[02:38, 06/07/2024] Noreen Shah:

Odessa 1918-1919 : l’expédition française tourne au fiasco

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Alors que le président Macron ne cesse d’évoquer l’envoi de nos troupes en Ukraine et en particulier à Odessa pour « protéger » le dernier grand port ukrainien de la mer Noire, il est important de rappeler qu’il y a un peu plus de cent ans, en 1919, la France a déjà dépêché un corps expéditionnaire appuyé par la « Royale » pour protéger ce même port face à l’Armée rouge lors de la guerre civile russe. Cette aventure militaire s’était alors soldée par un fiasco retentissant. 

Mourir pour Odessa ?

A la fin de l’année 1918 si l’armistice suspend les combats dans l’Ouest de l’Europe et dans les Balkans, les conflits régionaux nés de la Grande Guerre se poursuivent ou débutent. C’est le cas en Russie avec la guerre civile entre les partisans de Lénine – les Bolcheviks – qui viennent de s’emparer du pouvoir et les armées « blanches » qui souhaitent instaurer un autre régime dans l’ancienne empire tsariste ou restaurer le régime libéral né de la révolution de février 1917. Pour les Alliés occidentaux, et en particulier la France et la Grande-Bretagne, il faut soutenir militairement les Blancs pour renverser Lénine et son gouvernement tout en mettant la main sur les ressources économiques de l’ancien empire. Pour cela, l’intervention de différents contingents à la périphérie de la Russie est planifiée. La France, dont les forces armées commandées par le général Berthelot sont présentes en Roumanie en novembre 1918 propose de se porter sur Odessa. Un mois plus tard, la ville passe sous contrôle français lorsque les troupes françaises et grecques y débarquent le 18 décembre. Elles viennent appuyer les « Volontaires » du général blanc Denikine qui défendent la région. Le 26 décembre, un autre contingent débarque à Sébastopol. Une escadre de la « Royale », avec notamment le croiseur « Mirabeau » est également présente. Soulignons que parmi les troupes qui débarqueront ultérieurement, les Français disposent à partir de la fin janvier 1919 de l’AS 303 et de ses chars Renault FT. La majorité des soldats français et des marins qui viennent tous de participer aux combats de la Grande Guerre ne manifestent pas un enthousiasme débordement à l’idée de combattre de nouveau alors que la guerre est à leurs yeux terminés. De plus, certains éprouvent de la sympathie à l’égard de la révolution bolchevique. Cet état d’esprit va jouer un rôle déterminant dans la suite des opérations. Si les forces alliées sont initialement accueillies par une partie de la population et certaines autorités locales comme un rempart contre la domination bolchevique, cet accueil n’est pas unanime : de nombreux habitants d’Odessa et de sa région éprouvent un profond ressentiment envers la présence militaire étrangère qu’ils perçoivent comme une autre forme de domination impériale. 

Dès leur arrivée, les commandants militaires français se retrouvent empêtrés dans les rivalités politiques du sud de la Russie. Depuis l’armistice, une compétition à trois pour le soutien allié en Ukraine émerge entre Hetman Skoropadsky, dont le gouvernement à Kiev avait été soutenu par les Puissances centrales, une direction ukrainienne nouvellement formée – le Directoire, dont les forces militaires sont commandées par Simon Petliura, et des éléments qui regardent vers l’Armée des Volontaires de Denikine, principalement des aristocrates, des propriétaires terriens et la bourgeoisie aisée des villes, pour restaurer leur position dans un grand État russe « un et indivisible ». Au moment où les Français débarquent à Odessa, l’autorité de Skoropadsky s’est complètement désintégrée. Cela laisse un conflit intense entre le Directoire, favorable à une Ukraine autonome, et les Volontaires, qui ne manifestent aucun intérêt à l’égard du sentiment national ukrainien. Entre-temps, les forces bolcheviques ont envahi l’Ukraine et marchent sur Kiev. Aux yeux des officiers français, ce danger est immédiat tant pour les Ukrainiens que pour les Volontaires et cela requiert une coopération étroite entre les différentes factions afin d’être stoppés.

Les combats

Début 1919, Berthelot réclame des renforts à Paris pour faire face à cette dégradation de la situation car il ne dispose alors que de 3 000 hommes. Mais l’armée française est en pleine démobilisation et malgré l’ambitieux plan d’action présenté en février par Foch, le gouvernement rejette toute augmentation des moyens déjà présents sur place. Livrées à elles-mêmes, les troupes renâclent et dès janvier, les cas de désobéissance s’accumulent de manière inquiétante. Pourtant, la progression de l’Armée rouge en direction de la mer Noire est constante. Le 2 mars, grâce au ralliement de l’Ataman Grigoriev, les troupes favorables à Lénine attaque Kherson dont les défenseurs ne peuvent être soutenus par les principaux navires français en raison de la faible profondeur du fleuve dans l’estuaire. Seuls des avisos peuvent un temps appuyés la garnison qui finit néanmoins par être submergée lorsque la population se joint aux assaillants. Si la garnison parvient à être évacuée in extremis, Grigoriev est maître la ville. Immédiatement, il lance ses forces en direction de Nikolaïev qui n’est alors défendu que par 500 soldats hellènes et 2 compagnies d’infanterie françaises. Franchet d’Esperey qui craint que la foule hostile provoque une insurrection générale préfère évacuer la place sans combat du 12 au 14 mars, alors qu’elle abrite de nombreux arsenaux et dépôts dont les troupes de Grigoriev vont se saisir pour se renforcer. Le 19, plus à l’est, sur les rives de la mer d’Azov, c’est la ville de Marioupol qui est attaquée par les Bolcheviks. La présence du cuirassé Jean Bart et de son escorte interdit l’accès au port jusqu’au 30 mars, date à laquelle, les fusiliers-marins français débarqués à terre sont évacués. Au cours de ces combats, le capitaine de corvette Emile Muselier, futur patron des forces navales françaises libres, se distingue. 

L’humiliante évacuation

Dans l’intervalle, le 20 mars, inquiet de la dégradation de la situation, Franchet d’Esperey arrive à Odessa. Il y découvre une situation désastreuse : le moral des troupes est au plus bas, les officiers supérieurs sont extrêmement pessimistes, et la ville est presque à court de ravitaillement. Quelques renforts sont en vue, mais face à l’ampleur de la crise, Il décide alors de se ranger à l’avis de ses subordonnés et informe Foch que la situation est intenable. Les généraux grecs, arrivant à la même conclusion, cherchent conseil auprès de leur gouvernement sur les modalités d’un rembarquement. L’évacuation est préparée en secret, sans en avertir les forces de Denikine, faute de confiance, et pour éviter des mouvements de panique dans la ville. Le 1er avril, après l’accord de Clemenceau, Franchet d’Esperey ordonne l’évacuation. L’opération, massive, se déroule dans l’ordre : des dizaines de milliers de personnes embarquent sur des navires civils sous la protection de la flotte. Une partie des troupes embarque par la mer, tandis que la majorité des soldats français et grecs évacuent par la terre, traversant le Dniestr et la Bessarabie vers la Roumanie voisine. Tout se termine le 6 avril. Le 7, Grigoriev entre dans Odessa.

Il ne reste alors que Sébastopol et la Crimée. Alors que Franchet d’Esperey organise l’évacuation d’Odessa, il dresse un bilan d’échec de l’intervention et demandait à Foch de mettre fin à l’action en Russie méridionale. Clemenceau envisage cependant de maintenir une présence en Crimée pour en faire un bastion d’une future action dans le sud de la Russie. La Crimée, grâce à son positionnement central en mer Noire et au port de Sébastopol, pouvait accueillir des forces importantes. La garnison alliée, renforcée par des troupes déroutées depuis Odessa, comptait 5 000 hommes, dont un grand nombre de Grecs. Le moral et la discipline y étaient tout aussi faibles qu’à Odessa, et des conflits éclatent, y compris avec le gouvernement provisoire de Crimée. À Sébastopol, la situation se dégrade avec des grèves et des manifestations. L’offensive bolchevique rend la position encore plus précaire, forçant une évacuation précipitée. Les désaccords sur les modalités de cette évacuation créent des tensions, mais finalement, le 16 avril, l’Armée rouge attaque Sébastopol. L’assaut est repoussé grâce à l’intervention des navires alliés, ce qui offre une trêve durant laquelle l’évacuation peut s’organiser. Pendant ce temps, des troubles éclatent au sein de l’escadre française. 

La mutinerie de la flotte de la mer Noire


Cet épisode peu glorieux démarre par une tentative avortée de s’emparer du contre-torpilleur Protet par un groupe mené par André Marty, avec l’intention de le livrer aux Bolcheviques. Cette tentative échoue et Marty est arrêté. Peu après, une série de mutineries éclate en Crimée, d’abord sur Le France puis sur d’autres, alimentées par le mécontentement de l’équipage concernant une corvée de charbon prévue pour le jour de Pâques. Les mutins refusent d’obéir et hissent le pavillon rouge, symbole de leur ralliement aux idéaux communistes. Les autorités tentent de calmer la situation par des promesses de retour sans sanctions et l’octroi de permissions. Cependant, le 20 avril, un incident violent survient lors d’une manifestation à Sébastopol, qui débouche sur la mort d’un marin tué par des soldats grecs qui tentent de ramener le calme. Ce drame exacerbe le désir de vengeance des marins français. La mutinerie s’étend alors à d’autres navires, mais grâce au dialogue et à des mesures diplomatiques, les officiers parviennent peu à peu à restaurer l’ordre. Les drapeaux rouges sont retirés et les navires impliqués, promis à un retour sans sanctions, prennent la mer pour gagner Toulon ou Bizerte.

Le 23 avril, la mutinerie gagne le Waldeck-Rousseau à Odessa, où l’équipage, informé des événements de Sébastopol et encouragé par des appels à la révolte, exige également le retour en France. Le commandant Caubert parvient à calmer temporairement la situation par le dialogue, mais l’arrivée de nouveaux marins mutins de Sébastopol relance l’agitation. Finalement, grâce à une démonstration de force organisée par les officiers et le soutien des matelots fidèles à l’ordre, la mutinerie sur le Waldeck-Rousseau prend fin sans que le drapeau rouge ne soit hissé, soulignant le caractère spontané et relativement inorganisé de la révolte. L’évacuation de Sébastopol, achevée les 28 et 29 avril, n’est pas le résultat direct de la mutinerie, car elle avait été décidée avant le début des troubles. Cette série de mutineries reflète le mécontentement général des marins face aux conditions de vie, à la discipline, et à leur incompréhension quant à la raison de leur présence en Russie, ainsi que l’influence des idéaux révolutionnaires portés par les Bolcheviks.


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