Aux dernières élections municipales turques du 31 mars, le Parti républicain du Peuple (CHP), a enregistré son meilleur résultat depuis les élections de 1977, avec 37,8 pour cent des suffrages, battant ainsi à lui seul (sans coalition) le parti de la Justice et du Développement du Président R. T. Erdogan, l’AKP. Ce dernier a totalisé à peine 35,5 % des voix. Une véritable défaite pour Erdogan. La fin du néosultan, certes autoritaire, mais stratège hors pair, est-elle pour autant certaine ? Rien n’est sûr, car il reste quatre ans au pouvoir erdoganien pour rectifier le tir, préparer une relève, trouver des poux à l’opposition, ou même sortir du chapeau un évènement exceptionnel qui permettrait la tenue d’élections anticipées permettant au « reis » de se représenter…
Pour la première fois depuis novembre 2002, date de l’accès au pouvoir d’Erdogan, l’AKP perd une élection et la plupart des grandes villes du pays, y compris certains de ses fiefs. Les candidats du CHP ont en effet gagné dans 35 des 81 villes turques, dont Istanbul, Ankara, Antalya, Denizli et Izmir. Pour la première fois, l’opposition peut entrevoir raisonnablement la perspective d’une alternance politique en 2028, date des prochaines élections législatives et présidentielles, afin que la Turquie renoue avec sa vocation laïque-moderniste qu’avait instaurée Mustapha Kémal Atätürk, le « père des Turcs », dont Erdogan est l’exact opposé idéologique. Précision importante : les candidats kémalistes anti-Erdogan du CHP ont remporté cette fois-ci le scrutin sous leurs seules couleurs, en améliorant nettement leur score par rapport aux municipales précédentes de 2019 qu’ils avaient remporté avec une coalition de partis d’opposition de gauche, nationalistes et pro-kurdes. Longtemps resté très minoritaire et sans leader charismatique, le CHP, principal parti d’opposition, est en pleine renaissance depuis 2020. Le parti kémaliste confirme non seulement son ré-enracinement dans tout l’Ouest du pays, avec des bastions laïques comme Izmir, mais il réalise aussi des percées spectaculaires en Anatolie et même dans certaines villes conservatrices jadis bastions de l’AKP, comme Bursa ou très prisées par le parti d’Erdogan, comme Antalya, Adana, Manisa et Denizli. D’autres villes importantes ont été ainsi arrachées à l’AKP par le CHP: Adıyaman, Afyonkarahisar, Amasya, Bartın, Giresun, Kastamonu, Kırıkkale, Kilis, Kütahya, Uşak, Zonguldak et Ardaha
Le parti pro-kurde DEM, jadis allié dans une coalition large avec le CHP, mais cette fois-ci lui aussi cavalier seul, s’est assuré quant à lui d’une avance honorable dans les grandes villes kurdes du sud-est, dont bien sûr Diyarbakir, capitale informelle des Kurdes turcs, tandis que le Nouveau parti de la Prospérité, le Yeniden Refah, de M Fatih Erbakan, islamiste, qui attire les déçus de l’AKP, enregistre une progression notable, avec 6,2 % des voix. Les deux grands perdants de l’élections sont non seulement l’AKP, mais aussi le Parti d’Action nationaliste [Milliyetçi Hareket Partisi – MHP], partenaire de coalition de l’AKP depuis 2015, qui, avec 5 % des voix, recule de deux points par rapport à 2019.
Certes, des candidats de l’AKP se sont maintenus en tête dans plusieurs grandes villes d’Anatolie (Konya, Kayseri, Erzurum) et dans ses bastions de la mer Noire (Rize, Trabzon), mais trois nouveautés ont contribué nettement à affaiblir le mouvement d’Erdogan : premièrement, le parti pro-kurde l’égalité et de la démocratie des Peuples (DEM), allié à une partie de la gauche radicale, réalise un score de 5,70 % au niveau national, et s’assure ainsi une nette avance dans plusieurs grandes villes du sud-est à majorité kurde, dont Diyarbakir, capitale de facto des Kurdes. Notons que dans d’autres zones à fortes minorités kurdes, comme Istanbul et Ankara, les militants pro-kurdes ont tactiquement reporté leurs voix sur le parti kémaliste victorieux, dans une sorte d’alliance informelle qui a été caractérisée per une forte participation électorale des Kurdes. Deuxièmement, les islamistes traditionnels issus du Milli Gōrüs, formation d’origine d’Erdogan, les plus déçus par les revirements et le pragmatisme du président turc, ont voté de façon surprenante en faveur du nouveau parti islamiste Refah, créé en 2018 par Fatih Erbakan, le fils de l’ex-mentor d’Erdogan, Necmettin Erbakan, qui frise les 6 % et prend des voix à l’AKP qui a déçu les militants islamistes les plus anti-israéliens et pro-Hamas qui reprochent à Erdogan ses changements de cap permanents : il suffit de rappeler que quelques jours avant l’attaque barbare du 7 octobre 2023, Erdogan avait rencontré le premier ministre israélien Benjamin Netanyahou et avait validé toute une série d’accords de coopération en vue de normaliser les relations bilatérales. De même, le néosultan turc a fait progressivement repris langue avec les trois pires ennemis des Frères musulmans, du Hamas, du Hezbollah et de l’Iran dans le monde arabe que sont les Emirats arabes unis de MBZ, l’Arabie saoudite de MBS – qui avait fait tuer l’opposant frériste et pro-turc Kashoggi -, puis le président Abdelfattah al-Sissi en Egypte, qu’Erdogan accusait d’avoir persécuté les Frères musulmans depuis le coup d’Etat militaire de novembre 2013 contre le gouvernement frériste de Mohamed Morsi. Certes, après le 7 octobre, Erdogan a renoué médiatiquement avec l’antisionisme pro-Hamas, mais les électeurs islamistes turcs les plus attentifs ont compris qu’Erdogan est avant tout un pragmatique opportuniste aux convictions peu en accord avec les revirements politiciens. Et contrairement à l’autre parti islamiste dissident, qui s’était déjà opposé à l’AKP d’Erdogan, le Saadet partisi, le Refah a enregistré une vraie percée grâce à l’engagement de Fatih Erbakan, lequel est fier d’avoir « vengé » son père, Necmettin, qui n’avait jamais pardonné à son dauphin Erdogan de l’avoir trahi à la fin des années 1990. Troisièmement, outre la lassitude du pouvoir erdoganien, en place depuis novembre 2022, soit deux ans de moins seulement que celui de Vladimir Poutine, et outre les dérives autoritaires d’Erdogan depuis 2013 (révolte du parc du Gezi à Istanbul/Taksim), les électeurs turcs ont sanctionné la grave crise économique et une inflation incontrôlée (67 % cumulée sur un an), le dévissage de la livre turque rendant insupportable le quotidien des classes moyennes et modestes. Cette crise affaiblit naturellement l’AKP dont les succès électoraux successifs étaient liés au fait que les gouvernements d’Erdogan avaient nettement contribué à améliorer le niveau de vie des Turcs entre 2002 et 2014, avec un triplement pour certaines régions. Le revers pour Erdogan et son parti est également attribuable aux erreurs dans les choix des candidats que le président turc a voulu peu charismatiques afin qu’ils ne lui volent pas la vedette, stratégie cynique et égocentrique, mais à double tranchant…
Enfin un opposant charismatique capable de détrôner Erdogan ?
Contrairement aux trois derniers scrutins présidentiels, le très charismatique maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, est de loin le mieux placé pour défier le leadership d’Erdogan, même si un autre cadre important du parti kémaliste, le maire d’Ankara Mansur Yavas, a été encore mieux élu que lui en battant le politicien chevronné Turgut Altinok, avec un peu plus de 60 pour cent des voix. Toutefois, en battant son rival AKP et ancien ministre de l’Environnement et de l’Urbanisation, Murat Kurum (choisi personnellement par Erdogan), avec un peu plus de 51 pour cent des voix, à Istanbul, la ville la plus peuplée (16 millions d’habitants), la plus riche, la plus symbolique et la plus prestigieuse de Turquie, où Erdogan, 70 ans, est né, y a grandi, puis en a été maire dans les années 1990, la victoire du maire d’Istanbul, ex-capitale ottomane, a été considérée comme un coup personnel terrible pour le néosultan.
Ekrem Imamoglu, 53 ans, fort charismatique, à la fois laïque, moderniste, nationaliste, mais opportunément pieux, opère une « synthèse turco-islamo-laïque » très habile qui lui permet de ratisser fort large. Prouesse assez contre-intuitive, Imamoglu a en effet obtenu de très bons scores y compris dans le quartier Fatih, le plus conservateur et islamiste d’Istanbul, redouté par les laïcards du CHP traditionnel, puis dans de nombreuses villes anatoliennes conservatrices séduites par un nouveau leader kémaliste-laïque très « respectueux » de l’islam et qui s’affiche croyant et pratiquant. Grâce à ce grand écart « laïco-islamique », et grâce à son apparence de politique compétent, pragmatique, anti-corruption et modéré, cet ancien entrepreneur, capable de séduire les milieux d’affaire, est désormais l’une des personnalités politiques préférées des Turcs, rival direct d’Erdogan. Il est donc désormais en pôle positions pour les prochaines présidentielles et législatives de 2028 face à ce dernier et à l’’AKP. Rappelons que la carrière d’Imamoglu est à l’image de celle d’Erdogan : tous deux ont commencé leur vie politique à Istanbul dans les années 1990 et ont été entravés par des problèmes juridiques. Imamoglu est issu du CHP laïc, qu’il a rejoint en 2008 et il est devenu maire du district de Beylikduzu à Istanbul, il y a dix ans. Il a étudié l’administration des affaires à l’Université d’Istanbul et a obtenu son diplôme en 1994, l’année où Erdogan est devenu maire, avant de se lancer dans l’entreprise de construction de sa famille. Erdogan est entré en politique avec le Parti islamiste de la prospérité (Refah partisi « canal historique », successeur du MSP) et il a cofondé en 2001 avec Abdullah Gül (désormais dans l’opposition), le parti AKP, sur la liste duquel il est devenu Premier ministre fin 2002 lorsqu’une condamnation pour incitation à la haine religieuse de 1997 l’avait rendu inéligible en tant que président. Il ne le deviendra qu’en 2014, après qu’Abdullah Gül ait terminé son deuxième mandat, mandat lui-même permis par le départ du dernier président kémaliste, très anti-islamiste, Ahmet Sezer, après que l’AKP eut démantelé, avec l’aide juridique et morale de l’UE, les pouvoirs du Conseil National de Sécurité (MGK) et les lois interdisant les formations islamistes.
Quelle sera la suite ?
Ces élections locales ont sans conteste renforcé » la légitimité d’Ekrem Imamoglu, ainsi que la base électorale dont il aura besoin lors de l’élection de 2028. Les optimistes kémalistes, qui donnent déjà, Imamoglu comme vainqueur de l’élection présidentielle de 2028, soulignent d’ailleurs le discours que R. T. Erdogan a prononcé depuis le balcon du palais présidentiel après les élections municipales, affirmant que son parti avait subi « une perte d’altitude Turquie », que le « peuple a délivré un « message (…). Et que « malheureusement, neuf mois après notre victoire aux élections du 28 mai 2023, nous n’avons pas pu obtenir le résultat souhaité lors des élections locales (…). Nous corrigerons nos erreurs et comblerons nos lacunes », le président promettant de poursuivre le programme économique introduit en 2023 visant à lutter contre l’inflation. Il est également vrai qu’Erdogan a indiqué dans son discours qu’il ne briguerait pas un quatrième mandat en 2028 et qu’il ne serait de toute façon plus éligible à cette date, ceci en vertu de la constitution. Cependant, Ahmet Kasim Han, professeur de sciences politiques à l’université Beykoz d’Istanbul, a raison d’objecter que « la réélection d’Ekrem Imamoglu à la Mairie d’Istanbul, va probablement forcer Erdogan à se présenter lui-même en 2028 ». Erdogan pourrait en effet briguer un autre mandat, si toutefois le Parlement appelait à des élections anticipées ou si un changement dans la constitution était adopté, a confirmé Mehmet Celik, le coordinateur éditorial du quotidien Daily Sabah, dans l’émission Inside Story d’Al Jazeera le soir de l’élection. Selon Han, ces hypothétiques élections anticipées pourraient avoir lieu « très près de 2028 » …. Ce scénario paraît peu probable, étant donné l’âge du « reis » (président en turc), le tollé que cela provoquerait, et son état de santé qui empire. Toujours est-il que ces quatre prochaines années sans élections vont laisser aux stratèges de l’AKP assez de temps pour inventer des stratagèmes afin d’empêcher le maire d’Istanbul de se présenter, nécessité vitale pour l’AKP car Erdogan, son fils et ses fidèles sont au centre d’énormes scandales de corruption, pour le moment contenus par les pressions présidentielles exercées sur les juges et les médias. Toujours est-il qu’Erdogan et l’AKP, à l’instar du clan Poutine en Russie, ne peuvent simplement pas se permettre qu’un adversaire politique traquant la corruption du clan erdoganien, prenne le pouvoir, à moins que l’on trouve un moyen de pression dissuasif pour tenir Imamoglu. De ce point de vue, l’une des meilleures cartes d’Erdogan – qui a perdu la fidélité de son ancien brillant conseiller, ministre et premier Ministre Ahmet Davutoglu, puis du co-fondateur de l’AKP, Abdullah Gül, capable de faire peur dans tous les sens du terme, électoral et dissuasif, demeure son redoutable actuel ministre des Affaires étrangères Hakan Fidan, ancien chef des services secrets turcs (MIT), à la fois transversal, d’origine kurde, laïque, nationaliste et ottomaniste, mais surtout fidèle serviteur de l’AKP et du « Reis ». Il est vrai également que le maire d’Istanbul est depuis des années dans le viseur de « l’Etat-AKP », qui l’a déjà fait condamner fin 2022 à deux ans et demi de prison pour “insultes” aux membres du Haut comité électoral turc. Ceci l’avait rendu inéligible en mai 2023. Cette fois-ci, Erdogan a eu l’habileté de ne pas l’empêcher de se présenter, ce qui lui a permis d’offrir au monde une image de vrai démocrate. Mais qui peut affirmer qu’il ne s’agit pas là d’un stratagème permettant de réserver le joker de la judiciarisation d’Imamoglu juste avant les élections présidentielle et législatives de 2028, bien plus stratégiques que les dernières municipales ? Ekrem Imamoglu a certes fait appel de sa condamnation, mais l’épée de Damoclès judiciaire pèse pour le moment encore plus sur lui, qui n’a qu’un pouvoir municipal, que sur Erdogan, lequel s’est créé sur mesure depuis 2017 un pouvoir présidentialiste quasi absolu …. Erdogan n’a pas forcément dit son dernier mot…
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