e sommet des Brics à Johannesburg, en Afrique du Sud, le 24 août dernier. Pour la Russie, cette alternative au billet vert ne date pas d’hier. Dès 2014, du fait des sanctions occidentales, après l’annexion de la Crimée, Moscou avait déjà initié un tournant monétaire pour éviter les mesures coercitives occidentales. Le gouvernement russe avait entamé la diversification de ses réserves, en augmentant notamment la part détenue en yuan. Elle a également développé son propre système de communication financière, le SPFS (« système de transfert de messages financiers »), afin de réduire sa dépendance au réseau occidental Swift. En 2015, les autorités russes ont également misé sur leur propre carte bancaire, Mir, pour se passer de Visa et de Mastercard. Plusieurs pays d’Asie centrale l’utilisent à l’instar de l’Arménie, l’Ouzbékistan, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Tadjikistan, l’Ossétie du sud et l’Abkhazie.
« La dédollarisation est une tendance lourde qui s’est accentuée du fait de la guerre en Ukraine. La marginalisation de l’économie russe et l’extraterritorialité du droit américain ont obligé la Russie à trouver une alternative », explique à Factuel Thomas Flichy De la Neuville, directeur de la chaire géopolitique à l’école de commerce Rennes School of Business. Les États-Unis et leurs alliés occidentaux ont, en effet, gelé pour plus de 300 milliards d’euros d’actifs de la Banque centrale russe et plusieurs dizaines de milliards d’euros de biens divers appartenant à des personnes ou des entités sanctionnées.
La montée en puissance du yuan
C’est la monnaie chinoise, le yuan, qui en a profité pour prendre de plus en plus de place sur les échanges mondiaux. Depuis la guerre en Ukraine, le renminbi chinois se propage à toute vitesse. Pékin multiplie en effet les accords avec certains de ses partenaires pour se passer de la devise américaine et libeller leurs échanges en yuan ou dans la monnaie locale des deux pays. Le pétrole et charbon russe sont payés désormais en yuan, la Chine et le Brésil commercent maintenant en renminbi et real. L’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et l’Irak ont ouvert la voie à des transactions libellées en yuan avec Pékin. Le géant français TotalEnergies a vendu pour la première fois du GNL à la Chine en devise chinoise en mars dernier.
À partir de 2005, Pékin internationalise lentement sa devise afin d’accompagner la montée en puissance de son économie, tout en la dédollarisant. En 2010, les entreprises chinoises ont été autorisées à payer leurs importations et exportations en yuan, qui étaient jusque-là faites en dollars. De surcroît, l’Empire du milieu se sert de son projet pharaonique des routes de la soie pour asseoir un peu plus son influence en Asie et en Afrique. Depuis le lancement de cette initiative, la Chine a dépensé plus de 900 milliards de dollars pour les infrastructures sous forme de prêts à plus de 150 pays. Des transactions qui sont libellées en yuan.
Malgré l’influence grandissante de la monnaie chinoise, Nicolas Ravailhe, enseignant à l’École de guerre économique, pense qu’il y a un « effet d’annonce, ça reste marginal et très localisé, Pékin n’a pas vocation à prendre la place du dollar, en tout cas pas maintenant ». Selon lui, les principales places financières, à Singapour, en Europe et aux États-Unis, « ne sont pas sur le point d’utiliser le yuan ». Le spécialiste des questions monétaires européennes poursuit son raisonnement en mettant en exergue « les excédents commerciaux de la Chine » : « Elle a tout intérêt à s’enrichir en dollar et en euro, comme elle le fait avec l’Allemagne et les Pays-Bas sur le continent européen ».
Au-delà du renminbi chinois, la dédollarisation est, toutefois, bien un phénomène réel. « Ce processus monétaire touche de plus en plus de régions et prend de la consistance bien au-delà du discours politique », précise Jacques Sapir, directeur d’Études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales. La Russie vend son pétrole à l’Inde en rouble, le Pakistan et l’Iran commercent dans leur propre monnaie, New Delhi et Riyad sont en passe de commercer avec leur propre devise. Des pans entiers de l’Afrique, de l’Asie ou encore de l’Amérique du Sud, qui sont sous influence russe, chinoise et indienne, sont également tentés d’échanger dans d’autres monnaies que le dollar américain. Comme nous l’avait précisé une source diplomatique iranienne dans une précédente enquête, Moscou et Téhéran ont interconnecté leur système bancaire pour passer outre le billet vert et ainsi contourner les sanctions financières. Du troc de marchandises contre le pétrole aux valises remplies d’argent à la création de cryptomonnaies, les pays sanctionnés ont développé des économies parallèles.
L’avènement d’un monde multipolaire
« Cette volonté de dédollariser les échanges mondiaux est l’apanage des Brics, ce processus monétaire est consubstantiel avec l’avènement d’un monde multipolaire », précise le géopolitologue Thomas Flichy De la Neuville. Initialement nommé Bric en 2009, le groupe rassemblait le Brésil, la Russie, l’Inde et la Chine, puis a intégré l’Afrique du Sud, à partir de 2011. Si ces pays émergents ont de nombreuses divergences sur le fond, ils s’entendent sur la volonté de se passer du billet vert. Le dernier sommet de Johannesburg l’a confirmé. Outre l’élargissement à 6 nouveaux pays à partir du 1er janvier 2024 (l’Éthiopie, l’Iran, les Émirats Arabes unis, l’Arabie saoudite, l’Égypte et l’Argentine), les Brics ont mis l’accent sur les règlements en monnaies locales.
Toutefois, si le nombre de pays souhaitant commercer dans leur propre monnaie ne cesse d’augmenter, la part du dollar dans les échanges internationaux reste dominante. D’après les données Swift, en juillet dernier, le billet vert restait à 46,5% la devise la plus utilisée pour les transactions internationales.