Un scandale majeur est en train de secouer la société marocaine, touchant de nombreux hommes d’affaires, chefs d’entreprise et hauts responsables politiques et de la sécurité. Les résultats des enquêtes menées jusqu’ici ont conduit à l’envoi de 25 personnes devant le parquet. Parmi eux, le président du Wydad Casablanca Club, Saeed Naciri. Ceci est un nouveau rebondissement dans l’affaire El Hadj Ahmed Ben Brahim alias « Le Pablo Escobar du Désert »
Pour comprendre cette affaire scandaleuse qui éclabousse le monde politique au Maroc, il faut d’abord revenir sur la personnalité de El Hadj Ahmed Ben Brahim alias « le Malien » ou encore « le Pablo Escobar du Désert », du nom du Malien incarcéré dans la prison d’El Jadida depuis 2019 et transféré il y a quelques semaines à la prison d’Oukacha à Casablanca.
Cet homme, né à Kidal, au Mali, en 1976, de père malien et de mère marocaine, ancien berger puis trafiquant de drogue récidiviste, est considéré comme un grand « baron » de drogue, un « parrain », autant par ses collaborateurs que par les limiers de la police.
Il a donc entraîné dans sa chute, et suite à ses dernières révélations, 25 individus notamment Said Naciri, président du Wydad de Casablanca, parlementaire du Parti authenticité et modernité (PAM), et par ailleurs président du Conseil préfectoral de Casablanca, le président de la région de l’Oriental, Abdenbi Bioui, membre du bureau politique du PAM et Belkassem Mir, ancien député du PAM à la première chambre.
Ces hautes personnalités sont toutes accusées d’être liées de près ou de loin à l’« Escobar du Sahara » pour trafic international de drogue, blanchiment de capitaux, spoliation de bien immobilier, mainmise sur des véhicules volés, faux et usage de faux, etc.. Certaines d’entre elles ont été placées en détention et d’autres poursuivies mais en liberté provisoire.
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La région sahélo-saharienne : foyer du crime organisé et du terrorisme
« Le Malien » a pu prospérer dans cette zone car elle est éminemment stratégique, puisque à la croisée de l’Océan atlantique, du Maghreb et de l’Afrique, et surtout proche également du Sahel, région qui ayant connu de nombreux troubles et bordée d’États faillis, est encore aujourd’hui une plaque tournante majeure de tous les trafics internationaux les plus importants et les plus rémunérateurs (armes, drogues, cigarettes, médicaments, or, minerais précieux …). Quoi qu’il en soit, cet immense territoire, la région sahélo-saharienne, est un foyer du crime organisé et du terrorisme islamiste (qui sert souvent et surtout de paravent et de « légitimation » à des structures criminelles de trafics et de pillage, à des organisations irrédentistes, à des oppositions tribales ou claniques séculaires), et Ben Brahim connaissait bien la région, ses tribus et les dialectes des communautés sahéliennes…
« Au banquet de la corruption, l’or vaut plus que la foi ! » (Jacques Brillant)
Alors comment expliquer qu’un nombre si élevé de personnalités importantes soit impliquées dans cette affaire ? Et bien ne soyons pas naïfs, que cela nous plaise ou non, l’argent est souvent, pour beaucoup, le seul véritable maître voire un véritable Dieu, que ce soit pour les plus misérables comme pour les puissants. Ici, c’est en l’occurrence l’attrait du profit qui a motivé ces hauts responsables compromis dans cette sinistre histoire et qui en voulaient assurément toujours plus.
Ben Brahim étant au cœur, entre autres, d’un vaste et important trafic de drogue, le trafic le plus lucratif de la planète, il avait ainsi toute la puissance financière nécessaire pour s’acheter n’importe quel débiteur, aussi puissant et influent soit-il. De même, comme le disait Charles Quint : « les incorruptibles ça n’existe pas, ils sont tout simplement plus chers que les autres ! ».
C’est fort regrettable mais c’est ainsi, c’est la triste réalité humaine. Surtout en période de crise, comme nous en connaissons aujourd’hui. Certains diront aussi que ce genre de problèmes est inhérent à une région où la corruption est endémique comme au Maghreb ou en Afrique. Or c’est faire preuve d’une grande malhonnêteté et hypocrisie d’affirmer cela car ce fléau est vieux comme le monde et touche toutes les parties du monde. Même nos sociétés occidentales et nos démocraties, pourtant si moralisatrices, ne sont pas épargnées. Il suffit de se rappeler les nombreuses affaires qui émaillent chaque jour le Vieux continent comme celle des textos échangés entre la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen et le patron de Pfizer au sujet de vaccins ou encore celle du « Qatargate » qui a été révélée récemment au sein du Parlement européen et qui n’est sûrement que l’arbre qui cache la forêt…
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Y a-t-il eu un accord entre le gouvernement marocain et « Le Malien » ?
A ce stade de l’enquête, nul ne le sait mais c’est une éventualité fort possible.
Très ambitieux, Ben Brahim avait eu l’idée de développer son business à un cran supérieur et avait alors commencé à transporter, par voie terrestre, de la cocaïne de l’Amérique latine vers l’Afrique de l’Ouest, via le Mali et le Niger, vers l’Algérie, la Libye et l’Égypte, ou par voie maritime jusqu’aux côtes marocaines puis vers l’Europe. « Le Malien » maîtrise petit à petit les tenants et les aboutissants des chaînes de production, de transformation et de distribution, après avoir noué de solides relations avec des généraux impliqués dans la politique et la drogue en Bolivie. Il est même tombé amoureux de la fille d’un officier supérieur qui a accepté de l’épouser dans le cadre d’une alliance gagnant-gagnant avec son père.
Au Maroc, « Le Malien » tisse dès lors des relations avec plusieurs dirigeants politiques et sécuritaires notamment du nord du pays et de Zagora pour transporter la drogue vers le reste du continent. Pour blanchir son argent, il achetait des actions et participations pour les revendre et investissait une autre bonne partie dans des appartements à Marina Saidia et dans de nombreux commerces et sociétés. En 2015, faisant l’objet d’un mandat de recherches d’Interpol, il a été appréhendé à bord d’une voiture contenant 3 tonnes de cocaïne après une course-poursuite avec la gendarmerie dans le désert mauritanien, à la frontière avec le Maroc.
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Il fut libéré grâce à ses puissantes et influentes relations. Mais un membre de ses « complices » vend la mèche à la police aux frontières. C’est ainsi qu’il fut arrêté en 2019 à l’aéroport de Casablanca avant d’être condamné à 10 ans de prison dans une affaire de « trafic international de drogue ». Soupçonnant une trahison de ses acolytes présumés, qui l’auraient dépossédé de ses biens, « Le Pablo Escobar du Sahara » finit par passer aux aveux. La suite est connue : le 21 décembre 2023, Abdenbi Bioui, Saïd Naciri et 18 autres personnes ont été interpellés puis incarcérés à la prison d’Oukacha sur ordre du juge d’instruction. Quatre autres personnes sont poursuivies en état de liberté provisoire.
A ce stade, il n’y a pas d’éléments sérieux pour confirmer la thèse du piège et encore moins d’un potentiel deal avec le pouvoir. En tout cas, il semblerait que Ben Brahim ait décider après quatre ans d’emprisonnement de ne pas permettre à ses « amis » et présumés complices de jouir de la belle vie, surtout après avoir découvert qu’ils auraient mis la main sur ses biens personnels…
Pour l’heure, il est fort possible que d’autres personnalités marocaines, mais également d’autres nationalités, soient aussi impliquées dans cette affaire, la suite de l’enquête nous le dira…
Or, dans ce contexte et l’opportunité de cette sinistre affaire, loin d’une quelconque tentative d’« étouffement » comme il est souvent de rigueur pour de nombreux gouvernements, et encore une fois, sous toutes les latitudes, la Justice et l’État marocain semblent plus que jamais déterminés à nettoyer les « écuries d’Augias » et lancer la plus grande opération anti-corruption de l’histoire du pays. Et c’est tout à leur honneur !
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Roland Lombardi est docteur en Histoire, géopolitologue, spécialiste du Moyen-Orient et des questions de sécurité et de défense. Fondateur et directeur de la publication du Diplomate.
Il est chargé de cours au DEMO – Département des Études du Moyen-Orient – d’Aix Marseille Université et enseigne la géopolitique à Excelia Business School de La Rochelle.
Il est régulièrement sollicité par les médias du monde arabe. Il est également chroniqueur international pour Al Ain. Il est l’auteur de nombreux articles académiques de référence notamment : « Israël et la nouvelle donne géopolitique au Moyen-Orient : quelles nouvelles menaces et quelles perspectives ? » in Enjeux géostratégiques au Moyen-Orient, Études Internationales, HEI – Université de Laval (Canada), VOLUME XLVII, Nos 2-3, Avril 2017, « Crise du Qatar : et si les véritables raisons étaient ailleurs ? », Les Cahiers de l’Orient, vol. 128, no. 4, 2017, « L’Égypte de Sissi : recul ou reconquête régionale ? » (p.158), in La Méditerranée stratégique – Laboratoire de la mondialisation, Revue de la Défense Nationale, Été 2019, n°822 sous la direction de Pascal Ausseur et Pierre Razoux, « Ambitions égyptiennes et israéliennes en Méditerranée orientale », Revue Conflits, N° 31, janvier-février 2021 et « Les errances de la politique de la France en Libye », Confluences Méditerranée, vol. 118, no. 3, 2021, pp. 89-104. Il est l’auteur d’Israël au secours de l’Algérie française, l’État hébreu et la guerre d’Algérie : 1954-1962 (Éditions Prolégomènes, 2009, réédité en 2015, 146 p.). Co-auteur de La guerre d’Algérie revisitée. Nouvelles générations, nouveaux regards. Sous la direction d’Aïssa Kadri, Moula Bouaziz et Tramor Quemeneur, aux éditions Karthala, Février 2015, Gaz naturel, la nouvelle donne, Frédéric Encel (dir.), Paris, PUF, Février 2016, Grands reporters, au cœur des conflits, avec Emmanuel Razavi, Bold, 2021 et La géopolitique au défi de l’islamisme, Éric Denécé et Alexandre Del Valle (dir.), Ellipses, Février 2022. Il a dirigé, pour la revue Orients Stratégiques, l’ouvrage collectif : Le Golfe persique, Nœud gordien d’une zone en conflictualité permanente, aux éditions L’Harmattan, janvier 2020.
Ses derniers ouvrages : Les Trente Honteuses, la fin de l’influence française dans le monde arabo-musulman (VA Éditions, Janvier 2020) – Préface d’Alain Chouet, ancien chef du service de renseignement et de sécurité de la DGSE, Poutine d’Arabie (VA Éditions, 2020), Sommes-nous arrivés à la fin de l’histoire ? (VA Éditions, 2021), Abdel Fattah al-Sissi, le Bonaparte égyptien ? (VA Éditions, 2023).
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