RSF versus CNews : Ou l’art d’asphyxier les opinions en prétendant renforcer l’information, lutter pour la liberté de la presse et pousser au crime de lèse-majesté en se tirant plusieurs balles dans le pied. C’est ce que nous explique notre invitée juriste, qui nous livre une analyse critique de l’arrêt du Conseil d’État du 13 février dernier.
Les dérives démocratiques sont symptomatiques d’une société qui se porte mal, surtout lorsqu’elles touchent aux acquis des libertés publiques fondamentales. L’usage de l’arme juridique pour mener une guerre politique témoigne que la frontière n’est plus si évidente entre les deux sphères dès lors qu’une démocratie est en tension, voire en crise. Et le paysage audiovisuel français n’échappe pas à cette tendance sociétale de l’instrumentalisation du Droit par le Droit.
En novembre 2021, l’association Reporters Sans Frontières (RSF) saisit l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) d’une demande de mise en demeure de la chaîne de télévision privée CNews pour non- respect des exigences légales qui lui incombent en vertu de la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication. Cette règlementation impose en effet aux chaînes de télévision d’assurer l’honnêteté, le pluralisme et l’indépendance de l’information, et institue l’Arcom comme garante du respect de ces obligations légales. Elle s’inscrit plus généralement dans le cadre légal de la liberté de la presse consacré à l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, à l’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948, et à l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme du 4 novembre 1950.
Suit à la réponse défavorable de l’autorité indépendante de régulation le 5 avril 2022, RSF décide de saisir la plus haute juridiction administrative française pour dénoncer l’inaction de l’Arcom face aux potentiels manquements de la chaîne CNews.
Par un arrêt rendu le 13 février 2024, le Conseil d’Etat juge d’emblée que la place des émissions de débat dans la programmation de CNews ne remet pas en question son format de service consacré à l’information, et que les éléments avancés par RSF sur le manque d’honnêteté de l’information sont insuffisants. Ne se prononçant pas sur le respect par la chaîne CNews des exigences de pluralisme et d’indépendance de l’information, il statue sur la portée des principes applicables au contrôle que l’Arcom doit exercer sur le respect des obligations légales par l’ensemble des chaînes. Et de considérer que la place des émissions de débat dans la programmation de CNews ne remet pas en question son format de service consacré à l’information, et que les éléments mis en avant par RSF sur le manque d’honnêteté de l’information sont insuffisants.
Si l’on comprend aisément qu’une information honnête implique que les journalistes se bornent à rendre compte de faits qui s’imposent à eux sans les « fabriquer », il apparaît nécessaire de définir la portée des principes juridiques de pluralisme et d’indépendance pour comprendre la position du Conseil d’Etat et la portée de sa décision sur ces deux motifs.
Le pluralisme consiste pour les chaînes de télévision à garantir une représentation diversifiée des différents courants d’expression socioculturels, « (…) de pensée et d’opinion dans les programmes (…) de télévision, en particulier pour les émissions d’information politique et générale ». C’est à ce titre que la liberté d’opinion et de choix, au fondement de tout Etat de droit, peut être véritablement exercée par les téléspectateurs.
L’arrêt du Conseil d’Etat s’inscrit sans surprise dans le prolongement de sa jurisprudence du 29 novembre 2022 selon laquelle si la ligne éditoriale d’une chaîne peut la conduire à faire intervenir à l’antenne des personnalités développant les thèses les plus controversées, il convient de distinguer d’un côté la présentation des faits et leur commentaire, et de l’autre l’expression de points de vue différents.
L’apport majeur de la décision réside dans l’élargissement du champ de compétence de l’Arcom quant à l’exercice de son contrôle sur les chaînes télévisées. Le Conseil d’Etat reproche en effet au régulateur de s’être limité à l’examen du respect des règles de temps de parole des personnalités politiques, sans avoir vérifié si la chaîne garantissait la diversité des courants de pensée et d’opinion « (…) représentés par l’ensemble des participants aux programmes diffusés, y compris les chroniqueurs, animateurs et invités (…) ». Avec cette interprétation renouvelée de la loi de 1986, le Conseil d’Etat renforce la capacité de contrôle par le régulateur des obligations légales imposées aux médias. Désormais, outre le décompte des temps de parole des personnalités politiques, le régulateur pourra, pour apprécier le respect par un éditeur du pluralisme des courants de pensées et d’opinions, prendre en compte les interventions de l’ensemble des participants aux programmes diffusés, y compris les chroniqueurs, animateurs et invités.
Cette interprétation prétorienne pour le moins périlleuse du principe de pluralisme laisse en réalité perplexe à plus d’un titre quant à la véritable marge de manœuvre dont disposeront les chaînes télévisées pour garantir le pluralisme.
On peut d’abord se demander comment une chaîne télévisée pourra concrètement vérifier qu’une représentation plurielle des courants politiques soit garantie à la fois parmi ses chroniqueurs et journalistes, et parmi ses invités. Va-t-on créer un registre nominatif répertoriant leur appartenance politique et les « ficher » ?
Par ailleurs, quid du refus de personnalités politiques d’intervenir sur le plateau de CNews lorsque la chaîne les invite ? Car c’est bien ce qu’affirme en l’occurrence le journaliste Pascal Praud qui, à maintes reprises, a par exemple invité des membres du parti politique LFI…en vain. Quant au chroniqueur Gilles- William Goldnadel, il n’est plus invité sur les chaînes du service public depuis quelques temps…
La décision du Conseil d’Etat impacte enfin la gouvernance interne en matière de ressources humaines et financières des chaînes télévisées, puisqu’elle est susceptible d’impliquer une réorganisation totale ou partielle de son budget et de ses départements pour s’assurer que les opinions politiques diverses et variées qui seront échangées entre chaque acteur sur le plateau sont équitablement réparties.
L’indépendance des médias, quant à elle, s’apprécie à la fois au regard du champ économique et du champ politique. A ce titre, la question clef de l’actionnariat des médias en France se pose depuis 2010, face à l’accélération de leur concentration entre les mains de propriétaires extérieurs à ce secteur, dont les acquisitions sont principalement d’ordre économique. C’est d’ailleurs ce que n’a pas manqué de souligner RSF, faisant valoir que CNews, qui appartient au groupe Canal+, ne respectait pas son obligation d’indépendance de l’information en raison des interventions de son principal actionnaire, Vincent Bolloré.
En l’espèce, le Conseil d’Etat a jugé que pour s’assurer de l’indépendance de l’information au sein de CNews, l’ARCOM n’aurait pas dû se contenter d’identifier si des manquements étaient caractérisés à l’antenne en se basant seulement sur « la séquence d’un extrait d’un programme particulier », mais aller au-delà en appréciant le comportement général de la chaîne ou de sa direction, y compris hors antenne, « en tenant compte de l’ensemble de ses conditions de fonctionnement et des caractéristiques de sa programmation ». On retrouve là encore la même volonté des juges d’élargir le pouvoir de contrôle et de surveillance de l’Arcom.
Au-delà du caractère contestable de l’arrêt du Conseil d’Etat par le pouvoir de surveillance étroit qu’il octroie à l’Arcom, le recours juridique de RSF, quand bien-même fondé en droit, est-il réellement légitime en faits ? Il est permis d’en douter.
Au regard d’un faisceau d’indices fort douteux et subjectifs, on est en mesure de se demander quelles sont les véritables motivations qui ont poussé RSF à engager la responsabilité de Cnews par le truchement de l’Arcom. Le Droit a t – il servi de prétexte pour valider une certaine idéologie politique qui se situe à contre – courant de la ligne éditoriale de CNews et, partant, pour limiter la liberté d’expression au nom de la liberté de la presse ?! Paradoxe que n’ont pas manqué de souligner Me Thibault de Montbrial et Louis de Raguenel sur le plateau de CNews le 15 février dernier.
Christophe Deloire prend tant à cœur la liberté de la presse qu’il souhaite que l’autorité de régulation « (…) soit à la hauteur de son rôle. » Dans ce cas, il semblerait normal que l’inquiétude de Monsieur Deloire se tourne aussi vers l’ensemble des chaînes du PAF, sans distinction aucune. Car comment ne pas s’interroger sur la volonté de RSF d’en découdre avec une chaîne privée – qui, soit dit en passant, bat des records d’audience et dérange par sa ligne éditoriale éloignée de la doxa- lorsque l’on sait que la plupart des chaînes du service public audiovisuel ne respecte pas le pluralisme d’opinions, et traite certains conflits armés en invitant majoritairement sur leurs plateaux des représentants d’une seule partie au conflit ? L’Arcom a t – elle été saisie par RSF à ce sujet ? La réponse à cette question est négative.
On notera d’ailleurs un aspect choquant lorsque l’on navigue sur le site internet de l’ONG, qui fait clairement état d’une couverture médiatique à charge contre l’Etat d’Israël à travers un grand nombre d’articles dénonçant les sévices de journalistes palestiniens non avérés. En revanche, aucune publication reliant les massacres du 7 octobre dernier perpétrés par l’organisation terroriste Hamas à l’encontre de milliers de civils israéliens et à la complicité de journalistes y relative. Or, étrangement, la chaîne Cnews est l’une des seules et des rares en France à rappeler sans cesse les faits tels qu’ils se sont déroulés le 7 octobre dernier, et à ouvrir largement les débats en ce sens.
Plus troublant encore est la chasse aux sorcières que semble lancer Monsieur Deloire à Vincent Bolloré, en dénonçant dès 2021 dans un documentaire (réalisé par RSF, nda) ses supposées méthodes d’intimidation et de menaces pesant sur la liberté d’information, et allant même jusqu’à clamer qu’elles constituent « (…) une menace sans précédent pour la démocratie ». A en croire ces quelques mots tranchants, la dictature de l’information made in CNews serait digne des répressions que l’on observe au sein des Etats totalitaires. Mais elle masque mal la volonté de Monsieur Deloire de saper l’expansion de l’empire Bolloré…toujours au nom de la liberté de la presse bien entendu.
On soulignera enfin non sans sourire que Monsieur Deloire – qui compte parmi ses nombreux détracteurs le fondateur de RSF lui-même en la personne de Robert Menard – est tellement inspiré par CNews et si inquiet pour la liberté de la presse qu’il souhaite une rénovation du cadre légal en vigueur pour imposer et permettre à l’Arcom d’exercer la plénitude de son rôle. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la saisine du Conseil d’Etat est accompagnée d’une question prioritaire de constitutionnalité par laquelle RSF demande au Conseil d’Etat de soumettre au Conseil constitutionnel la question de la constitutionnalité de la loi de 1986.
Cette décision du Conseil d’Etat marque ainsi un net retour en arrière antérieur à 1881, date de proclamation de liberté de la presse en France, avec une nouvelle forme de censure par contingentement et surveillance qui revient à asphyxier le débat public et la prise de parole. Elle intervient qui plus est dans un contexte sociétal délétère où il n’a jamais été aussi primordial de s’exprimer et d’échanger. Si cette décision est inacceptable dans le principe, elle semble surtout infaisable dans la pratique.
A la demande du Conseil d’État, l’Arcom dispose d’un délai de six mois pour réexaminer le recours de RSF. Attendons donc de voir si elle considère ou non que les manquements de la chaîne CNews sont caractérisés à la lumière de cette nouvelle jurisprudence.