Cinq vérités désagréables sur l’état du monde 

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Alors que l’Histoire s’accélère en Ukraine et en Palestine, il y a quelques vérités qui ne sont guère entendues dans les commentaires d’experts et que je voudrais vous livrer. 

(1) Nous assistons à la disparition du droit international et de l’ONU, et ce n’est pas bon signe. J’avais récemment un débat à propos de l’Iran avec un ami qui tenait un discours très pessimiste : il me révélait ne pas croire à l’existence même du droit international public, constatant que tout était une question de rapport de forces, comme l’ont montré, dans une période récente, les grandes puissances (précisément depuis la guerre d’Irak de 2003). Les membres du conseil de sécurité ne le respectent pas ou le bloquent. Une seule règle donc : Vae Victis ! Il en concluait que bombarder un consulat, comme l’avait fait Israël, n’était pas un sujet de droit.

Que le monde soit de plus en plus marqué par un abandon des grands principes du droit est une évidence, mais nous devrions plutôt nous battre, nous Français, pour les préserver. Le droit est la seule manière qu’on ait trouvé pour civiliser, ou à tout le moins contraindre la force brute. Il faut remercier le droit de veto qui a servi de fusible pendant la Guerre froide pour empêcher un affrontement direct des deux blocs. Tous les gens qui appellent à la « retenue » dans la montée des tensions entre Iran et Israël préfèrent substituer au droit objectif un concept totalement subjectif. Poutine et Macron ont tous les deux appelé à la retenue mais je ne suis pas certain qu’ils en aient la même définition. Je constate que lorsque le droit a disparu dans les années 30, cela n’a pas pacifié le globe. La France, pilier du Conseil de sécurité, devrait donc le défendre ardemment. 

(2) Lorsqu’on se revendique du droit, le minimum occidental serait d’assurer une forme de cohérence entre ce qui est affirmé sur l’Ukraine et sur Israël. En Ukraine, les chancelleries occidentales s’accrochent à la position la plus stricte : aucun morceau du territoire ukrainien ne saurait être concédé à la Russie, car celle-ci est l’agresseur et a violé l’intégrité ukrainienne. C’est sans doute peu réaliste, mais au moins respectueux de la logique de la Charte. Paradoxalement, depuis le déclenchement du conflit à Gaza, personne ne rappelle que Netanyahou occupe la Cisjordanie ou Gaza avec la même légitimité que Poutine administre aujourd’hui la Crimée. Sans remettre en question l’agression odieuse dont a été victime Israël le 7 octobre, il serait aussi courageux de rappeler qu’elle n’exonère pas Tel-Aviv du respect de certaines règles de droit de la guerre, d’autant que sa violation est susceptible de conduire à une l’escalade militaire voisine du seuil nucléaire (cf. Point 5). Le HCR a pointé en février la réponse disproportionnée de l’État hébreu, « notamment le massacre de civils à grande échelle, des déplacements massifs et répétés de la population, la destruction de maisons et l’impossibilité d’accéder à une alimentation suffisante et d’autres éléments essentiels de la vie ».

(3) Contrairement aux affirmations des parties, ce qui se passe entre l’Iran et Israël n’est pas de la légitime défense. La Charte des Nations-Unies, que de plus en plus d’États foulent au pied, reste invoquée à tort et à travers. Ainsi, l’Iran s’est appuyé sur l’article 51 de la Charte pour justifier son attaque de drones sur Israël. La légitime défense c’est utiliser la violence pour se défendre au moment de l’attaque (par exemple abattre les bombardiers israéliens qui ont visé le consulat de Damas), pas répliquer deux semaines après. Cela s’appelle exercer des représailles, des actes qui, par leur nature même, sont illicites mais exceptionnellement justifiés à la lumière d’un acte illicite antérieur commis par l’État contre lequel elles sont dirigées. On distingue les représailles classiques et les représailles armées. Seules les premières, qui sont pacifiques, sont admises par le droit international public comme des actes constitutifs de contre-mesures. La légitimité des représailles non armées découle de l’illicéité du fait auquel elles répondent et de leur caractère pacifique.

Israël n’est pas plus dans son droit que l’Iran, mais ne fait qu’exploiter la jurisprudence ouverte le 11 septembre par les Américains.En bombardant le consulat de Damas pour tuer des hauts-gradés du Corps des gardiens de la Révolution islamique, Tel-Aviv s’est affranchie de la Convention de 1961 sur les relations diplomatiques. Le motif est légitime mais illégal, Israël ayant voulu cibler Mohammad Reza Zahedi, qui a joué un « rôle crucial » dans la préparation et la mise en œuvre de l’attentat du 7 octobre 2023. En leur temps, les Américains, frappés par l’attentat du 11 septembre, avaient eux-aussi élargi le concept de légitime défense en envahissant l’Afghanistan pour en chasser les Talibans. Cette légitime défense était en réalité des représailles (légitimes) contre des terroristes ayant frappé les Etats-Unis. C’est en validant cette sortie du droit au nom de la justesse de la cause qu’on est entré en terrain glissant, une ère d’escalade et de représailles. 

(4) En tempérant la violation du droit en fonction du caractère plus ou moins légitime de la cause, on accentue la fracture Nord /Sud au lieu de la résorber. Le concept de légitimité se situe au croisement du droit, de la politique et de l’éthique, sans relever d’aucuns de ces domaines, ce qui pose à l’évidence un problème de définition. La légitimité est rarement explicitée : la plupart du temps, on l’évoque comme si on en avait intuitivement la même perception. Morris Zelditch, un sociologue américain, a proposé dans « Theories of Legitimacy » une définition : « Est légitime ce qui est en accord avec les normes, les valeurs, les pratiques et les procédures d’un groupe donné ». Il en découle que la légitimité ne relève pas uniquement de la perception de celui qui l’invoque, qu’il n’y a jamais d’objectivité totale en la matière et que, compte-tenu que les interprétations d’un même fait peuvent être vues de manière très différentes par des groupes sociaux différents, la légitimité est essentiellement intersubjective. Il va sans dire que la légitimité d’Israël pour riposter n’est pas vue de la même manière à Paris ou Alger, de la même manière que la légitimité de Poutine à attaquer l’Ukraine diffère suivant qu’on voit le monde depuis Pékin ou Berlin. 

(5) En conséquence, la paix du monde ne tient plus au respect de règles exogènes de droit mais aux impératifs de politique intérieure des belligérants, eux-mêmes bordés par le soutien de leurs alliés. C’est à dire, à un fil. La guerre russo-ukrainienne est traversée par deux récits antagonistes, Zelensky endossant les habits de défenseur du monde libre alors que sa légitimité est contestée en interne, tandis que Poutine agite l’argument historique et nationaliste, quitte à réinterpréter tout évènement – comme l’attentat de Crocus Hall – comme un dérivé de la guerre avec l’Ukraine. Aucun des deux pays n’est disposé à stopper cette guerre meurtrière car il faut désormais justifier auprès de leurs opinions publiques respectives que tous ces morts l’ont été au nom d’une victoire totale et parce que la diabolisation de l’adversaire a transféré le conflit sur un plan moral. 

Au Proche-Orient, la diabolisation de l’ennemi est ancienne et ritualisée. La riposte somme toute mesurée de l’Iran démontre que les mollahs, conscients de la contestation interne du régime, ont bien calculé leur riposte : le vrai message était de bombarder directement Israël sans passer par le Hamas, les houthis ou le Hezbollah, une première depuis les scuds de Saddam Hussein. 

Deux thèses s’affrontent ensuite pour analyser la faiblesse des moyens engagés : soit l’Iran a voulu tester le « dôme de fer » et faire sortir du bois les alliés régionaux d’Israël, y compris au sein du monde arabe ; soit – et ce serait plutôt mon interprétation – l’Iran est resté en deçà du seuil de saturation du dôme de fer, tout en testant la capacité d’Israël à intercepter des missiles extra-atmosphériques. Il s’agissait pour Téhéran de laver l’affront sans franchir la ligne rouge. Il est encore trop tôt. Or, d’après le point d’étape de l’AIEA, les stocks d’uranium enrichi iraniens s’élevaient à 5.525,5 kg à la date du 10 février 2024, soit plus de 27 fois la limite autorisée par l’accord international de 2015 encadrant les activités atomiques de Téhéran en échange d’une levée des sanctions internationales.

Au moment où j’écris ces lignes, Israël réfléchit à exercer ses représailles et on pourra déduire, en fonction de leur virulence, si l’influence américaine aura été suffisamment forte pour faire de cet échange un faux-duel ou un tour de chauffe d’un conflit plus important. Pour Netanyahou, accroché au pouvoir depuis un quart de siècle, il y a fort à parier que la contre-attaque iranienne est une divine surprise qui va lui permettre, en la prolongeant, de justifier l’état de guerre et de forcer les pays occidentaux à faire bloc alors que la menace liée au Hamas a baissé en intensité. Il y a fort à parier enfin qu’il sait que la supériorité militaire d’Israël liée au nucléaire va s’estomper le jour où l’Iran aura la bombe. C’est avec ce type d’anticipation que le Kayser allemand, effrayé par la montée en puissance de la Russie, décida d’attaquer avant qu’il ne soit trop tard. 


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