Première partie : les ramifications nazies du nationalisme ukrainien
Il y a quinze jours Bernard-Henri Lévy tentait de convaincre ses lecteurs, dans un article intitulé L’Ukraine et le génie du judaïsme, que les Ukrainiens avaient enterré leurs vieux démons antisémites. A en croire le philosophe des plateaux télé, l’Ukraine serait devenue aujourd’hui un havre de paix pour les Juifs. La vérité est que BHL est plus connu pour ses chemises blanches et ses campagnes de propagande que pour ses analyses de terrain et son discernement.
Pour comprendre l’imprégnation actuelle d’une partie de la société ukrainienne de l’idéologie nationale-socialiste il est nécessaire de remonter quelques générations en arrière. A l’aube de la Deuxième Guerre mondiale, de nombreuses personnes à l’ouest de la République Socialiste Soviétique d’Ukraine (RSSU), refusent le modèle soviétique et intègrent des mouvements nationalistes ukrainiens clandestins. Parmi ces mouvements se trouve l’Organisation des Nationalistes Ukrainiens (OUN) qui est créée en Autriche dès 1929. Un des chefs de l’OUN, Stepan Bandera collabora directement avec l’Abwehr (service de renseignement de l’État-major allemand) en échange de ressources pour former et armer son mouvement. De cette collaboration naquirent entre autres les bataillons Nachtigall et Roland qui formèrent la Légion Ukrainienne sous commandement de l’armée allemande. Bandera créa également l’Armée Insurrectionnelle Ukrainienne (UPA) et des bandéristes (supporters de Bandera) rejoignirent la Division SS Galicie. En 1941 l’OUN encourage ses militants à se battre du côté de l’Allemagne et Stepan Bandera déclara l’indépendance de l’Ukraine. L’article 3 de la proclamation de l’État ukrainien stipule que : « L’État ukrainien nouvellement formé travaillera en étroite collaboration avec le national-socialisme de la Grande Allemagne, sous la direction de son chef, Adolf Hitler, qui veut créer un nouvel ordre en Europe et dans le monde et qui aide le peuple ukrainien à se libérer de l’occupation moscovite. » A Alfred Rosenberg, ministre du Reich aux territoires occupés de l’Est, Stepan Bandera écrit que les nationalistes ukrainiens ont été formés « dans un esprit similaire aux idées nationales-socialistes. » Les mouvements bandéristes agissent essentiellement dans l’ouest de la RSSU et commettent de nombreux crimes contre les Polonais, les Juifs, les Hongrois et les Ukrainiens qui ne sont pas de leur bord. La mémoire de Bandera sera activement entretenue dans la diaspora nationaliste ukrainienne notamment aux États-Unis et au Canada malgré son adhésion affichée aux idées du 3e Reich.
Dès la naissance de l’État ukrainien en 1991, les milieux politiques et intellectuels nationalistes s’évertuent à écrire l’histoire de la jeune nation en évitant les 69 ans de communisme et en plongeant aussi loin que possible dans le temps. Cet exercice est historiquement compliqué puisqu’ils tentent d’incorporer des périodes où il n’y avait pas d’État ukrainien, le peuple ukrainien n’existait pas et le territoire appartenait à d’autres nations. Comme pour tout jeune pays, l’Ukraine est tiraillée entre mythologie, romantisme et exaltation, convaincue qu’elle a existé de tout temps. C’est donc dans le passé récent de la Deuxième Guerre mondiale qu’une partie de l’élite va construire le mythe moderne de la nation ukrainienne. Cette élite tente d’imposer au pays une vision extrémiste unique qui n’incorpore pas les autres sensibilités ukrainiennes ni les autres nationalités (notamment russe). Dans l’ouest du pays les figures du fascisme ukrainien que sont Stepan Bandera, Dmytro Dontsov ou Roman Shukhevytch sont réhabilités malgré les crimes de guerre qu’ils ont commis ou inspirés. Bandera et Shukhevytch deviennent même officiellement « héros de l’Ukraine ». Réfuter leur héroïsme devient une offense criminelle. L’avenue de Moscou à Kiev est rebaptisée avenue Stepan Bandera. Des monuments en l’honneur des nazis ukrainiens sont érigés surtout à l’Ouest de l’Ukraine. La rive gauche du Dniepr et le sud de l’Ukraine réagissent vivement à cette glorification de militants ouvertement nazis et rappellent que les bandéristes ont aussi tué de nombreux Ukrainiens antinazis.
L’Etat ukrainien actuel n’est pas un État nazi mais il n’en demeure pas moins vrai qu’une idéologie puisée dans les mouvements totalitaires et racistes de la Deuxième Guerre mondiale gangrène la société. L’enseignant-chercheur Delphine Bechtel documente cette réécriture de l’Histoire dans un article de 2012 Mensonges et légitimation dans la construction nationale en Ukraine (2005-2010). Au musée de Lviv, en 2006, la Division SS ukrainienne Galicie est tout simplement renommée « Première division ukrainienne. » Au cimetière de Lychakiv à Lviv est érigée une stèle en l’honneur de la division SS Galicie. Bechtel parle d’une « véritable invention de l’histoire héroïque nationale » et précise que ce processus n’aurait pas été possible « sans la politique mémorielle menée au plus haut niveau de l’État depuis la Révolution orange [2004] et l’élection du président Iouchtchenko. » A travers un maillage serré d’intellectuels, de politiciens et de médias, l’Ukraine se dote de mythes fondateurs, d’héros et d’un récit national fortement imprégné de l’héritage raciste et totalitaire de mouvements nationalistes du siècle dernier. Dès la naissance du pays, l’Ukraine a donc été divisée par une frange du pays qui a voulu imposer sa vision exclusive de l’Ukraine aux autres.
Quoi qu’en pense BHL, le mouvement de Bandera est caractérisé par son antisémitisme et a participé à de terribles pogroms notamment lors de la prise de Lvov par les Allemands en 1941. En 2014, Isi Leibler écrit dans The Jerusalem Post que « La communauté juive ukrainienne, estimée à environ 200 000 âmes, a de bonnes raisons d’avoir peur. » Les nazillons ukrainiens d’aujourd’hui persécutent les minorités et rêvent d’imposer leur langue à tout le pays comme le tentèrent leurs aïeux pendant la Deuxième Guerre mondiale.
La réhabilitation des héros fascistes par une partie de la population ukrainienne s’inscrit dans une logique de réécriture idéologique de l’histoire visant à évincer toute trace russe du patrimoine ukrainien. Cette stratégie allait forcément rencontrer trois écueils majeurs : la culture russe est omniprésente en Ukraine, les Russes constituent 20% de la population du pays et Moscou ne pouvait pas rester indifférent à cette politique préfabriquée qui lui était radicalement hostile. Cette réhabilitation de l’idéologie bandériste et les actes qui en découlèrent constituent les principales raisons de la guerre civile qui naît dans l’Est et le Sud du pays en réaction au coup d’État atlantiste de 2014.
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