Entretien exclusif avec Myriam Benraad

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Illustration : Montage Le Diplomate

Myriam Benraad est politologue, professeure en relations internationales à l’Université Internationale Schiller à Paris, spécialiste du Moyen-Orient contemporain et chercheuse associée au Cf2R. Autrice de L’État islamique est-il défait ? (CNRS Éditions, 2023) et Terrorisme : les affres de la vengeance. Aux sources liminaires de la violence (Le Cavalier Bleu, 2021).

Entretien réalisé par Alexandre Aoun pour Le Diplomate

Le Diplomate : Compte tenu de l’actualité à Gaza, comment se positionne le groupe par rapport à ce conflit entre l’armée israélienne et le Hamas ?

Myriam Benraad : Dès le 7 octobre 2023 et les prémisses de la guerre à Gaza, l’une des grandes interrogations a été de savoir dans quelle mesure et à quel point la relance du conflit israélo-palestinien allait revivifier la cause du jihad global. Rappelons qu’en 1998, une fatwa d’Oussama ben Laden, figure charismatique encore abondamment citée par l’État islamique (EI), avait exhorté les musulmans à attaquer « Juifs et croisés » partout où ils se trouvent. Cette orientation de la lutte n’a pas foncièrement changé. Israël, en tant que principal allié des États-Unis au Moyen-Orient, reste une cible de choix pour les jihadistes, comme l’ont illustré plusieurs arrestations cette année par la police israélienne de sympathisants de l’EI à Jérusalem-Est. Mais l’État hébreu n’est pas un objectif prioritaire pour ce groupe qui voit plutôt dans les événements de Gaza et le chaos qu’ils génèrent une opportunité de s’en prendre à un ennemi plus viscéral encore, à savoir l’Iran. L’attentat-suicide revendiqué à Kerman le 3 janvier 2024 contre les « apostats » et « polythéistes » fut le plus sanglant en territoire iranien depuis la révolution islamique de 1979. Notons de plus qu’une guerre fratricide oppose l’EI au Hamas depuis des années : alors que le premier entretient une conception panislamiste du jihad, le second l’envisage dans une optique nationaliste. Ces deux approches du combat armé sont irréconciliables. Sans compter, enfin, les liens du Hamas avec Téhéran, lesquels amplifient la haine que lui vaut l’EI. Venger Gaza et les Palestiniens n’équivaut donc pas pour l’EI à apporter son soutien au Hamas dans cette guerre mais plutôt à le discréditer par tous les moyens.

LD : Aujourd’hui, bien que défait territorialement, que reste-t-il de l’État islamique en Irak et en Syrie ?

MB : Le contrôle politique et la gouvernance territoriale qu’exerçait l’EI ont formellement pris fin au printemps 2019 avec la bataille de Baghouz en Syrie. Mais en cinq ans, vous imaginez bien que la situation a évolué. L’EI a ainsi tactiquement exploité un certain nombre de failles caractéristiques des processus de stabilisation et de pacification dans ces deux pays. En Irak, son terreau d’origine, l’EI reste une menace sérieuse, comme le soulignait l’ambassadrice américaine à Bagdad Alina Romanowski en janvier, ajoutant que la coalition anti-Daech n’avait pas totalement fini son travail d’élimination de la menace jihadiste. En Syrie, le groupe conserve une présence non négligeable, principalement dans le désert de la Badia, difficilement contrôlable, le long de la frontière irakienne, et dans le sud, au sein du gouvernorat de Deraa. Il a établi des bases opérationnelles dans des zones comme Deir el-Zhor, Palmyre, Al-Soukhna et Al-Qaryatayn, depuis lesquelles il tente de reconstituer ses capacités, entraîne des combattants et projette des attaques à travers tout le pays. Le 9 janvier, ses militants tuaient quatorze soldats syriens aux abords de Palmyre, puis neuf autres dans le gouvernorat de Hama, en février. Le mois suivant, seize civils perdaient la vie dans une mine du groupe à proximité de son ancien sanctuaire, Raqqa.

LD : Le mouvement n’est-il pas redevenu ce qu’il était aux débuts des années 2000, une sorte de mouvement insurrectionnel sans véritable hiérarchisation organisationnelle ?

MB : On peut en effet voir dans son évolution récente une sorte de retour vers sa première vie, quand l’EI n’était qu’une faction insurgée minoritaire condamnée à errer dans la clandestinité. Même si elles ne sont plus autant médiatisées, les pressions militaires exercées sur lui demeurent significatives et nombre de ses chefs ont été neutralisés au cours de la dernière décennie. Ses combattants sont aujourd’hui contraints à opérer dans le plus grand des secrets, essentiellement autour de cellules dormantes dont les faits d’armes ne sont en rien comparables avec ceux revendiqués par le passé. Prenons le cas de l’Irak où l’EI a initialement vu le jour. Si le groupe a perdu son assise populaire, on ne saurait ignorer une forme de résurgence. Plusieurs soldats irakiens et miliciens chiites de la Mobilisation populaire (Hachd al-chaabi) ont ainsi tués dans les provinces d’Al-Anbar et Salahaddin entre les mois de janvier et avril 2024. De surcroît, l’EI commanderait encore entre 5 000 et 7 000 combattants dans ce pays ainsi qu’en Syrie, ce qui n’est pas résiduel. On sait qu’il continue de recruter parmi les communautés les plus vulnérables, rurales et pauvres, à la périphérie des centres urbains. Ses membres se dissimulent enfin parmi les populations locales en disposant de complicités encore bien réelles.

LD : Quid de l’avenir des djihadistes dans les prisons kurdes en Syrie ?

MB : Le 28 décembre 2023, les Forces démocratiques syriennes annonçaient dans un communiqué avoir tué un haut commandant de l’EI dans le tristement célèbre camp d’Al-Hol, situé au nord-ouest de la Syrie. Celui-ci préparait visiblement plusieurs opérations terroristes. Rappelons qu’Al-Hol abrite des dizaines de milliers de déplacés (48 000 selon des statistiques onusiennes récentes), parmi lesquels, et c’est une information de notoriété publique, de nombreux membres du groupe jihadiste accompagnés de leurs proches. Ce camp continue de fonctionner tel un incubateur de l’idéologie formulée par l’EI, alors qu’une majorité de gouvernements, notamment occidentaux, se refusent à rapatrier leurs ressortissants. Des Français s’y trouvent toujours et y auraient recréé, aux côtés d’autres irréductibles, un « mini-califat » qui sème la terreur et multiplie les violences contre les autres résidents. Al-Hol demeure par conséquent une menace sécuritaire de taille. Le 11 mars 2024, dans un article du New Yorker, le journaliste et chercheur Anand Gopal évoquait une véritable prison à ciel ouvert pour ces militants et leurs victimes, sans que l’on ne sache précisément ce qu’il adviendra d’eux. Or, s’ils venaient à prendre la fuite, ce qui s’est déjà produit antérieurement, les conséquences pourraient se révéler désastreuses.

LD : Quelles sont les différentes régions ou l’État islamique arrive à s’implanter et pourquoi ?

MB : Par-delà ses échecs et sa retraite militaire sur le théâtre syro-irakien, et quoique son leader actuel, Abou al-Hussein al-Husseini al-Qouraychi de son nom de guerre, soit une figure relativement peu connue, l’EI est parvenu à transnationaliser sa cause au long cours, ce qui constitue sans nul doute sa plus importante réussite. Le groupe peut ainsi se targuer d’attaques dans des États aussi épars que l’Afghanistan et le Pakistan, par le biais de sa « province du Khorassan » dont on a beaucoup entendu parler récemment, l’Égypte, la Turquie, la Libye, le Yémen, et dans des régions aussi diverses que l’Afrique centrale (République démocratique du Congo, Ouganda) et de l’Ouest (Nigéria, Cameroun), le Sahel (Mali, Burkina Faso, Niger, Tchad), la corne de l’Afrique (Somalie) ou le Mozambique. L’EI dispose par ailleurs d’une implantation et de ressources matérielles et humaines au Caucase et dans plusieurs États d’Asie du Sud (Philippines, Bangladesh), de même que d’une base partisane à travers toute l’Europe où il continue encore régulièrement d’« activer » des individus radicalisés pour commettre des attentats en son nom. Concernant l’année 2024, on pourra aussi utilement mentionner l’attentat déjoué que l’un des partisans prévoyait de perpétrer dans l’Idaho, aux États-Unis, contre des églises pour la fin du mois de Ramadan.

LD : L’attentat jihadiste de Moscou le 22 mars dernier nous rappelle que la menace terroriste peut également frapper des capitales surveillées, y a-t-il un risque majeur pour l’événement des jeux olympiques en France ? Comme la France s’y prépare-t-elle ?

MB : Ce risque n’est pas une probabilité mais une certitude. Le 9 avril 2024, un média pro-EI publiait ainsi des menaces contre les stades accueillant la Ligue des Champions de l’UEFA. La propagande jihadiste contre les lieux et jeux sportifs, qui n’est certes pas nouvelle, doit donc particulièrement inquiéter à l’approche des jeux olympiques cet été. La France s’y est préparée en renforçant grandement ses mesures de sécurité et de surveillance. Paris reste une cible de premier plan pour l’EI et les autorités sont légitimement amenées à croire que ce mouvement cherchera à exploiter la saison olympique en vue d’inciter ses partisans à commettre le pire. D’autres capitales européennes comme Bruxelles, Madrid, Berlin et Vienne ont également rehaussé leurs dispositifs de sécurité et de renseignement au lendemain de l’effroyable attentat ayant ensanglanté Moscou. Malheureusement, depuis les attaques dévastatrices de l’année 2015, tout d’abord contre la rédaction de Charlie Hebdo puis au Bataclan, bientôt suivies par celle de Nice en 2016, l’opinion publique française sait que le risque reste très présent. Face au traumatisme, elle a su développer une incroyable résilience qui force le respect.


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