Tribune de Julien Aubert
À l’heure où nous approchons du 80ème anniversaire de la victoire sur le régime nazi, constatons un fait évident : jamais le souvenir de la seconde guerre mondiale n’aura été autant agité par les protagonistes du conflit en Ukraine, au risque d’inverser les leçons de l’Histoire.
Il y a à cela une raison mécanique : nous sommes passés de l’ère du souvenir – des commémorations organisées par et pour des anciens combattants – à celle de la mémoire. La génération des acteurs majeurs et grands généraux (de Gaulle, Staline, Eisenhower, Churchill…), née à la fin du XIXème siècle, a quitté la scène dans les trente ans qui ont suivi le conflit. Celle des combattants opérationnels (nés dans les premières années du XXème siècle) les a suivis ensuite. En 2025, sauf exception, il n’y aura plus aucun survivant (il ne restait que 51 anciens combattants en France en 2019). Il n’y a donc plus personne pour s’indigner des raccourcis historiques des leaders contemporains.
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J’en viens à la projection symbolique qui est faite des deux grandes manifestations qui ponctuent les célébrations de la Seconde Guerre Mondiale : les commémorations du Débarquement, en France (6 juin 1944) et le défilé du « Jour de la Victoire » (9 mai 1945) en Russie. Les évolutions parallèles de ces deux cérémonies renvoient en miroir à celle du système international.
Tant que les principaux acteurs et décideurs de cette époque étaient vivants, et en poste, le 6 juin et le 9 mai étaient des évènements essentiellement militaires, sans valeur politique particulière si ce n’est qu’ils n’épousaient les contours de la guerre froide. Chaque camp – soviétique ou occidental – commémorait sa part de victoire sans chercher à valoriser la contribution de l’Autre. Il n’y avait pas du reste de lecture homogène d’un pays à l’autre au sein d’un même camp.
Ainsi, les cérémonies du 6 juin, célébrées à l’initiative des britanniques depuis 1945, étaient au départ dirigées vers le souvenir récent des milliers de disparus, principalement Américains, Anglais et Canadiens. Une cérémonie anglo-saxonne sur un bout du territoire français. En 1954, le président René Coty, accompagné du président du Conseil Joseph Laniel, y avaient certes pour la première fois donné un sens politique en adressant au nom de la France un vibrant – mais discret – hommage à ses libérateurs anglo-américains mais le point d’orgue, quelque peu limité, en avait été… l’inauguration d’un musée.
Reste qu’ensuite, et pendant vingt ans, les autorités politiques françaises se sont tenues à l’écart de l’organisation, une attitude initiée par le Général de Gaulle qui avait, en 1964, refusé de participer à cette commémoration (tout en insistant sur l’anniversaire du Débarquement de Provence). L’homme du 18 juin réagissait d’abord par rapport à la réalité objective des faits, avec la légitimité qui était la sienne. Il considérait que la France avait été traitée comme un paillasson par les Alliés qui étaient bien décidés à s’installer en France comme en territoire ennemi, comme ils venaient de le faire en Italie et comme ils s’apprêtaient à le faire en Allemagne. De Gaulle se souvenait que dans les bagages des GI’s, Washington avait préparé son AMGOT, qui devait gouverner souverainement la France à mesure de l’avance de leurs armées. Ils avaient imprimé leur fausse monnaie, qui aurait eu cours forcé. Et d’ajouter : « Et vous voudriez que j’aille commémorer leur débarquement, alors qu’il était le prélude à une seconde occupation du pays ? ».
Giscard, dernier président français à avoir combattu pendant la guerre (il avait été décoré de la croix de guerre 1939-45) et fraîchement élu en 1974, avait imité de Gaulle en snobant le 30ème anniversaire du Débarquement.
Le 9 mai, date de célébration de la victoire sur le nazisme en Russie, était dans ces décennies-là un évènement totalement à usage interne, et principalement russe. Pendant la période soviétique, les troupes ne défilèrent que quatre fois : 1945, 1965, 1985 et 1990. A la rare exception de 1945, où des représentants de l’Armée populaire de Pologne, qui combattirent les nazis aux côtés de l’Armée rouge, avaient été invités à prendre part au premier défilé, « le jour de la Victoire » était d’abord une affaire nationale. En 1955, pourtant date de la création du Pacte de Varsovie, aucun pays du glacis ne fut invité à défiler, la preuve que l’URSS ne « pensait pas » cette cérémonie comme une arme symbolique vers l’extérieur. Ce n’est qu’en 1965, à l’heure où le général de Gaulle refusait la fétichisation du Débarquement, que le pouvoir soviétique décida de faire de ce jour un jour chômé pour les républiques soviétiques.
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Tout a changé au moment où l’URSS a commencé à vaciller, puis s’est effondrée.
François Mitterrand le premier a décidé d’élargir et élever le niveau de la commémoration du 6 juin en invitant des chefs d’État pour le 40ème anniversaire. Il faut dire que ce responsable politique au passé ambigu sous Vichy était tout sauf gaulliste. Ce faisant, il en a changé le sens symbolique : il s’agit moins de célébrer la Victoire que l’idée de paix et de réconciliation. Désormais, la mémoire échappe aux logiques nationales pour devenir collective, et essentiellement occidentale.
Reagan fut invité en 1984 (mais pas l’Allemagne) et le président américain envoya un message à l’URSS dans un discours prononcé à la Pointe du Hoc, plein de fermeté mais aussi d’ouverture présentant une Amérique « préparée à une nouvelle ouverture dans un esprit de réconciliation ».
Les années 1990-1991 virent cet espoir se concrétiser.
En 1994, pour les 40 ans du Débarquement, Mitterrand poursuit sur sa lancée, alors qu’à l’Est « tout est nouveau ». La résonance 1944 / 1994 est forte : après un demi-siècle de guerre froide, voilà qu’émerge la promesse d’un monde nouveau où le système international serait homogène. L’Allemagne, l’adversaire d’hier, est conviée. Tel Aristide Briand, Mitterrand peut ainsi clamer : « Puisse s’organiser partout le dialogue pour la paix des pays du monde, des peuples, sous l’égide de nos Nations unies, elles-mêmes nées de notre victoire ! »
A partir des années Chirac, tout en s’américanisant (« le D-Day »), le 6 juin devient un évènement politique de premier plan, et atteint son amplitude maximale. Il est désormais ouvert à toute la communauté internationale, pour forger une mémoire qui ne serait plus occidentale mais planétaire. De la seconde guerre mondiale, on ne retient plus désormais la rivalité entre Washington et Moscou pour occuper en premier Berlin mais on valorise plutôt le rêve rooseveltien né de Yalta d’un monde uni. En 2004, pour le cinquantenaire, Chirac saute donc le pas en conviant la Russie. Quoique n’ayant jamais eu de troupes débarquées en Normandie, Vladimir Poutine est invité au nom des 27 millions de morts côté soviétique de la Seconde Guerre mondiale.
Côté russe, le 9 mai a lui aussi évolué après la chute de l’URSS. Après le défilé de 1995, il a été décidé que l’événement ne devait pas se limiter à des anniversaires pour des dates rondes. Le 9 mai devient alors une démonstration annuelle du patriotisme russe.
En parallèle du 6 juin, les années 2004-2005 marquent un pic d’ouverture au monde, avec pour maître-mot la réconciliation. En 2005, le chancelier allemand Gerhard Schroder amène ainsi un groupe de vétérans de la Wehrmacht pour assister au défilé militaire russe. En 2010, des unités militaires étrangères des pays de l’OTAN sont invitées à défiler : troupes polonaises, représentants des Gardes gallois britanniques, du 18ème régiment d’infanterie américain. Ce sera le pic de l’universalisation pour les célébrations du 9 mai 1945 : la Russie fête de son côté sa victoire mais comme la France avec le 6 juin veut en faire un évènement planétaire.
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Malheureusement au mitan des années 2010, les apparences se craquellent car le dégel russo-occidental se fracasse sur les ambitions territoriales russes en Géorgie puis en Crimée.
Ainsi, pour le 60ème anniversaire du Débarquement (2014), Poutine est invité par François Hollande, malgré la fraîche annexion de la Crimée. Le président socialiste choisit de faire prévaloir la logique de 2004, de préserver le souvenir de 1944 des turpitudes géopolitiques en expliquant que Poutine est « le bienvenu ».
En 2015, Poutine convie en retour des chefs d’état étrangers à venir à Moscou. Néanmoins, l’Occident ne lui rend pas la politesse. Hollande a préféré emboiter le pas à Angela Merkel, bientôt imité par David Cameron, et refusé d’assister à la célébration du 9 Mai 2015. Moscou tient à la dimension guerrière de l’évènement, qui dans le contexte de l’époque apparait ambigu. Cette année-là dix pays défilent et parmi eux les forces de la Chine, de l’Inde, de la Mongolie et de la Serbie… mais aucun pays occidental. Le défilé monumental de 16 000 soldats qui avait impressionné le monde témoigne sans le dire du début du repli de la Russie sur « sa » part du monde.
En 2024, alors que la marche de l’Histoire s’est accélérée, le 6 juin et le 9 mai ont connu des ruptures symboliques fortes et leur organisation témoigne à la fois d’un retour à la situation pré-2004 mais avec une lecture symbolique beaucoup plus engagée et dangereuse.
Les commémorations de la fin de la guerre ayant toujours été marquées en Russie par le thème de la victoire militaire, et non de la paix, Vladimir Poutine n’a pas eu de mal à en faire un jour de célébration de l’armée russe, un message de force et de puissance. Cependant, depuis dix ans, le 9 mai est devenu le lieu de réécriture de l’Histoire en affirmant que l’Armée rouge a vaincu seule les troupes nazies. Il est aussi instrumentalisé pour désigner l’Occident comme l’ennemi. En 2024, lors de la commémoration du 9 mai 1945, trente-deux véhicules blindés fournis par les Occidentaux à l’Ukraine et saisis sur le champ de bataille ont été exposées au regard des délégations étrangères invitées pour l’occasion. En télescopant la guerre en Ukraine et le souvenir de 1945, le message est limpide : les combats d’hier – face au nazisme ou au fascisme – sont comparables à ceux d’aujourd’hui, contre le régime de Kiev et ses alliés de l’Otan.
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Coté occidental, c’est le 6 juin 2024, commémorant le 80ème anniversaire du Débarquement en Normandie, qui a fait les frais du conflit Ukrainien.
En effet, l’Élysée, qui a considérablement durci son discours face à Moscou depuis quelques semaines (allant jusqu’à accepter que les armes françaises livrées à l’Ukraine puissent être utilisées sur le sol russe) a annoncé que finalement la Russie ne serait pas conviée.
Les atermoiements ont été nombreux. Originellement, Paris avait annoncé inviter la Russie mais en précisant qu’elle ne pourrait pas être représentée par Vladimir Poutine, déclaré persona non grata. Il s’agissait d’un ultime effort pour préserver ma logique de 2004 mais cette solution hybride a été finalement enterrée. Par effet de contraste, Emmanuel Macron a souhaité mettre en valeur l’Ukraine, en invitant Volodymyr Zelensky.
Le message de Macron est clair : après plus de deux ans de combats, il s’agit pour les alliés occidentaux d’afficher leur cohésion, et la poursuite de leur soutien en faveur de l’Ukraine.
Le 9 mai 2025 devrait être pour la Russie un moyen de répondre à ce boycott, sans doute en magnifiant la force de l’armée russe, et en faisant défiler ses alliés des BRICS.
Il y a dans l’instrumentalisation des commémorations des raccourcis ou des facilités historiques qui montrent l’oubli de l’Histoire.
La réécriture est la plus indigne coté russe.
Premièrement, Moscou passe sous silence que depuis 1965, ce Jour de la Victoire est également férié en Ukraine et est donc une date qui unit les deux pays. Drôle de choix pour renvoyer l’Ukraine du coté ennemi.
Deuxièmement, la comparaison avec l’époque actuelle peut en outre sembler très excessive, vue de Paris, Londres ou Washington : en 1944-45, les Etats-Unis, l’Australie, la Grande-Bretagne et même la France (via le GPRF) étaient des alliés de Moscou. Leur principale caractéristique était d’être des démocraties luttant pour une certaine idée de la liberté : les assimiler aujourd’hui au régime nazi est une grossière caricature.
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Sans doute faut-il y voir un héritage du biais soviétique de la victoire de 1945, Staline n’ayant pas grand chose à envier à Hitler et n’étant pas réputé pour être féru de démocratie.
Néanmoins, ce qu’est devenu le 6 juin en dit long aussi sur l’état de la pensée stratégique française. Macron a changé la dimension symbolique du Débarquement en faisant de cette cérémonie le moyen de rappeler la force de l’alliance atlantique, c’est à dire une publicité géante pour l’OTAN. La France célèbre avec joie une tentative anglo-saxonne d’occupation de son sol. Quand on se souvient des préventions gaullistes, on se dit que tout a été oublié. Sur un plan plus anecdotique, il est cocasse de célébrer avec l’Allemagne mais sans la Russie le Débarquement de 1944.
En 2024, l’objet même des célébrations de 1944-1945 – l’alliance du monde russe et de l’Occident – a donc totalement disparu derrière les instrumentalisations, à la fois coté français et coté russe, comme si nous étions devenus incapables d’honorer le sacrifice de ceux qui nous ont précédés sans y mêler la politique du présent.
Cette guerre des symboles renvoie à une question plus fondamentale : au fond, commémore-t-on la seconde guerre mondiale ou pave-t-on la voie à une troisième ?
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