Illustration : Un timbre représentant Grímur Kamban ponsant le pied sur les îles Féroé (source: Viking History)
REPORTAGE - Restrictions européennes, limitation des quotas de pêche, pressions du Danemark et de Bruxelles pour limiter le commerce avec la Russie… Les habitants de l’archipel voient d’un mauvais œil ces nombreuses ingérences.
Selon les sagas scandinaves, corpus de textes mythologiques et historiques, le premier homme à avoir foulé les terres hostiles des îles Féroé est un viking norvégien du nom de Grímur Kamban, au IXe siècle. Perdu entre l’Islande et l’Écosse, cet archipel de 18 îles appartenant au royaume du Danemark depuis 1816 importune quelque peu le continent européen. Peuplé d’environ 55.000 habitants, ce territoire insulaire est totalement dépendant de la pêche. 95% de son économie est lié aux activités halieutiques. Tous les Féringiens, hommes et femmes confondus, ont une relation quasi passionnelle avec la mer. Pour se rendre d’une île à une autre, ils prennent le ferry ou se déplacent avec leur propre bateau. Il n’est pas rare de croiser dans les petits villages et hameaux qui peuplent l’archipel des poissons séchés aux portes des habitations. Les animaux aquatiques sont au cœur de l’alimentation des locaux, mais aussi de leur culture.
A l’international, les îles Féroé sont connues pour la tradition annuelle du « grind », très décriée par les associations de défense des animaux, qui consiste à encercler des cétacés en mer avec des bateaux, puis à les tuer au couteau. « Ce n’est ni plus ni moins qu’une tradition ancestrale », expliquent des locaux, qui conçoivent cette tradition comme une sorte de chasse locale à laquelle ils sont très attachés. Chaque baleine abattue est soigneusement découpée et mise au réfrigérateur, pour être consommée pendant plusieurs mois. Malgré la forte quantité de mercure dans le sang de l’animal, les Féringiens la cuisine à toutes les sauces.
La relation entre Tórshavn et Moscou dans le viseur de Copenhague
La pêche est aussi au cœur des intérêts économiques et politiques de l’archipel. Or, depuis la guerre en Ukraine, les autorités danoises réclament une limitation du commerce avec la Russie, injonctions que le gouvernement féringien voyait d’un mauvais œil en avril dernier. « Les îles Féroé sont tout à fait capables d’évaluer ce qu’il se passe sur leur territoire », avait alors déclaré le chef de la diplomatie de l’archipel, Høgni Hoydal, en taxant même l’ingérence de Copenhague « d’impérialisme ». Néanmoins en juin dernier, en raison des pressions constantes du gouvernement danois, qui a un droit de regard sur la politique extérieure de l’archipel, les îles Féroé ont été contraintes de limiter l’accès à leurs ports aux navires russes. « Les activités des navires de pêche russes dans les ports seront limitées au changement d’équipage, à l’avitaillement, au ravitaillement, au débarquement et au transbordement », a indiqué le gouvernement féringien. En effet, Copenhague et, par extension, Bruxelles s’inquiètent des va-et-vient des bâtiments provenant de Russie dans les installations portuaires de l’archipel. Les autorités danoises et européennes craignent que Moscou se serve de l’amarrage de ses navires pour espionner l’archipel.
Tórshavn, la capitale féringienne, a indiqué que « seuls les navires de pêche pratiquant exclusivement la pêche dans le cadre de l’accord bilatéral entre les îles Féroé et la Russie seront autorisés à entrer dans les ports féringiens », excluant ainsi les travaux de maintenance et de réparation. La réponse du kremlin ne s’est pas faite attendre, en novembre dernier, l’ambassadeur russe au Danemark Vladimir Barbin a indiqué que l’accord halieutique avec les îles Féroé serait réétudié. La fermeté de Moscou ne vise ici pas Tórshavn mais Copenhague. Néanmoins, la fin de cette relation commerciale représenterait un manque à gagner d’environ 107 millions d’euros pour les Féringiens, soit près de la moitié des exportations totales des îles Féroé de produits de la pêche pélagique sur l’année 2023. Depuis 1977, un accord de pêche est renouvelé chaque année entre les îles Féroé et la Russie, stipulant que les navires russes peuvent pêcher aux larges de l’archipel et que les bâtiments féringiens ont le droit de se rendre en mer de Barents, dans l’océan Arctique. L’accord halieutique avec Moscou avait été prolongé en novembre 2022 dans un contexte de guerre en Ukraine. Une décision qui n’avait pas manqué de faire grincer des dents Copenhague, qui adopte une politique de soutien inconditionnel à Kiev.
Toujours est-il, cette restriction du mois de juin imposée à des navires russes a provoqué l’ire des pêcheurs. Dans la petite bourgade de Runavik, sur l’île septentrionale d’Eysturoy, les habitants accusent le coup de cette régulation européenne. Nichée en contrebas de hauts plateaux, cette cité portuaire ressemble à une carte postale. Fjord transperçant les falaises abruptes, une vingtaine de maisons en bois colorées en rouge, en vert et en jaune, avec un petit port à taille humaine. Derrière cette description idyllique, il y a la réalité. Aux îles Féroé, c’est un temps breton, la météo est plus que capricieuse. Dépassant rarement les 12 degrés Celsius en plein mois d’août, plusieurs fois dans la journée, une pluie diluvienne s’ajoute aux vents violents et aux épais brouillards.
Près d’un tiers des exportations de l’archipel est destiné à la Russie
Dans une petite salle communale au centre de la ville, un homme d’un certain âge, nommé Lars, le visage buriné par la vie en mer, ne cache pas son mécontentement, « Copenhague pense plus à l’Ukraine qu’aux ressortissants des îles Féroé. Nous n’avons aucun problème avec la Russie. Ici, à Runavik, les bateaux russes avaient l’habitude de décharger leur cargaison et tout se passait très bien », lance-t-il à haute voix. Tous les pêcheurs présents acquiescent. La conversation prend rapidement une tournure politique. Björn, un marin amputé d’une main, ajoute d’un ton agacé : « Nous pêchons avec les Russes depuis des années, il y a différents quotas pour la prise du cabillaud, de l’églefin, du merlan et du hareng ». Environ un tiers de leur saisie halieutique est en effet destinée au marché russe.
Ce ras-le-bol féringien s’entend partout sur l’archipel, à Klaksvík deuxième ville la plus peuplée sur l’île de Bordoy, mais également dans les petits villages de pêcheurs de Hvalvik, Hosvik ou encore Midvagur. A Hvalba, sur l’île méridionale de Suduroy, un marin à la retraite décrit à Factuel ses nombreuses escapades vers le Groenland et dans l’océan Arctique, non loin des côtes russes. Il raconte qu’il a amarré plusieurs fois à Dunkerque. Autour d’une bière locale, la Föroja Bjór, il narre cette anecdote du XVIIe siècle, lorsqu’un navire des régences barbaresques d’Afrique du Nord était venu dans ce village pour le piller, tout en nous montrant le cimetière construit peu de temps après. Mais une fois de plus, la discussion revient au même sujet : le commerce avec la Russie.
« La moitié de nos exportations c’est du saumon d’élevage, mais l’Union européenne impose des taxes qui nous empêche finalement de vendre nos poissons car ils deviennent trop coûteux. Et après, on nous reproche de regarder vers d’autres marchés, dont le russe », s’indigne-t-il, en se remémorant la brouille avec Bruxelles en 2014 : « Tous les ports européens nous étaient fermés à cette époque pour des questions de quotas ». En effet, pendant plus d’un an, l’Union européenne avait décidé de stopper les importations en provenance des îles Féroé en raison de la surpêche de harengs et de maquereaux de l’archipel. Toujours en 2014, alors que les tensions étaient à leur comble en Ukraine après l’annexion de la Crimée, la Russie avait imposé un embargo agroalimentaire sur le Vieux continent. Or, les Féringiens avaient demandé à l’époque d’être exemptés de sanctions russes. Malgré les invectives de Copenhague, Tórshavn continuait son commerce avec Moscou. En quelques mois à peine, la famille Jacobsen était devenue milliardaire en dépassant les producteurs de saumons norvégiens.
Ces brouilles à répétition poussent les habitants de l’archipel à se questionner sur le bien-fondé d’une union avec le Danemark. Pour l’heure, la question est clivante et les avis sont partagés. Si certains souhaitent une indépendance totale pour ne plus être dépendants de Copenhague, d’autres tiennent à maintenir le statu-quo car la couronne danoise subventionne l’archipel. Ce constat est également visible au Parlement féringien (Løgting), qui est composé d’autant de forces politiques en faveur de l’association avec le Danemark que de partisans d’une autonomie complète. Le dernier référendum pour l’indépendance date de 1946. « Les indépendantistes l’avaient remporté, mais le roi du Danemark de l’époque, Cristian X, a dissous le Parlement pour imposer un nouveau vote favorable à Copenhague », précise Erik. Un nouveau scrutin sur cette question devait avoir lieu en 2018 mais a été repoussé sine die.