L’avenir de la dissuasion nucléaire française : Schatz*, reviens ! J’ai la bombe à la maison 

Shares

*chérie

C’est Alain Bauer dans l’Opinion qui a le premier soulevé un changement sémantique dans la prose présidentielle. Selon Emmanuel Macron, la France est devenue le moteur de la construction du « pilier européen de l’OTAN ». Le président n’a fait aucune autre mention d’une « Europe de la défense » qui semble avoir disparu du discours. 

Bauer a sauté sur l’occasion pour souligner que la dissuasion moderne passait par l’articulation entre un usage peut-être plus actif de l’arme nucléaire, des missiles tactiques et d’autres armes conventionnelles. Fort logiquement, il incitait la France à participer au projet SkySHield (Patriot, Iris T, Arrow 3, NASAMS) regroupant une vingtaine de pays européens. Ce bouclier antimissile se présente comme une bulle de protection, reposant sur des missiles sol airs. Il est porté par Berlin et s’inscrit pleinement dans l’OTAN. 

Il avait pourtant été jusqu’ici vertement critiqué par Paris. 

La notion de bouclier anti-missiles est en effet une possible rupture technologique, susceptible de saper l’équilibre entre les superpuissances mondiales, érodant les fondements du concept de dissuasion nucléaire et conduisant à une course aux armements. Reste à savoir ensuite si le bouclier est un accélérateur de ce déclin nucléaire ou le palliatif. 

A partir du moment où dans moins de dix ans, l’arme nucléaire aura proliféré avec des pays comme l’Iran ou la Corée du Nord, ne risque-t-on pas d’aller vers un monde où un nombre grandissant de pays étant nucléarisés, la destruction mutuelle assurée rendrait la perspective d’utilisation de l’arme totalement improbable et renforcerait la nécessité de renforcer les autres types d’armes ? 

A cette question, je penche pour la négative. Les boucliers ne protègent pas à 100%. Les systèmes actuels n’offrent aucune protection contre le feu nucléaire d’un pays puissant comme la Russie, qui pourrait projeter un nombre important de missiles nucléaires. La France pourrait donc faire face à des missiles courte et moyenne portée, pas à un missile intercontinental qui mettrait quelques minutes à nous toucher. Idem pour les Etats-Unis. 

Néanmoins, le risque est que ces systèmes deviennent de plus en plus perfectionnés et parviennent à fausser la dissuasion, un pays calculant mal ses chances d’échapper à la destruction mutuelle assurée. 

Voilà pourquoi la vraie question est comment peut-on articuler nucléaire et bouclier. 

Les boucliers anti-missiles sont un rêve américain, lancé par Reagan, intensifié sous Bush, puis vendu ensuite via l’OTAN aux européens, sur fond de tension avec l’Iran. De 1972 à 2002, il existait un traité anti-missiles entre les Etats-Unis et la Russie, qui fut dénoncé par Washington pour être en capacité de construire une bulle de protection globale. L’Europe, vue de Washington, avait vocation à devenir un des flancs de ce bouclier capable de protéger les alliés de Washington des menaces russes ou iraniennes. 

Dès les premières discussions au sein de l’OTAN en 2010, Berlin, favorable au projet, s’était opposé à Paris, voyant dans ce bouclier le moyen de dénucléariser l’Europe. Paris de son côté voulait être sûr que le système ne compromettrait pas sa dissuasion nucléaire en empêchant ses missiles de dissuasion de percer le ciel européen, et exigeait que son commandement ne place pas de facto la sécurité des Européens sous le contrôle politique des Etats-Unis. En 2011, la France avait su exposer les différences d’approche stratégiques. Lorsque l’OTAN avait adopté un accord pour développer un système antimissile destiné à protéger les populations et les territoires des pays européens de l’Alliance, la France avait exigé et obtenu que l’accord reconfirme que tant qu’il y aurait des armes nucléaires dans le monde, l’Otan resterait une alliance nucléaire. Le projet de bouclier était ensuite devenu moins prioritaire avec l’accord iranien sur le nucléaire puis les foucades de Donald Trump. 

Dans ce contexte, il faut relire ce qu’a dit Emmanuel Macron une décennie plus tard et chercher à comprendre : « Je suis pour ouvrir le débat [sur la sécurité européenne, ndlr] qui doit donc inclure la défense antimissile, les tirs d’armes de longue portée, l’arme nucléaire pour ceux qui l’ont ou qui disposent sur leur sol de l’arme nucléaire américaine. Mettons tout sur la table et regardons ce qui nous protège véritablement de manière crédible ». 

La première rupture est que le président français semble avoir rompu sans le dire avec notre doctrine de dissuasion qui en fait une arme de destruction suffisamment importante pour être prise au sérieux, même par un pays plus puissant que nous. Ce n’est pas une arme qui protège parce qu’on l’utilise, mais parce qu’elle existe. Toute sa beauté réside dans le flou qui entoure son usage, contrairement à un bouclier anti-missiles. En la mettant au même rang que les vieux missiles nucléaires tactiques américains présents sur le territoire européen, Emmanuel Macron a donc dégradé son caractère suprême en en faisant une arme comme les autres, à articuler avec d’autres types de protection. Il ne semble pas non plus considérer que comme l’eau et l’huile ces dispositifs ont du mal à se mélanger. 

Ce faisant, il montre bien que la position de la France sur le bouclier anti-missile n’est pas une différence de nature avec le projet allemand, mais de nuance. Ce qui a fâché la France n’est pas tant pour des raisons théoriques (la France possède l’arme de dissuasion nucléaire et un bouclier anti-missiles est dangereux), mais commerciales et technologiques (le bouclier reposerait sur la technologie allemande, israélienne et américaine et nous préfèrerions avoir le nôtre). Du reste, j’en veux pour preuve que la France développe depuis 2021, avec l’Italie, une nouvelle version de son système de défense aérienne sol-air de moyenne portée, dit SAMP/T, aussi connu sous le nom de « Mamba » ; d’une portée de 120 kilomètres, un de ces systèmes est actuellement positionné en Roumanie sur les rives de la mer Noire. 

La seconde rupture est qu’elle entend désormais contrer l’Allemagne avec un projet de défense européenne, souveraine, reposant sur des équipements européens… qui soit sous chapeau de l’OTAN.  En d’autres termes, non seulement l’arme nucléaire est mise au même rang que les missiles américains déployés chez nos voisins (ce qui est une injure technologique), mais en plus nous nous proposons de la partager. Et à côté de cela, nous articuler avec Washington. En réalité, Macron fait comme ses prédécesseurs sur l’euro : il ouvre les portes de la forteresse nationale aux teutons de peur qu’ils ne s’émancipent. 

C’est d’ailleurs ce que Wolfgang Schäuble, poids lourd du camp conservateur, décédé depuis, avait proposé en 2022 : « Dans notre propre intérêt, nous Allemands devons fournir une contribution financière à la puissance nucléaire française en échange d’une dissuasion nucléaire conjointe ». Évidemment, le nœud du problème est l’indépendance de la prise de décision : dans l’esprit de Schaüble et sans doute de Macron, Berlin pourrait codécider, ce qui est inacceptable pour moi. D’ailleurs, les Américains n’ont jamais proposé à leurs partenaires de l’OTAN de « codécider » lors de la guerre froide. 

Le point d’arrivée de Macron semble être une Europe dominée par Berlin qui siègerait à notre place au Conseil de sécurité des Nations-Unies et choisirait quand utiliser la bombe… avec l’accord des américains. 

Un autre discours – plus gaulliste – aurait pu consister à proposer de prendre acte du futur retrait américain d’Europe, en proposant que la garantie nucléaire française se substitue au bouclier américain. Je ne dis pas que cette solution est simple. En effet, si demain Paris ambitionnait de devenir le protecteur nucléaire de l’Europe, il ne serait pas aussi facile que Washington de décider où et comment intervenir, et de « faire payer » les voisins. Si demain, Moscou menaçait de bombarder la Belgique ou l’Allemagne, Paris serait de facto concernée, ne serait-ce qu’en raison des rayonnements nucléaires. Le risque est donc grand que nos voisins, en cas de retrait américain, ne se comportent vis à vis de nous exactement comme pour nos interventions en Afrique : bien contents que la France porte seule le poids budgétaire de la protection, qui de toute façon est ce qu’on appelle en économie un bien collectif dont on ne peut les exclure, ils pourraient se comporter en passagers clandestins. Dit plus clairement : quand Paris élimine les djihadistes du Machrek ou dissuade les adversaires d’utiliser l’arme nucléaire, nos voisins en profitent « gratuitement ». 

Dans ces conditions, on comprendra que nous aurions tort pour le moment d’être proactifs et généreux. 


#AlainBauer, #Opinion, #ChangementSémantique, #EmmanuelMacron, #PilierEuropéenOTAN, #DissuasionNucléaire, #DéfenseEuropéenne, #SkyShield, #BouclierAntimissile, #TechnologieMilitaire, #DiplomatieDéfensive, #SouverainetéEuropéenne, #SécuritéInternationale, #ArmementConventionnel, #ArticulationDéfensive, #DissuasionConjointe, #DébatSécurité, #NucléaireEtBouclier, #StratégieOTAN, #DéfenseOTAN

Shares
Retour en haut