Sic Transit Gloria Ecclesiae

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Julien Aubert

Mais quelle mouche a donc piqué le pape ? 

Le 18 décembre 2023, le dicastère pour la doctrine de la foi, l’organisme de la curie romaine chargé de veiller à la rigueur idéologique, a publié, avec l’accord du pape François, une déclaration doctrinale « Fiducia supplicans » (la confiance suppliante) autorisant la bénédiction des couples homosexuels.

Le retournement idéologique du Vatican sur une sujet sensible a provoqué un raidissement de certains évêques en France, lesquels ont décidé de donner instruction de bénir individuellement chaque personne homosexuelle, et non le couple en tant que tel, mais c’est sur le continent africain que le tollé a été le plus massif. Les évêques africains ont carrément refusé d’appliquer cette tolérance. 

Devant la fronde d’une partie de sa base, le cardinal Fridolin Ambongo, par ailleurs président du symposium des conférences épiscopales d’Afrique et de Madagascar (qui rassemble tout le haut clergé du continent) a écrit au pape François pour que soit clarifiée cette question de bénédiction, incomprise sur le continent (32 pays sur 54 interdisent aujourd’hui l’homosexualité en Afrique). La démarche était probablement concertée avec le Saint Siège, dans un jeu de rôles assumé, car Ambongo est proche du souverain pontifie. Sa lettre, tirée au cordeau, était destinée à éteindre rapidement l’incendie.

Cette opération a permis au dicastère pour la doctrine de la foi, au choix, de nuancer, d’expliciter ou de rétropédaler en publiant le 4 janvier une note interprétative : les évêques auront le choix d’appliquer ou non l’a bénédiction des couples homosexuels. Le pape a immédiatement ouvert un contre-feu médiatique en demandant l’interdiction de la GPA : rien ne marche mieux pour remobiliser les troupes que de cibler un nouvel Ennemi. 

Il en faudra cependant plus pour désarmer les adversaires du pape que cette affaire a horrifié. L’analyse de la polémique est révélatrice de trois enseignements sur le pontificat de François (1), sur le rôle de l’Église par rapport à la société (2) et enfin sur le monde clivé civilisationnellement dans lequel nous évoluons (3). 

Premier enseignement : le pontificat actuel.

La charge politique la plus féroce contre « Fiducia Supplicans » n’est pas venue d’Afrique mais d’Allemagne, plus précisément du cardinal Gerhard Müller, que le pontife actuel a débarqué de la Curie il y a quelques années. Pas franchement un soutien du pape, donc. Müller a publiquement qualifié «Fiducia supplicans» de texte «blasphématoire» après sa sortie. Ce faisant, il a placé le débat sur le terrain doctrinal, avec d’autant plus de poids qu’il a occupé le poste de préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi jusqu’en 2017, et qu’il avait été nommé par Benoît XVI en 2012. 

En d’autres termes, c’est bien un procès en illégitimité par rapport à l’héritage conservateur de Jean-Paul II et Benoit XVI que Müller a instillé, remettant en cause l’autorité de son successeur, le cardinal argentin Víctor Manuel Fernández. Le symbole est fort : d’un côté l’Allemagne, pays natal de Ratzinger et de Müller, de l’autre, deux ecclésiastiques sud-américains, Bergoglio et Fernandez. Comment ne pas y voir le symbole d’une alternance papale qui a mal tourné ? 

Fernandez a répondu à Müller à l’occasion de la note interprétative de début janvier en affirmant : « Il est clair qu’il n’y aurait pas de place pour se distancer doctrinalement de cette Déclaration ou pour la considérer comme hérétique, contraire à la tradition de l’Église ou blasphématoire ». 

Cela n’a pas suffi. Une partie des prélats conservateurs n’est visiblement pas prête à en rester là. 

Une seconde charge contre «Fiducia supplicans » est venue du cardinal africain Sarah, ancien préfet de la Congrégation pour le culte divin et la discipline des sacrements, également nommé par Benoit XVI. Celui-ci n’a pas hésité le 8 janvier, à parler d’hérésie, plutôt que de blasphème. La distinction a son sens car l’hérésie renvoie à une doctrine condamnée par l’Église. Pour Robert Sarah, créé cardinal par Ratzinger, le « manque de clarté » de la déclaration du dicastère pour la Doctrine de la foi n’a fait qu’« amplifier le trouble qui règne dans les cœurs», elle est le signe que «le diviseur – c’est à dire le diable – a semé la confusion jusqu’au sein de l’Église». Il ne voit donc qu’une réponse : « On ne discute pas avec le diable !», en citant … le pape François. Or, ce faisant, le cardinal Sarah prend à contrepied la réponse du dicastère parue quelques jours auparavant en se plaçant comme Müller sur le terrain théologique. Robert Sarah défie publiquement Fernandez, sur la forme comme sur le fond. 

Inopinément et simultanément, d’anciens écrits de l’actuel préfet pour la Congrégation de la Foi ont ressurgi. En 1998, Victor Manuel Fernandez, qui avait déjà fait paraître en 1995 un livre étrange (Guéris-moi avec ta bouche, L’art d’embrasser) a récidivé en publiant un ouvrage actuellement introuvable : La Passion mystique, spiritualité de la sensualité, dans lequel il explore l’orgasme masculin et féminin, avec d’étranges concepts, comme « la possibilité d’atteindre une sorte d’orgasme épanouissant dans notre relation avec Dieu » ou « la présence de Dieu lorsque deux êtres humains s’aiment et atteignent l’orgasme ; et cet orgasme, vécu en présence de Dieu, peut aussi être un acte sublime d’adoration de Dieu ».

Mon interprétation – et c’est le premier enseignement que je tire de cette crise – est que les prélats conservateurs ont en réalité en ligne de mire le synode actuellement organisé pour réformer l’Église, dont la seconde session est attendue en octobre 2024 et qu’ils suspectent d’être totalement téléguidé. Rappelons qu’en 2014, le Pape et les progressistes avaient subi une défaite lors du premier synode extraordinaire de son pontificat : un paragraphe sur les unions homosexuelles n’avait pas recueilli la majorité qualifiée nécessaire, de même qu’un paragraphe qui se contentait d’appeler à l’accueil des homosexuels sans discrimination (“Les hommes et les femmes homosexuelles doivent être accueillis avec respect et délicatesse.”). Cette fois-ci, les cardinaux Burke et Sarah n’ont pas hésité à participer à une réunion d’opposants au Synode, organisée dans un théâtre proche de la place Saint-Pierre la veille de l’ouverture des travaux. Le cardinal Müller avait déclaré quant à lui que la réunion synodale était « très contrôlée » et assez manipulée, et qu’il était utilisé par certains participants comme un moyen de préparer l’Église catholique d’accepter des idéologies contraires à l’Écriture et à la Tradition, telles que l’acceptation de l’homosexualité, les femmes prêtres et un changement dans la gouvernance de l’Église. 

Clairement, en 2023, le Pape François a essayé d’engager le « match retour » du débat perdu de 2014. La question LGBT a animé la première session, avec des témoignages de participants invoquant leur situation personnelle pour appeler l’Église à plus de tolérance. Le camp conservateur n’a pas pris de gants pour lui déclarer la guerre en sautant sur l’occasion fournie par Fernandez. Si la nature des écrits du cardinal Fernandez est pour le moins originale, les fuites dans la presse montrent que le camp conservateur cherche désormais à obtenir la tête du prélat. 

Pour l’instant, il n’y a pas lieu de parler de schisme car officiellement, François est mis hors de cause mais personne ne s’y trompe. Fernandez est l’un de ses plus proches collaborateurs. 

En vérité, la renonciation de Benoit XVI, en dérogeant à une règle immuable, a déréglé le bel ordonnancement juridique du Vatican car il a juxtaposé pendant quelques années deux papes appartenant à deux tendances doctrinales antagonistes, chacun ayant des soutiens et des camps au sein de l’Église. Ce faisant, la renonciation a quelque peu affaibli l’autorité papale. Quand bien même Benoit XVI a toujours respecté le silence, le pape François a été élu avec deux tutelles au-dessus de lui : Dieu, et l’œil muet de son prédécesseur, fin théologien. 

Un autre effet pervers du précédent de Benoit XVI est qu’il a créé un précédent : inconsciemment, il encourage les déçus du départ de Benoit XVI, à frapper de plus en plus fort dans l’espoir soit de museler ce pontife exécré, soit pourquoi pas de le pousser lui-aussi à la démission. Bref, on le comprendra : les grandes manœuvres pour la succession du pape François ont débuté. 

La seconde raison de s’intéresser à cette crise, au-delà de la politique vaticane est que cette affaire en dit beaucoup sur l’Église catholique et le rôle qu’elle entend jouer en miroir de son temps. 

Au début du christianisme, son clergé débattait de sujets théologiques comme la nature humaine et/ou divine du Christ, le mystère de la Trinité, la querelle du filioque, etc… Ces questions religieuses nées au sein de l’institution étaient le cœur battant de la géopolitique car la société était indexée sur l’autorité religieuse. Ainsi, la querelle du filioque a débouché sur la séparation des Églises de Rome et de Constantinople en 1054, après que Charlemagne se soit emparé du reste du sujet, contre la position officielle du Vatican. 

L’Église s’est ensuite concentrée sur la propagation de la foi, dans le sillage d’une autorité politique émancipée mais fidèle au dogme chrétien. Elle a ainsi débattu de questions éminemment importantes dans la construction de la civilisation occidentale, comme par exemple la reconnaissance d’une âme aux indigènes (controverse de Valladolid, 1550-1551), et accouché d’une pensée originale sur le libre-arbitre, et l’autonomie de la personne humaine. 

Aujourd’hui, l’Église débat de questions sexuelles, ce qui est nettement moins porteur en termes de construction philosophique. C’est d’autant plus étrange qu’historiquement, les premières lois d’interdiction des actes homosexuels par des souverains chrétiens (533, empereur Justinien) n’ont pas été prises sous l’influence des ecclésiastiques. Ce n’est qu’au XIème siècle que le droit canon s’empare doucement de ces sujets, avant de se forger au XIVème et XVème siècle. Il s’agit alors surtout d’un effet collatéral à la volonté de renforcer la sacralisation du mariage et de la relation sexuelle légitime. Les condamnations de « bougrerie », si on met de côté la période de l’Inquisition, étaient souvent formelles et dépourvues de réelle pénalisation : ce qui est vraiment combattu étant le viol ou la pédophilie. Ce n’est qu’au XIXème siècle que l’Église est repartie en croisade contre l’homosexualité, à l’initiative de quelques prélats qui n’auraient pas désavoué le cardinal Müller. Ayant perdu le magistère politique sur les dirigeants, l’Église y a vu un moyen peut-être de conserver un magistère sur les hommes. 

Si ces sujets ont ressurgi avec vigueur sous François, c’est parce que ce dernier a cherché à se dégager de ces sujets secondaires et impopulaires pour recentrer l’Église sur sa mission première, un peu comme de Gaulle était pressé d’expédier l’indépendance de l’Algérie pour s’occuper des affaires mondiales. Néanmoins, se dégager de ce marais politique n’est pas chose facile. 

Depuis le début du pontificat de François en mars 2013, la question des mœurs et plus particulièrement de l’homosexualité lui colle au doigt comme le sparadrap du capitaine Haddock.

En juillet 2013, le pape avait hérissé l’aile conservatrice en déclarant « Si une personne est gay et cherche le Seigneur avec bonne volonté, qui suis-je pour la juger ? », alors qu’on le ramenait de son premier voyage, au Brésil. C’était le prélude d’une tentative au synode de 2014 d’assouplir la position de l’institution sur ce sujet sensible, mise en échec par les conservateurs. 

En 2018, l’archevêque italien Carlo Maria Viganò, ancien secrétaire général du Vatican, avait accusé le pape de fermer les yeux face à certains signalements et préconisait d’éradiquer « les réseaux homosexuels jusqu’au sommet de l’institution ». Il avait été rejoint sur ce thème par les cardinaux traditionalistes Brandmüller allemand, et Burke, américain. 

En 2020, affirmant clairement une position qui était la sienne depuis 2010, François a réaffirmé quant à lui « Les personnes homosexuelles ont des droits à être dans une famille.  (…) Ce que nous devons faire, c’est une loi d’union civile, car ils ont le droit à une couverture légale. ». Cette première saillie avait une nouvelle fois interloqué les plus conservateurs. 

J’en viens maintenant au troisième problème, qui est le fond du sujet : le schisme est grandissant entre un Occident libertaire et un reste-du-monde conservateur. 

Le monde occidental a mis les prélats « hors de la chambre à coucher » et préfère retenir du Christ le message d’amour sans référence à des dogmes moraux, volontiers qualifiés de passéistes. Cet Occident a applaudi la déclaration pontificale, à l’instar du cardinal de Chicago Blase Cupich. Les chrétiens réformateurs pensent en effet que l’Église disparaitra si elle n’évolue pas avec son temps ou si à tout le moins elle n’évacue pas la question de la morale sexuelle de sa communication. Le maitre-mot est la modernisation car la vraie valeur ajoutée du christianisme réside dans l’amour, l’empathie, la générosité et la bienveillance. Interdire à des gens de s’aimer serait contraire à tous ces principes. 

Les chrétiens conservateurs comme Sarah sont devenus minoritaires dans des sociétés hypersexualisées et sont en lutte sourde avec le souverain Pontife qu’ils voient comme immigrationniste et wokiste : pour eux, pas besoin du catholicisme pour propager une idéologie largement représentée sur Netflix, Disney, dans la publicité, à l’université ou au pouvoir.

En creux se joue une différence de vision sur ce que doit être la communauté chrétienne : un bloc de gens purs, au risque de retourner à l’état de secte, ou une organisation de masse, au risque de devenir une coquille vide ? 

Le reste-du-monde, où les masses sont plus conservatrices réfléchit en miroir inversé : céder sur la propagation de mœurs jugées dégénérées, c’est faire plaisir à une minorité et vider leurs églises. Le vrai adversaire, clairement nommé, est bien le modèle occidental. Par exemple, le cardinal Sarah a affirmé qu’il serait peut-être temps de rappeler à l’Occident « que l’homme n’est rien sans la femme, la femme n’est rien sans l’homme et les deux ne sont rien sans ce troisième élément qu’est l’enfant ». Je pense que Sarah, qui connait bien la société africaine et dont le pays est à 90% musulman, sait que les Églises catholiques africaines (260 millions de fidèles) se sont construites dans une grande fidélité à Rome depuis l’époque de la décolonisation, une façon pour elles de prendre leur indépendance à l’égard des missionnaires. Le chaos qui a suivi la déclaration doctrinale de décembre 2023 est donc un vrai danger pour leur survie. 

Le défi pour une Église sise à Rome, sur un continent qui se dépeuple, est de s’interroger si elle peut aller contre la grande majorité des catholiques de demain. Elle devrait également s’interroger si le catholicisme est réellement toujours le même sur toute la planète. L’Église anglicane, qui a débattu de la question homosexuelle, a connu les mêmes déboires, en petit. Depuis 30 ans, les « provinces » anglicanes sont tiraillées entre progressistes – essentiellement en Occident – et conservateurs, avant tout en Afrique. L’Église anglicane a littéralement implosé sur ce sujet en 2023, lorsque 12 archevêques ont refusé de reconnaître l’archevêque de Canterbury comme leur chef spirituel et refusé de rester liés à sa vision libérale et progressiste, singulièrement sur la question de l’homosexualité.

Le délicat exercice de funambulisme papal n’est cependant que l’écume d’un problème plus profond qui concerne en premier chef l’Afrique, dont le poids démographique futur et la proximité géographique et historique avec l’Europe, en fait un enjeu majeur. Le pape a mis le doigt sur une ligne de cassure qui traverse le monde, et plus particulièrement entre l’Occident et le reste du monde.

La question du divorce Afrique /Europe sur la question des mœurs sexuelles est un sujet politique. Le sujet ne se limite pas à un périmètre catho-catholique. L’islam, très implanté en Afrique, a exactement la même réaction de rejet que le catholicisme africain. 

Or, le repoussoir que constitue la morale sexuelle pour les sociétés traditionnelles tombe au plus mauvais moment, alors qu’une contestation de la primauté du modèle civilisationnel occidental émerge dans l’ancien Tiers-Monde. Le risque est qu’un amalgame soit fait et que le bébé soit jeté avec l’eau du bain : puisque l’Occident serait moralement corrompu, cela permettrait de contester son obsession pour les droits de l’homme ou la démocratie libérale, et de rechercher des solutions politiques alternatives du coté de Pékin ou Moscou. Je n’ai pas souvenir d’avoir vu autant de zèle de la part de certains prélats pour condamner les coups d’états et les atteintes aux droits humains sur le continent. 

Pour la France, ce n’est pas un sujet fictif. Puissance coloniale de premier plan, la France a subi de nombreux revers politiques sur le continent. Or, la nomination comme Premier ministre de Gabriel Attal, en parallèle du pataquès créé par le Pape, a été analysée par un journal sénégalais, le Dakar Times, au seul prisme de l’orientation sexuelle de ce dernier : rappelant que l’ambassadeur français des droits LGBT avait été déclaré « persona non grata » au Cameroun, le quotidien s’est interrogé : qu’en sera-t-il du Premier ministre Français ? Le DT a titré « le lobby homosexuel prend le pouvoir en France », en précisant qu’il n’y a pas de sentiment anti-français mais que les africains s’opposent à « des pratiques qu’ils qualifient d’anti-valeur parce que non conformes à leurs us et coutumes ». Que ces choses soient dites, écrites et affichées sans fard démontrent bien la profondeur du problème, et l’écho au sein des populations. 

En conclusion, ne regardons pas les affres de l’Église catholique comme un problème interne : en réalité, c’est parce que les civilisations s’éloignent que les institutions mondiales ne parviennent plus à sécréter du consensus, qu’il s’agisse de l’Église de Rome ou de l’Organisation de San Francisco. 

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