Julien Aubert
Sitôt le gouvernement Attal nommé, la réalité a rattrapé Emmanuel Macron. Le marketing, la communication, le sens inné du casting dont il a toujours su faire preuve ne sont que des placebos pour guérir les maladies structurelles qui rongent la France et l’Europe.
Ainsi, les agriculteurs français ont emboité le pas à leurs homologues européens et commencé à bloquer le pays, en réclamant des mesures concrètes et immédiates pour les aider. Le départ de feu est venu d’Occitanie, où le monde agricole est particulièrement confronté à des crises sanitaires (grippe aviaire qui a décimé des élevages de volailles, maladie hémorragique épizootique qui touche les bovins), et aux conséquences du changement climatique.
Le diagnostic est effrayant. La rémunération agricole a baissé en 2023 et les revenus tirés de la production ne représentent qu’un tiers du revenu annuel des ménages agricoles, d’après l’INSEE. 18% des paysans vivent sous le seuil de pauvreté. Le nombre d’agriculteurs s’est effondré, passant en quarante ans, de 7 à 1,5% de l’emploi total. Seuls 1% ont moins de 25 ans, et la moitié plus de 50 ans : c’est un hiver démographique qui dans vingt ans risque de transformer le pays en vaste jachère.
Député pendant dix ans en zone rurale, j’ai suivi les signaux d’agonie d’un monde paysan, et j’en ai tiré quatre clés de compréhension de cette crise.
La première clé c’est l’appauvrissement d’une partie de la paysannerie, qui vient du fait que l’Europe a choisi de confier le sort de la PAC aux marchands et non aux paysans. Les ouvertures de frontières au sein de l’UE puis avec le reste du monde ont eu pour principal objectif l’essor des échanges, l’accroissement de la diversité pour le consommateur, la pression vers le bas des prix et la volonté de faire de l’UE une puissance agricole. C’est ainsi que pour des raisons géopolitiques, on a ouvert l’espace européen à la volaille ukrainienne dont la consommation a explosé en Europe, pour la plus grande joie des actionnaires norvégiens, américains et britanniques de MHP SE, dirigé par un oligarque ukrainien, proche de Zelensky, dont la marge bénéficiaire nette a bondi de 136% !
On en a oublié des choses simples : le paysan est d’abord un acteur d’un territoire, son métier est de produire, et il fait un choix de vie difficile en travaillant beaucoup pour une rémunération faible en rapport de son volume horaire. Le paysan part peu en vacances. Il subit les aléas climatiques qui peuvent détruire le travail d’une saison. C’est un métier exigeant qui demande de la passion. La conséquence de cette hyper extension commerciale a été de tuer les petits et les moins compétitifs, au profit des grosses exploitations, et donc de créer des déserts agricoles dans les territoires qui n’avaient pas la chance de produire du vin d’exception ou des céréales. Ce faisant, on a oublié que la population française ne peut pas que se nourrir de vin et de blé, et donc que sur le long terme, nous avons accru notre dépendance au monde extérieur et perdu de vue notre souveraineté alimentaire. On a totalement passé par pertes et profits que le « petit » paysan c’est aussi un jardinier de territoire, l’âme d’une commune, un petit employeur, un fournisseur de circuit court… tout ne se réduit pas à des chiffres.
La seconde clé de compréhension c’est l’obsession environnementale, qui en soi n’est pas mauvaise, mais qui s’est faite sans considération des paramètres économiques. L’Europe veut imposer une agriculture écologique et responsable – ce qui a un prix certain – tout en laissant entrer sur son territoire des productions qui sont moins chères et qui ne respectent pas du tout nos standards. On peut même avancer que sur même le territoire de l’UE, tous les pays européens ne respectent pas de la même manière le cahier des charges. Il n’y a qu’à comparer de la fraise espagnole et de la fraise française : la première est deux à trois fois moins chère que la seconde, mais est cultivée par des immigrés qui vivent dans des bidonvilles fabriqués avec du plastique qui servait auparavant à couvrir les champs de fraises. Elles travaillent par 40 degrés à l’ombre, pour un salaire compris entre 30 et 35 euros par jour avec 30 minutes de pause par jour. Surtout, la fraise espagnole n’a aucune saveur.
De la même manière, on a interdit en France le seul pesticide efficace pour lutter contre la mouche de la cerise (le diméthoate), alors que nos voisins européens ne le faisaient pas, pas plus que nos concurrents internationaux. Le bilan écologique est nul pour le consommateur : il mange des cerises turques traitées au diméthoate (prions pour que les turcs aient le même respect des dates limites d’aspersion que nous en avions dans notre pays pour éviter les résidus) et les Français arrachent leurs cerisiers. J’ai même vu un cas encore plus stupide : on a interdit le produit sur la cerise rouge, mais aussi la cerise blanche, qui sert à l’industrie agro-alimentaire du fruit confit, alors que la probabilité que ce pesticide se retrouve dans l’assiette in fine était égale à zéro puisque la peau du fruit est détruite dans le processus.
La vision écologique des européens est parfois naïve et hors sol. Ainsi va de la réintroduction du loup, qui en bon prédateur, a bouleversé la biodiversité mais surtout mis en danger certains éleveurs, qui ont préféré mettre la clé sous la porte.
La troisième clé du problème tient dans la manière dont l’UE concilie son exigence marchande et son ambition environnementale : via la sacro-sainte norme. L’essor de la norme procède d’une vision centrée sur le consommateur : comme le consommateur veut des produits bon marché du monde entier mais aussi écologiques, l’UE normalise toutes les activités pour encadrer ce grand marché. Sauf que ce super État jacobin méconnait ce qui fait la richesse de l’Europe – sa diversité et l’émulation entrepreneuriale liée à la liberté individuelle.
J’ai eu le loisir d’être confronté au fonctionnement kafkaïen de l’UE qui avait classé l’huile essentielle de lavande, produite par extraction de plante, dans la catégorie « produits chimiques » nécessitant une signalétique de prévention pour le consommateur, au grand dam des petits paysans qui la cultivaient. L’application de la règlementation REACH procédait d’un télescopage entre un règlement européen un peu ancien, pris à une époque où l’extraction à froid n’était pas pratiquée, et le fait que la molécule chimique de lavande avait été classée sous la pression d’un pays nordique comme potentiellement allergène, l’UE ne faisant pas de différence avec la molécule « naturelle ».
Ce premier problème pourrait être aisément résolu dans un État démocratique, mais la norme n’est pas la loi. Lorsque l’UE pond, après moults négociations internes, une norme inapplicable, il n’y a aucun processus démocratique qui permet de la corriger rapidement. Le président de la Commission d’alors, José Manuel Barroso, à qui je m’étais ouvert du problème de la lavande, avait trouvé ceci stupide mais à la différence d’un État normal, cela n’avait rien remis en cause car il faut une énergie politique folle pour remettre en cause un processus européen qui va vers la simplification et l’harmonisation.
La quatrième clé de compréhension est la culture du risque, à laquelle la normalisation est allergique. Toute désireuse à protéger le consommateur, l’UE préfère toujours interdire plutôt que prendre un risque, sans s’interroger encore une fois sur le fait qu’elle vit en économie ouverte où les standards de l’extérieur concurrencent les nôtres. Ainsi, l’Europe a interdit la production d’OGM, mais ces derniers ne sont pas interdits… à l’importation : de nombreux OGM, soja ou maïs notamment, sont autorisés et donc les consommateurs européens peuvent en manger. C’est la Commission européenne qui tranche et autorise ces importations en se rangeant systématiquement à l’avis de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) qui est, quant à elle, toujours en faveur des OGM…
De même, se pliant à une décision de la justice européenne, la France a dû renoncer à autoriser par dérogation les néonicotinoïdes pour protéger les semences de betteraves sucrières. Le risque pour les abeilles polinisatrices, avancé par les partisans de l’interdiction, était pourtant tout théorique : que celui qui a déjà mangé du miel de betterave lève le doigt.
En conclusion, la paysannerie française meurt lentement du fait que la France a tourné le dos à sa vocation historique, celle d’être un grand pays qui nourrit sa population. Elle a opté pour un dispositif tourné vers la marchandisation qui néglige le prix payé à l’agriculteur au profit des intermédiaires, qui interdit le patriotisme agricole (ce qui nous pousse à importer de la viande d’agneaux néo-zélandais alors que les Alpes de haute-Provence n’ont pas à rougir) et qui valorise le prix au détriment d’une approche qualitative (emploi de médicaments pour traiter les animaux, emploi de pesticides, rémunérations des employés très inférieures à nos standards, surdensités dans les parcs et enclos, pratiques brutales…).
Dans un délire schizophrène, alors que nous laissons la basse-qualité se déployer sur nos étals pour nourrir les européens qui n’ont pas les moyens d’acheter du premium, nous imposons à grands coups de règlementation à nos producteurs d’intégrer des normes qualitatives sociales et écologiques de plus en plus élevées, ce qui les étrangle.
Une fois nos paysans disparus, Bruxelles règnera sur un vaste désert ne produisant que des cultures d’exportation et nos consommateurs mangeront à bas prix – si les frontières veulent bien rester ouvertes – de la basse-qualité – je reste poli – produite au bout du monde. Et si un jour, le prix du CO2 est effectivement intégré au prix réel des importations, nous paierons cher pour manger… moins bien !