Ciro Maddaloni, ex-cadre d’IBM, passé par la présidence du Conseil italien avant de devenir haut-fonctionnaire du Conseil européen, est désormais retiré de la fonction publique européenne et consultant indépendant, ce qui lui permet de porter un regard libre et sans concessions sur le Qatargate et tant d’autres dysfonctionnements des institutions européennes .
ADV) Quelle a été votre réaction après la révélation du Qatargate ? Le saviez-vous déjà depuis un certain temps ou le soupçonniez-vous ?
C.M : La réaction à la nouvelle du Qatargate, déconcertante, ne peut être que l’indignation. Il s’agit en effet de personnalités qui reçoivent des salaires et indemnités appropriés au rôle qu’elles occupent. Malheureusement, malgré cela, on a souvent l’impression que ce ne sont pas toujours et uniquement les intérêts des citoyens européens qui font bouger les leviers des institutions européennes. De nombreux choix entrepris par la Commission laissent perplexe, précisément parce qu’ils sont éloignés des besoins et des problèmes quotidiens des citoyens ordinaires.
ADV) Pensez-vous que le Qatargate va entraîner un discrédit général des institutions européennes si l’omertà habituelle ne stoppe pas les enquêtes en cours en Belgique, en Grèce et en Italie, notamment ?
Ce scandale affecte lourdement la crédibilité des institutions européennes – le Parlement et la Commission – celles que les citoyens européens perçoivent le plus directement. Mais le problème est beaucoup plus large au niveau des institutions européennes : en effet d’autres institutions moins connues comme le Comité européen des régions et le Comité économique et social européen ne sont malheureusement pas « à l’abri » de ce virus. Sans parler des agences de la Commission européenne dont certaines ont été placées sous surveillance pour des scandales de toutes sortes et beaucoup d’autres finiraient de la même manière si des contrôles précis étaient réellement effectués sur la façon dont les fonds publics sont dépensés et sur la manière de gérer le personnel interne et les entrepreneurs travaillant dans et avec les agences. Celles-ci accomplissent des tâches spécifiques et elles ont en fait beaucoup de pouvoir pour être en charge de questions qui sont très importantes pour l’économie et la sécurité européennes. C’est précisément dans ces zones opérationnelles que des contrôles beaucoup plus précis devraient être effectués par rapport à ce qui se fait actuellement. Non seulement des contrôles sur les dépenses salariales ou le favoritisme sur le personnel et diverses embauches d’amis et de la famille, mais précisément sur les activités menées dans le domaine de responsabilité de chaque agence. L’objectif de ces contrôles devrait être d’éviter le conditionnement des institutions européennes et décisions communautaires par les différents groupes de pression et lobbyistes qui ont des intérêts spécifiques dans ces secteurs d’activité.
ADV) D’autres ressortissants responsables européens d’autres pays sont-ils impliqués, à part l’Italie, la Grèce et la Belgique ? quid de l’Allemagne, de la Hollande, de la France, etc ?
Malheureusement, force est de constater que ces attitudes répréhensibles impliquent des personnes, quelle que soit leur nationalité d’origine. Il n’y a pas de nationalités à l’abri du conditionnement et des corruptions, même s’il est vrai qu’il existe des nationalités pour qui le conditionnement et le favoritisme ne sont malheureusement pas perçus comme d’aussi graves fautes éthiques que pour d’autres… Je ne parle pas d’ailleurs seulement des pays méditerranéens, mais aussi des pays qui ont récemment rejoint l’Union européenne donc en Europe orientale…
ADV) Les institutions Européennes sont-elles très perméables au lobbyisme de pays totalitaires comme le Qatar l’Arabie saoudite, la Chine, l’Azerbaidjan et pas seulement la Russie ?
Les groupes d’intérêt et les lobbies puissants n’agissent guère directement sur les fonctionnaires de la Commission ou les membres du Parlement européen. Très souvent, ils font appel à des bureaux professionnels qui travaillent pour les institutions européennes à divers titres. Généralement, ces cabinets professionnels font à leur tour appel à du personnel qui travaillait auparavant dans les institutions avec des contrats à durée déterminée, ce qui leur a permis de créer un réseau de contacts personnels qui sont ensuite utilisés pour pénétrer dans les bureaux de la Commission qui les intéressent pour certaines questions. Les modalités sont assez simples : vous commencez par prendre une bière ensemble Place De Luxembourg (lieu du Parlement européen, ndlr) le jeudi soir, puis vous recevez une invitation à un événement et vous passez la soirée avec de la musique et de la bonne nourriture et ensuite vous continuez là où il y a un terreau fertile avec des cadeaux, voyage et plus encore…
L’engrenage est activé : les fonctionnaires qui tombent dans ce piège le font souvent sans même se rendre compte du sérieux d’accepter une invitation à dîner. Au départ, cela semble être une chose innocente venant d’un ancien collègue, mais cela se transforme rapidement en un piège qui peut avoir des implications très graves.
Il existe une autre forme de sollicitation plus “technique” envers les fonctionnaires qui traitent des dossiers spécifiques, comme cela s’est produit par exemple avec les rapports de la Commission européenne sur le glyphosate qui se sont révélés être largement “copiés” des spécifications techniques de la multinationale qui le produit… Cela est possible en raison de l’incompétence des fonctionnaires en charge de ce dossier, de la complexité de l’affaire et de la capacité du lobbyiste en service à inciter le fonctionnaire responsable de transmettre son document à celui qui a la tâche de rédiger le rapport.
Il s’agit d’un fait très grave qui, de plus, n’a même pas eu l’importance qu’il méritait, contrairement au cas des pots-de-vin qatariens. Les pots-de-vin provoquent l’indignation parce qu’ils consistent à faire passer de l’argent d’un lobbyiste à un politicien ou à un fonctionnaire. Mais le passage d’une spécification technique d’un lobbyiste à un fonctionnaire peut également causer d’immenses dommages aux citoyens, aux intérêts européens et à l’économie de l’Europe. Et cela ne coûte souvent au lobbyiste que quelques dîners et quelques invitations dans des clubs de golf, de tennis, etc…
ADV) Selon vous est-ce étonnant que le groupe le plus gravement corrompu au Parlement européen – avec le Qatargate et le « MarocGate » – soit celui le plus donneur de leçons de morale : le groupe socialistes et démocrates auquel appartenait la vice-présidente du Parlement européen Eva Kaili arrêtée en décembre dernier ?
Comme je l’ai déjà dit, la corruption affecte les gens indépendamment de leur nationalité d’origine ou du groupe politique auquel ils ont adhéré. En revanche, ce qu’on peut
certainement reprocher au groupe politique Socialistes et Démocrates qui se targue de son intégrité morale, c’est qu’il n’a pas mis en place des mesures de contrôle et de vérification pour prévenir ce type de déviances, donc cela les disqualifie à jamais de pouvoir donner des leçons à d’autres en matière de rectitude morale.
ADV) y a-t-il un début de réaction face au diktat moral d’une certaine gauche moraliste et de l’extrême gauche en Europe ?
Ce scandale a sérieusement ébranlé certains groupes politiques précisément parce que l’un de leurs thèmes de base pour toute discussion est leur intégrité morale autoproclamée. Comme mentionné précédemment, les gens sont avant tout des humains, donc en tant que tels, ils peuvent être faibles, quel que soit le groupe politique auquel ils appartiennent. C’est précisément pour cette raison que les partis qui ont tant fait étalage de leur intégrité morale paient aujourd’hui un prix énorme en termes d’image pour ces événements qui, je le répète, restent toujours des événements personnels, qu’ils arrivent à un politicien de centre-droit ou de centre-gauche. Or la gauche, avec ce scandale, a perdu l’un des rares arguments qu’elle pouvait encore utiliser pour se distinguer des autres partis politiques.
ADV) Comment expliquez-vous que les mêmes qui ont toujours dénoncé aux États Unis et en Europe – à gauche comme à droite – les ingérences et lobbying russes dans nos démocraties n’ont jamais dénoncé l’équivalent de la part des Saoudiens, des Turcs, des Azéris, des sSaoudiens, des Chinois, certes, pas plus démocratiques que la Russie… ?
Je pense que cela est uniquement dû au fait que les Saoudiens et les Qataris sont encore de petites réalités en Europe. Il est certes beaucoup plus pratique de cibler les États-Unis ou la Russie. On découvre maintenant que le Maroc faisait aussi du lobbying auprès des institutions européennes. Peut-être devrions-nous mettre de côté notre snobisme et considérer que n’importe quel pays ou entreprise, aussi petit soit-il, s’il a un moyen de défendre ses intérêts, le fasse. Et c’est ça la réalité face à laquelle on doit trouver des parades.
ADV) Etes-vous déçu que l’Europe ait décidé de ruiner son économie au nom de la morale et du refus de dépendre de la Russie pour l’énergie alors que les résultats de ces sanctions vont être une grande dépendance envers les États-Unis, le Qatar et Azerbaïdjan, pas plus démocratiques que la Russie ?
Les politiques énergétiques adoptées en Europe au début des années 2000 ont créé une très forte dépendance au gaz russe. Maintenant, nous avons découvert que nous sommes vulnérables aux humeurs d’un dictateur assoiffé de sang. Pourtant, l’Union européenne dispose des compétences dans les domaines du nucléaire et des énergies renouvelables pour pouvoir répondre en grande partie aux besoins énergétiques des citoyens et des entreprises européennes. Maintenant, avec la douche froide de la guerre en Ukraine, nous avons enfin compris qu’il fallait diversifier nos sources d’énergie, ce qu’il fallait faire bien avant aussi pour mettre en concurrence les différents fournisseurs.
N’oublions pas qu’un homme politique allemand de premier plan, Gerhard Schröder, a quitté la politique active et est passé à la politique de lobbying pro-russe en travaillant pour Gazprom, ce qui a conduit l’Allemagne à une dépendance quasi totale vis-à-vis du gaz russe. Des politiques environnementales extrêmes ont complété ce tableau, et maintenant, nous en payons chèrement les conséquences. Mais je voudrais préciser que nous avons également fait la même erreur dans d’autres secteurs stratégiques comme celui de l’électronique et le secteur des principes actifs pour les médicaments. Nous avons découvert à la suite de l’accident d’un gros cargo dans le canal de Suez que les approvisionnements chinois ne pouvaient pas arriver en Europe dans les délais requis et cela a mis en crise de nombreuses productions industrielles européennes. Cela suffirait à nous faire réaliser que nous devons toujours avoir des sources d’approvisionnement différentes. L’économie mondialisée est une chose, la dépendance totale vis-à-vis de quelqu’un d’autre en est une autre, et maintenant, nous avons pu y toucher.
ADV) La guerre en Ukraine et les sanctions qui en suivent vont-elles provoquer selon vous une déflagration économique et sociale en zone euro ?
Je ne pense pas que la guerre en Ukraine durera longtemps. Désormais, les deux parties au conflit accusent non seulement de la fatigue mais aussi un manque de munitions et d’hommes. La guerre se terminera bientôt et la paix apportera une période de forte reprise économique après la reconstruction des destructions de guerre. Les frais de tout cela seront payés par des citoyens russes pauvres qui resteront isolés sur leur vaste territoire, privés du minimum de bien-être qu’ils connaissent depuis 20 ans. Dans l’après-guerre, il faudrait aussi réfléchir à un plan d’aide à la Russie pour éviter qu’elle ne devienne une nouvelle « Libye ».
ADV) La Hongrie a adopté une position prudente vis-à-vis des sanctions, était-ce selon vous la bonne voie la plus respectueuse de l’intérêt national ? L’Italie, l’Allemagne et la France, qui avaient des intérêts forts en Russie, auraient-elles dû refuser des sanctions qui ressemblent à des « auto-sanctions » ?
Sur ce point, je ne pense pas qu’il existe vraiment toute cette différence entre la Hongrie, l’Italie et la France. Ce sont souvent les journalistes qui amplifient l’information en offrant une vision déformée de la réalité. Les décisions au Conseil européen ont toujours été prises à la majorité donc… ce qui compte ce ne sont pas les distinctions, mais les politiques de sanctions et les décisions sur le plafond du prix du gaz adoptées par l’Union européenne.
Pour ce qui est de la pertinence et des effets des sanctions, rappelons que les sanctions que l’Union européenne a imposées au fil du temps à divers pays (Libye, Iran, Russie) n’ont jamais eu pour résultat d’affaiblir le sujet contre lequel les sanctions avaient été activées, mais ont en revanche créé des difficultés considérables pour la population civile qui en fait souvent le seul à subir les effets négatifs des sanctions sur sa propre peau.
Les sanctions ont toujours renforcé le dictateur en place qui a pu ainsi utiliser l’excuse des sanctions par les pays européens pour justifier de nouvelles atrocités.
De plus, les sanctions imposées par l’Union européenne ont toujours été contre-productives pour l’Europe elle-même, car elles ont eu un impact non seulement sur les relations diplomatiques avec les pays soumis aux sanctions, mais aussi sur l’économie européenne. Il convient également de rappeler que les sanctions ont un impact inégal sur les pays européens et leurs économies. Par exemple, certains pays européens subissent un impact économique limité, tandis que d’autres subissent presque entièrement les effets négatifs et de rétorsion résultant des sanctions. Il conviendrait donc de ne pas imposer de sanctions commerciales, mais plutôt d’adopter des politiques dissuasives à l’égard des dirigeants politiques des pays à sanctionner, comme, par exemple l’interdiction de participer à des réunions internationales, la suspension de l’ONU, l’expulsion de ambassadeurs, etc, mais sans affecter les visas pour les citoyens et même pas les priver de biens utiles à leur vie.
Pour revenir au grave problème de la dépendance européenne envers les énergies et donc le gaz américain, en remplacement partiel du gaz russe, rappelons que le gaz américain est bien plus cher, car les processus de compression et de décompression – liquefaction et regassification, sont chers, tout comme le transport du GNL par méthaniers. Cependant, le prix est 30% plus élevé donc ce n’est pas forcément ce qui nous ruine. Nous sommes surtout ruinés par la dépendance et le caractère aléatoire des approvisionnements.
ADV) Quid du problème du prix de l’électricité européen qui est basé sur le tarif de l’arhen en France?
Il faut éviter que le prix de l’électricité ne soit tiré vers le haut par les coûts élevés d’une ou plusieurs sources de production, voire récompenser les systèmes de production les plus efficaces et ajuster le prix de ces sources de production afin de contraindre les systèmes les moins efficaces à adapter. Par exemple, la production d’électricité par des centrales hydroélectriques, nucléaires, géothermiques doit être considérée comme une référence pour la définition du prix de l’énergie, car si au contraire l’énergie solaire, le gaz ou l’éolien est pris comme référence, il y a un risque de tirer le prix de l’énergie vers le haut. Par conséquent, les paramètres à utiliser pour la définition du prix de l’énergie ne peuvent pas être uniquement le gaz maintenant ou les énergies renouvelables demain, mais doivent être l’impact environnemental, les coûts de production, la fiabilité de la source d’énergie et tous les paramètres qui contribuent à rendre le système fiable et efficace.
ADV/ Quid du lobbying américain et multinational des membres de la commission ?Rappelons que la presse a révélé que Stella Kiriakides, la commissaire européenne chypriote, entretient depuis des années des liens étroits avec les principaux fabricants de vaccins tels que Pfizer et AstraZeneca. Or elle a reçu miraculeusement sur son compte 4 millions d’euros d’une banque et après l’intermédiation d’une étrange société-écran…. Sans parler de l’autre méga scandale autour des relations ambigües de la Présidente de la Commission, Von der Leyen, avec des labos et les aides de centaines de millions d’euros de deniers européens perçus indument par les filiales fictives dans cinq pays européens d’une société de son mari….
Malheureusement, le lobbying a imprégné les fonctionnaires bruxellois à tous les niveaux. Nous avons eu des nouvelles de millions d’euros comptabilisées dans le compte de cette Commissaire européen que vous mentionnez, puis les nouvelles ont disparu des pages des journaux…. La presse a également fait état de messages échangés entre la haute direction de la Commission et certaines sociétés pharmaceutiques américaines. Là aussi, silence… Il est clair que le lobbying américain des multinationales US a été très actif à l’époque où l’Europe et le monde entier cherchaient un vaccin pour répondre à la pandémie de COVID 19. Malheureusement, ces événements n’ont pas été étudiés autant que nécessaire. On rappellera que jadis, la Commission européenne avait dû démissionner suite à un scandale (autour d’Edith Cresson, en 1999) qui, en comparaison, serait considéré comme une petite farce… Alors qu’ici ,on soupçonne des hauts dirigeants européens – et donc le top management de la Commission européenne – de collusion avec des grands groupes américains. Cela devrait faire l’objet d’une enquête approfondie, ne serait-ce que pour dissiper tout soupçon sur la Commission européenne et son travail. Ou alors, la Commission devrait sérieusement envisager une « réinitialisation », comme cela s’est produit précisément avec le scandale précédent en 1999.