[02:38, 06/07/2024] Noreen Shah:

Etat du monde en 2024 : Entretien exclusif de David Rigoulet-Roze

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David Rigoulet Roze, illustration et montage : Le Diplomate

Sommes-nous à l’aube d’un nouveau monde, d’un déplacement du centre de gravité des relations internationales ? Les conflits en Ukraine et à Gaza sont des indicateurs d’un chambardement géopolitique mondial et du rejet de l’Occident. David Rigoulet-Roze, géopolitologue est chercheur à l’Institut français d’analyse stratégique (IFAS) et chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), il est aussi rédacteur en chef de la revue Orients Stratégiques. Il nous livre dans un entretien phare son analyse sur la situation du monde en 2024, et ce, quatre jours avant l’attaque de l’Iran sur Israël cette nuit…  

Entretien réalisé par Alexandre Aoun 

Le Diplomate : Les conflits en Ukraine et à Gaza ont-ils changé les équilibres préétablis ou au contraire les ont-ils tout simplement confirmé ? Assistons-nous à une désoccidentalisation du monde ?

David Rigoulet-Roze : Il y a des tendances géopolitiques lourdes qui étaient préexistantes, mais ces deux conflits agissent un peu comme des catalyseurs. Ce sont en quelque sorte des accélérateurs qui les révèlent en cristallisant des dynamiques qui sont déjà à l’œuvre. On l’a vu avec le conflit en Ukraine qui a été l’occasion d’un repositionnement géopolitique mondial, qui redessinait déjà un certain nombre de rapprochements stratégiques face l’Occident avec la constitution d’une forme de front anti-occidental structuré notamment par un axe Moscou-Téhéran-Pékin. Cela s’est manifesté avec le transfert de centaines de drones iraniens au profit de Moscou destinés au théâtre ukrainien en contrepartie du développement d’une collaboration bilatérale approfondie dans le domaine du secteur militaro-industriel ainsi que de la finalisation fin décembre 2023 d’un contrat d’avions de combat Sukhoï-35 avec la Russie. L’Iran a par ailleurs formalisé le 27 mars 2021 un « accord de partenariat stratégique » avec la Chine. Et pour parachever le tout, la relation entre Moscou et Pékin – qui n’a pas officiellement condamné l’invasion russe de l’Ukraine – serait fondée sur une « amitié sans limites » selon les termes employés entre Vladimir Poutine et Xi Jinping lors d’un sommet à Moscou le 20 mars 2023. Cet axe géopolitique anti-occidental s’est trouvé confirmé dans le prolongement de ce qu’il s’est passé avec le massacre commis par le Hamas le 7 octobre 2023 en Israël. Qu’il s’agisse de Moscou ou de Pékin, sans même parler de Téhéran, fer de lance d’al Milhwar al Mouqawamah (l’« Axe » dit « de la résistance à Israël), les critiques relatives à la réplique menée par Israël se sont faites de plus en plus accusatoires. Il y a donc effectivement des mutations profondes, une sorte de tectonique des plaques géopolitiques qui est à l’œuvre avec une remise en cause de l’influence occidentale qui se traduit par ce que l’on qualifie de manière un peu caricaturale du reste de « Sud global », lequel est loin d’être aussi homogène que l’expression le laisse supposer puisqu’un pays comme l’Inde – première puissance démographique de la planète depuis l’année dernière mais proche d’Israël – ne s’est pas jointe aux voix stigmatisant Israël, à contrario du Brésil du président Lula allant pour sa part, le 18 février 2024, depuis Addis-Abeba où se tenait un sommet de l’Union africaine, jusqu’à qualifier de « génocide » la guerre menée par Israël à Gaza et en dressant de manière pour le moins problématique une comparaison entre l’offensive israélienne et l’extermination des Juifs par les Nazis. Mais ce « Sud global » est tout de même l’expression d’une certaine réalité géopolitique. Signe des temps, le mouvement des BRICS (acronyme créé en 2001 non sans ironie par Jim O’Neil, un économiste de Goldman Sachs, pour qualifier un type de « pays émergents ») a connu un élargissement significatif et parfois paradoxal avec notamment l’intégration officielle simultanée le 1er janvier 2024 de l’Arabie saoudite – par ailleurs membre du G-20 – et de l’Iran par ailleurs rivaux géopolitiques régionaux. Ce groupe des BRICS souvent présenté comme un « anti G-7 » souhaitant se détacher du monopole du dollar et donc de l’hégémonie des États-Unis dans l’économie mondiale. Depuis 2018, la Chine propose des contrats sur le pétrole payable en yuans dans le cadre de ses initiatives visant à rendre sa monnaie négociable partout dans le monde, mais elle n’a jusqu’ici pas réussi à entamer la domination du dollar sur ce marché. Pour Pékin, le recours au dollar est devenu un danger mis en évidence avec par les sanctions américaines contre l’Iran dans le cadre son programme nucléaire, et contre la Russie en réponse à l’invasion en Ukraine. Selon des informations du Wall Street Journal en date du 15 mars 2022, la Chine et l’Arabie saoudite étudient la possibilité de payer en yuans l’achat du brut saoudien. Pékin et Riyad travailleraient donc sur des contrats pétroliers libellés en devise chinoise pour s’émanciper de « l’exorbitant privilège » du dollar selon la célèbre formule employée en 1964 par Valéry Giscard d’Estaing, alors ministre des Finances et des Affaires économiques. Il n’est pas contestable les récentes sanctions économiques imposées à la Russie accélèrent le mouvement chez les économies « émergentes » dont les principaux pays – Inde, Brésil, Afrique du Sud notamment – n’ont d’ailleurs pas suivi les Occidentaux dans leur logique de sanctions contre Moscou, voire s’en sont dissociées ostensiblement. Et « la guerre pourrait modifier fondamentalement l’ordre économique et géopolitique mondial, si le commerce de l’énergie se modifie, si les chaînes d’approvisionnement se reconfigurent, si les réseaux de paiement se fragmentent et si les pays repensent leurs réserves de devises », avertissait le FMI le 16 mars 2022. Il ne croyait pas si bien dire. L’enjeu est loin d’être marginal et pourrait précipiter le mouvement de recomposition à l’œuvre au détriment des Occidentaux. A cet égard, on peut parler à juste titre d’un symptôme de « désoccidentalisation du monde ». C’est en tout cas la fin d’une forme d’hégémonie occidentale, c’est incontestablement un changement d’ère qui provoque des tensions à caractère sismique en termes géopolitiques. 

LD : Concernant le conflit en Ukraine, pensez-vous que l’on va se diriger vers un conflit de basse intensité ? Quid des conséquences des futures élections américaines sur le dossier ukrainien ? 

DRR : Sur le terrain, l’évolution de la situation profite plutôt à la Russie avec une forme de « grignotage » territorial continu. Depuis le début de l’année, 403 km² de territoire des nouvelles régions de la Fédération de Russie seraient passés sous contrôle russe, a déclaré le ministre russe de la Défense, Sergueï Choïgou, lors d’une réunion militaire début avril 2024. Il faisait référence aux régions ukrainiennes de Lougansk, Kherson, Donetsk et Zaporijjia, dont la Russie revendique l’annexion depuis le 30 septembre 2022. Sergueï Choïgou a affirmé que ses soldats continuaient « à pousser les unités ukrainiennes vers l’ouest ». Ces derniers mois, l’armée russe a notamment revendiqué la prise d’Avdiivka, ville forteresse de l’Est que les forces ukrainiennes ont été contraintes d’évacuer le 17 février 2024. Pour l’heure, les forces russes n’ont pas réussi de percée majeure, de larges pans du front restant gelés. Ils semblent néanmoins avoir profité des difficultés de l’armée de Kiev, confrontée à une pénurie de munitions, des difficultés de recrutement et le retard de l’aide occidentale. L’Institut américain pour l’étude de la guerre (Institute for the Study of War/ISW) a estimé fin mars 2024 que la Russie s’était emparée de 505 km² de territoire en Ukraine depuis octobre 2023. A mettre en perspective avec les quelque 201 km² – soit deux fois la taille de Paris – qui avaient repris par les Ukrainiens lors de la contre-offensive inaboutie de juillet 2023. Des « contraintes matérielles » limitent objectivement les capacités des soldats ukrainiens à « mener des opérations défensives efficaces », selon l’ISW. Il a souligné que les « opportunités d’exploiter les vulnérabilités ukrainiennes » s’élargiraient tant que le pays est confronté à des pénuries d’armement et peine à enrôler de nouveaux soldats dont l’âge de mobilisation vient d’être encore abaissé à 25 ans. L’horloge joue en faveur de Moscou, à la fois en termes de ressources humaines et économiques car l’Ukraine n’a pas les mêmes réserves de la Russie. Le 20 mars 2024, le ministre russe de la Défense Sergueï Choïgou a annoncé la création de deux armées combinées supplémentaires, 14 divisions et 16 brigades d’ici la fin de l’année 2024 (potentiellement 300 000 à 400 000 hommes) dans la perspective d’opérations futures de grande envergure. L’Ukraine est aujourd’hui dans une position de plus en plus défavorable. Cela explique l’appel à l’aide du président Zelensky qui a averti, le 7 avril, lors d’une visioconférence de la plateforme de collecte de fonds United24 que « si le Congrès n’aide pas l’Ukraine, l’Ukraine perdra la guerre ». Et il a pris soin d’ajouter que « si l’Ukraine [perdait] la guerre, d’autres États [seraient]attaqués ». Dans son adresse nocturne à la nation, il a de fait reconnu que la « situation à Karkhiv est très difficile » en précisant que « les Russes [avaient] commencé à utiliser des bombes aériennes guidées contre la ville presque quotidiennement ». Il a ainsi de nouveau appelé ses alliés à lui fournir rapidement « de systèmes de défense anti-aériennes de type Patriot, dont l’Ukraine manque clairement ». Dans ce contexte, la perspective de la présidentielle américaine de novembre prochain a évidemment un impact sur cette problématique puisque la poursuite de l’aide américaine – un package de 61 milliards de dollars d’assistance militaire et économique – se trouve bloquée au Congrès depuis décembre 2023  du fait de l’obstruction des représentants Républicains menés par l’ex-président et nouveau candidat Donald Trump qui s’était targué dans une interview accordée à Fox News, le 16 juillet 2023, de pouvoir régler le conflit en « 24 heures » s’il était élu en novembre 2024. Vladimir Poutine parie probablement sur l’élection de Donald Trump – à l’instar d’ailleurs de Benjamin Netanyahou. A n’en pas douter, son éventuelle élection scellerait en tout cas le sort des armes en Ukraine au détriment de Kiev, ce qui conduit les Européens à accélérer leur programme d’aide pour compenser au moins partiellement un éventuel « défaut » américain.

LD : Au Moyen-Orient, quels sont les objectifs du gouvernement israélien ? Vaincre le Hamas ou pousser la population gazaouie dans le Sinaï ?

DRR : L’objectif déclaré de l’opération militaire israélienne est simultanément de détruire la menace représentée par la structure politico-militaire du Hamas et de libérer les otages détenus à Gaza depuis leur enlèvement le 7 octobre. Il faut distinguer le gouvernement de Benjamin Netanyahou et certains des ministres d’extrême-droite de sa coalition comme Bezalel Smotrich, ministre des Finances et Itamar Ben Gvir, ministre de la Sécurité intérieure d’une part, et la société israélienne d’autre part. Et ce d’autant plus que ledit gouvernement est de plus en plus fortement critiqué, sinon conspué, par large partie de l’opinion israélienne. Il y a sans doute un calcul de la part des deux ministres susmentionnés qui ne s’en sont d’ailleurs pas cachés en appelant publiquement à un transfert des Palestiniens de Gaza. Le 31 décembre 2023, Bezalal Smotrich, chef du parti HaTzionout HaDatit (« Sionisme religieux »), avait estimé qu’Israël devrait « encourager » les quelques 2,4 millions de Palestiniens de Gaza à quitter le territoire vers d’autres pays. Et d’annoncer : « Nous aiderons à réhabiliter ces réfugiés dans d’autres pays d’une manière appropriée et humaine, avec la coopération de la communauté internationale et des pays arabes autour de nous ». Sans demander leur avis aux pays sollicités. Le ministre israélien de la Sécurité nationale, Itamar Ben Gvir, dirigeant du parti Otzma Yehudit (« Force juive ») avait appelé pour sa part à un retour de colons juifs à Gaza, et à « encourager » la population palestinienne à émigrer, au lendemain de l’appel similaire de son correligionnaire d’extrême droite. « La promotion d’une solution encourageant l’émigration des habitants de Gaza est nécessaire. C’est une solution correcte, juste, morale, et humaine », avait même déclaré Itamar Ben Gvir lors d’une réunion de son parti, selon les propos qu’il a lui-même partagés sur les réseaux sociaux. « J’en appelle au Premier ministre et au ministre des Affaires étrangères, c’est l’occasion de mettre au point un projet visant à encourager l’émigration des habitants de Gaza vers d’autres pays du monde », avait ajouté le ministre. A la fin du même mois, le ministre Itamar Ben Gvir prônait de nouveau d’« encourager »le départ « volontaire »des Gazaouis de l’enclave destinée à une recolonisation. Et de proposer, de manière pour le moins baroque, des destinations en Afrique comme le Congo. Le porte-parole du State Departement américain, Matthew Miller, avait immédiatement qualifié leurs propos d’« irresponsables ». Et c’est précisément ce type de calcul qui permet à l’Egypte de justifier la fermeture totale du poste-frontière de Rafah pour signifier à la fois à son opinion et au reste du monde arabe que le Caire ne validera pas une éventuelle nouvelle Nakhba (« catastrophe ») à l’origine de l’émigration palestinienne contrainte de 1948. On voit donc que le Premier ministre se retrouve piégé par le jeu de sa coalition même si théoriquement les deux ministres ne sont pas intégrés au cabinet de guerre dont fait partie Benny Gantz qui désavoue ce type de projet, mais seulement du cabinet élargi de sécurité.

LD : Pensez-vous qu’une escalade militaire soit possible entre l’Iran et ses proxys contre Israël ?

DRR : Depuis le début du conflit, il y a une logique « escalatoire » potentielle. Jusqu’à présent, c’est demeuré relativement contenu ce qui n’empêche pas pour autant une inflammation des différents fronts comme sur la frontière israélo-libanaise, en Syrie et en Irak, voire en mer Rouge. De fait, au fil des semaines, le nombre de frappes et de répliques entre l’Etat hébreu et al Milhwar al Mouqawamah (l’« Axe » de ladite « résistance à Israël » chapeauté par l’Iran) regroupant le Hezbollah libanais, les milices pro-iraniennes Fatemiyoun (composée de chiites afghans) et Zainebiyoun (composée de chiites pakistanais) en Syrie et celles partie prenante de la puissante coalition pro-iranienne des Hach al Chaabi (« unités de mobilisation populaire ») en Irak masquées derrière la nébuleuse de la « résistance islamique en Irak » (RII), augmentent régulièrement et se font de plus en plus en profondeur, notamment au Liban contre le Hezbollah. Depuis le début Téhéran, engagé dans une logique de guerre hydride via ses proxys, fait en sorte d’éviter d’être engagé dans une confrontation directe. Mais la frappe le 1er avril 2024 attribuée à Israël sur l’annexe consulaire de l’ambassade iranienne à Damas en Syrie ayant conduit à la mort des deux plus hauts gradés de la force Al Qods – le bras armé extérieur des « Gardiens de la révolution » iraniens -, en l’occurrence le général de brigade Mohammad Reza Zahedi en charge à la fois de la Syrie et du Liban et son adjoint en Syrie, Mohammad Hadi Haji Rahimi ainsi que cinq autres officiers. Une frappe qui ne pourra pas rester sans réponse de la part de Téhéran et qui pourrait amener l’Iran – nonobstant sa prudence stratégique – à intervenir plus directement avec des attendus insoupçonnés au niveau régional, voire au-delà. Les Etats-Unis ont publiquement évoqué la possibilité d’une opération iranienne « significative » contre les intérêts non seulement israéliens mais aussi américains. Il y a donc un risque d’engrenage avec un engagement direct que, paradoxalement, aucun des acteurs en présence ne souhaite effectivement. Il y a une logique de piège dans la nécessité à restaurer une forme de crédibilité vis-à-vis de ses alliés chez les uns comme chez les autres. La question est de savoir à quel niveau Téhéran va mettre le curseur de la réponse puisque comme l’a souligné Cheikh Hassan Nasrallah, le chef du Hezbollah, cette réponse est « inéluctable ». D’ores et déjà, Israël a décidé de fermer 28 ambassades de peur d’être frappé à son tour sur un bâtiment diplomatique.

LD : Face à cette crise majeure au Proche-Orient, quelle est la voix de l’Union européenne ?

DRR : Il y a une voix, notamment celle de Josep Borrell. Le 6 janvier à Beyrouth, le chef de la diplomatie de l’Union européenne, avait déclaré que le Liban ne devrait pas être « entraîné dans un conflit régional » qui serait catastrophique. « Il est impératif d’éviter une escalade régionale au Moyen-Orient », avait dit Josep Borrell qui avait rencontré un haut responsable du Hezbollah. On l’a vu ensuite, le 12 février suivant, lorsque Josep Borell a suggéré aux États-Unis de livrer moins d’armes à Israël s’ils estiment qu’il y a trop de morts du côté palestinien : « Si vous pensez que trop de gens sont tués, peut-être devriez-vous fournir moins d’armes afin d’empêcher que tant de gens soient tués. N’est-ce pas logique ? », avait-il alors affirmé devant la presse, évoquant des déclarations du président américain Joe Biden jugeant « excessive » la riposte israélienne à Gaza. Mais cette « voix européenne » ne porte pas de manière décisive. L’Union européenne n’est pas un Etat souverain, donc il n’est pas un acteur géopolitique constitué dans la mesure où ses Etats-Membres ont souvent des grilles de lecture différentes, sinon divergentes, des situations extérieures à l’Union européenne, la situation au Proche et Moyen-Orient n’échappant pas à la règle. Et ce, d’autant moins qu’il n’y pas encore de réelle identité stratégique européenne nonobstant les velléités du Strategic Compass (« Boussole stratégique ») adoptée le 25 mars 2022 et censée définir fournir une évaluation commune de l’environnement stratégique dans lequel l’Union européenne évolue ainsi que des menaces et des défis auxquels elle est confrontée. Le document formule des propositions d’action concrètes assorties d’un calendrier de mise en œuvre très précis, afin de renforcer la capacité de l’Union européenne à agir de manière décisive en cas de crise et de défendre sa sécurité et ses citoyens. Comme le soulignait lors de son adoption Josep Borell, lequel a manifesté l’ambition déclarée de faire de l’actuelle commission une commission « géopolitique » : « Les menaces augmentent et le coût de l’inaction est évident. La boussole stratégique guidera notre action. Elle définit une voie ambitieuse pour l’avenir de notre politique de sécurité et de défense pour la prochaine décennie. Elle nous aidera à assumer nos responsabilités en matière de sécurité, face à nos citoyens et au reste du monde. Si nous n’agissons pas maintenant, alors quand le ferons-nous ? ». Mais, pour l’heure, dans le cas de la guerre à Gaza, l’Union européenne n’est pas en mesure de peser significativement sur les dynamiques à l’œuvre. Elle est une spectatrice consternée mais largement impuissante face à la situation bien davantage qu’avec la guerre en Ukraine où cette guerre la concerne de manière beaucoup plus immédiate. Seuls certains pays historiquement liés à la région du Levant manifestent à titre individuel des velléités de médiation, à l’instar de la France qui s’active de manière singulière aux côtés des Etats-Unis, pour éviter un embrasement régional, notamment sur le front libanais.

LD : Acteur discret des relations internationales, quel est le rôle de la Chine face au conflit à Gaza ?

DRR : Effectivement, la manifestation de la présence accrue la Chine dans la région est relativement nouvelle. Pékin n’est plus seulement un acteur géo-économique. Il est en passe de devenir un acteur géopolitique. On l’a vu avec l’accord de rétablissement des relations signé le 10 mars 2023 entre Riyad et Téhéran sous les auspices de la Chine à Pékin même. L’« Empire du Milieu » s’intéresse de plus en plus à cette région d’abord pour sécuriser ses approvisionnements pétroliers dont il a besoin pour son économie et parce que l’Asie du Sud-Ouest est l’un des débouchés des fameuses « nouvelles routes de la soie ». La Chine est de fait le premier client pétrolier de l’Arabie saoudite qui lui vend quelque 25 % de ses importations de pétrole. La Banque d’Export-Import de Chine (China EximBank), la principale banque de politique commerciale de Chine, a annoncé 14 mars 2023 avoir conclu la première coopération de prêt avec la Banque Nationale Saoudienne, la plus grande banque d’Arabie Saoudite, en RMB Yuan, facilitant la coopération financière dans le cadre de l’« Initiative de la Ceinture et la Route (BRI) » – acronomyne désignant les « nouvelles routes de la soie » – proposée par la Chine. Les fonds seront utilisés de manière préférentielle pour répondre à la demande de projets commerciaux Chine-Arabie Saoudite, selon China EximBank. Cette coopération fait suite à la mise en œuvre de l’« Accord de Partenariat Stratégique Global » signé par les deux pays le 8 décembre 2022. Un écho singulier à l’autre « accord de partenariat stratégique global » confirmé le 16 février 2023 entre la Chine et l’Iran approfondissant l’accord de coopération stratégique de 25 ans préalablement signé le 27 mars 2021. L’Iran par ailleurs grand architecte de l’« Axe » de ladite « résistance à Israël » en soutien au Hamas dans la guerre à Gaza. Pékin a rapidement apporté son soutien à la cause palestinienne et stigmatisée Israël. Dès le 14 octobre 2023, le ministre des Affaires étrangères, Wang Yi, avait appelé à « l’arrêt des combats le plus tôt possible » et au respect du« droit humanitaire international ». En marge d’une rencontre à Pékin avec Josep Borrell, le Haut représentant de l’Union européenne pour les Affaires étrangères, le chef de la diplomatie chinoise a même semblé sortir du discours préparé en faisant mine de s’interroger : « Les Israéliens ont obtenu des garanties pour leur survie, mais qui va s’occuper de la survie des Palestiniens ? Le peuple juif n’est plus sans foyer dans le monde, mais quand la nation palestinienne va-t-elle retrouver sa maison ? ». Le même jour, le chef de la diplomatie chinoise avait été plus explicite encore au cours d’un entretien téléphonique avec son homologue saoudien Fayçal Ben Farhan Al Saoud. « L’action d’Israël[les frappes massives sur la bande de Gaza en représailles à l’attaque du Hamas]est allée au-delà du domaine de l’autodéfense » et ses dirigeants doivent cesser de « punir collectivement la population de Gaza », avait déclaré Wang Yi. Le diplomate en chef de Pékin s’était aussi entretenu le lendemain 15 octobre 2023 avec son homologue iranien Hossein Amir Abdollahian. La Chine soutient « la juste cause du peuple palestinien dans la préservation de ses droits nationaux », avait-il tenu à faire savoir. Cela ne pouvait que contenter le Hamas et ses alliés de l’«axe de la mouqawama ». Mais la Chine est très contrariée par la situation d’insécurité en mer Rouge qui affecte une voie essentielle du trafic maritime mondial et impacte la chaîne des flux logistiques des exportations chinoises dont les entrepôts portuaires commencent à se remplir de stocks et entraînent des surcoûts du fait du déroutage des navires via le Cap de Bonne-Espérance au Sud de l’Afrique afin précisément d’éviter la mer Rouge. L’« Usine du monde » s’inquiète. D’où les mises en demeure formulées le 19 janvier 2024 par le porte-parole du ministère des Affaires étrangères chinois appelant « à la fin du harcèlement ainsi qu’au maintien des chaînes d’approvisionnement mondiales fluides et de l’ordre commercial international ». Pékin aurait même signifié à l’Iran qu’il était indispensable à Téhéran de faire pression sur les Houthis, faute de quoi cela serait susceptible de nuire aux relations commerciales iraniennes avec Pékin. Un message parfaitement reçu à Téhéran et partiellement de la part des Houthis qui ont annoncé garantir un « passage sécurisé » à la fois aux navires russes et chinois sur cette voie maritime, stratégique s’il en est pour Pékin qui ne se contente plus d’être un simple spectateur, mais qui fait désormais en sorte de faire prévaloir ses intérêts.


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