Par Alexandre Aoun
Grand reporter au Monde, dont il a dirigé le service international de 2014 à 2018, Christophe Ayad revient pour Le Diplomate sur son nouvel ouvrage : Géopolitique du Hezbollah aux éditions Puf. L’auteur analyse et explique les liens du parti chiite avec son créateur iranien, les tensions frontalières avec l’État hébreu mais également les capacités militaires du mouvement d’Hassan Nasrallah et son influence dépassant de loin les seules frontières libanaises. Entretien exclusif pour mieux comprendre cette milice aux nombreux visages.
Propos recueillis par Alexandre Aoun
Le Diplomate : Le Hezbollah est souvent perçu comme le bras armé de l’Iran, est-ce que le parti chiite dispose-t-il d’une réelle marge de manœuvre par rapport à Téhéran ?
Christophe Ayad : Je pense que le Hezbollah est complètement libre de mener la politique qu’il entend pour les affaires intérieures du Liban. Ce n’est pas l’Iran ni le Guide suprême qui vont choisir son candidat à la présidence de la République ou la composition du gouvernement. C’est en matière extérieure que l’Iran dicte le tempo et les priorités, mais pas dans le détail. Le Hezbollah est libre d’appliquer les grandes directives – la guerre ou la paix – de la manière qu’il souhaite. Je ne suis, par exemple, pas sûr que l’Iran a été consulté en 2006 lorsque le Hezbollah a mené l’embuscade et l’enlèvement de deux soldats qui ont conduit à la guerre de 33 jours. La tutelle de l’Iran sur le Hezbollah est stratégique et non pas tactique. Le choix des cibles, des armes utilisées, etc. revient au parti de Dieu et non à son parrain.
En quatre décennies, le Hezbollah a réussi à s’imposer comme la force omnipotente au Liban, aujourd’hui pouvons-nous dire qu’il constitue un Etat au-dessus de l’Etat ?
Le Hezbollah est passé, sur la scène politique libanaise, d’un petit parti milicien à une force hégémonique qui domine la vie politique et les institutions. Cela ne signifie pas que le Hezbollah gère et dirige tout au Liban, mais rien ne peut s’y faire sans son aval. C’est dans ce sens qu’il n’est plus seulement un Etat dans l’Etat mais ce que j’appelle un Etat au-dessus de l’Etat. Il impose ses priorités aux institutions du pays, y compris les plus régaliennes que sont l’armée et la police, la politique étrangère et la justice. On l’a vu et on le voit encore en diverses occasions : dans l’absence de déploiement de l’armée au sud du Liban, dans les entraves aux enquêtes nationales sur l’explosion du port de Beyrouth ou sur les assassinats politiques de ces vingt dernières années, sur la décision d’ouvrir les hostilités avec Israël, etc. En raison de sa structure très hiérarchisée et monolithique, le Hezbollah est même plus solide que les institutions de l’Etat libanais. Sa milice est plus cohérente et mieux entraînée que l’armée libanaise.
A terme, quel est le but du Hezbollah au Liban ? Former une république islamique ?
Je pense que l’établissement d’une République islamique n’est plus un objectif du Hezbollah. Du moins à court et moyen terme. En intégrant la vie politique du pays, il a accepté le pluralisme communautaire au Liban et a appris à en jouer. D’autant que l’instauration d’une République islamique poserait la question de la nature de ce régime : chiite ou sunnite ? Un tel objectif qui était affiché à la naissance du parti en 1985 n’est plus à l’ordre du jour. Cela n’empêche pas le Hezbollah de militer activement pour un Liban plus en ligne avec une certaine idée d’un ordre islamique rigoriste. On l’a vu à l’été dernier avec les diatribes de Hassan Nasrallah contre l’homosexualité, qui étaient aussi une manière de ne pas laisser aux conservateurs sunnites le privilège de la défense des valeurs islamiques.
Compte tenu de son influence au Liban, le parti chiite jouit-il d’une certaine popularité auprès des autres groupes confessionnels ?
Je pense que la guerre en Syrie et ses débordements djihadistes ont fait beaucoup pour la popularité du Hezbollah auprès d’une part non négligeable du public chrétien, notamment les aounistes, auprès duquel il a pu se présenter comme le défenseur des minorités confessionnelles menacées dans la région. Un peu à la manière de Bachar al-Assad. La popularité du Hezbollah ne peut être réduite à la seule communauté chiite. Dans un contexte de fort antagonisme avec Israël, le parti est vu comme le seul rempart crédible face à l’agressivité de l’Etat hébreu. Y compris par les sunnites.
Depuis le 8 octobre, le Hezbollah mène des opérations en solidarité avec le Hamas. Dernièrement l’exécutif israélien a ouvertement menacé le Liban, pensez-vous que ces accrochages frontaliers peuvent dégénérer en un conflit ouvert ?
Bien qu’aucun des deux protagonistes ne souhaite un conflit ouvert – Israël parce que mener deux guerres en même temps serait dangereux et le Hezbollah parce qu’il sait que le Liban n’est pas en état de résister au choc d’une guerre -, ce scénario n’est absolument pas exclu. Il est même malheureusement de plus en plus crédible quand on observe l’escalade lente mais sûre qui se poursuit depuis bientôt neuf mois. Cette escalade touche tous les domaines : la nature des cibles visées, celle du type d’armes employées, de l’étendue des territoires concernés, etc. Le problème est qu’Israël veut à tout prix faire la démonstration de sa supériorité stratégique et le Hezbollah la preuve de sa capacité de dissuasion. Cela pousse chacun des deux acteurs à une surenchère où toute erreur, toute mauvaise interprétation peut déboucher sur un engrenage incontrôlable.
Que savons-nous de l’arsenal du Hezbollah ? A-t-il ses propres usines pour les drones et les missiles balistiques ?
Le Hezbollah dispose de dix fois plus d’armement qu’en 2006, soit 150.000 missiles et roquettes de toutes sortes, sans compter les drones, les missiles anti-aériens et anti-navires, d’éventuels embarcations suicides… L’autre nouveauté est son implantation en Syrie qui lui donne une profondeur stratégique inédite, notamment pour des missiles de portée plus longue comme les Scud. Il n’y a pas de doute que le Hezbollah dispose également en Syrie de capacités propres de fabrication lui permettant de se réapprovisionner en temps réel, contrairement à 2006.
Dans votre livre, vous expliquez que le Hezbollah a réussi à étendre son influence aux quatre coins du monde, ou dispose-t-il d’importants relais et comment y est-il parvenu ?
C’est le fruit d’un long travail qui a débuté dès la guerre civile et qui a consisté à s’implanter auprès de la diaspora chiite de par le monde, que ce soit en Europe, en Amérique du Nord, en Asie du sud-est, en Amérique latine ou en Afrique. Le Hezbollah n’a rien inventé. Amal se livrait, déjà avant lui, à de la collecte de fonds auprès de la diaspora chiite implantée surtout en Afrique. Le Hezbollah a progressivement supplanté Amal, quitte à user du chantage et de la menace. L’accumulation de sanctions américaines, à partir des années 2000 a incité le Hezbollah a développé un réseau de blanchiment et de financement particulièrement complexe et opaque dans des zones du monde moins surveillées, comme les trois frontières, au carrefour du Brésil de l’Argentine et du Paraguay. Le Venezuela, qui est un pays allié de l’Iran, s’est révélé aussi extrêmement utile comme hub du trafic de drogue.
A terme, est-ce que le Hezbollah peut se passer de la tutelle iranienne et devenir totalement indépendant économiquement et militairement ?
Le problème de la tutelle iranienne sur le Hezbollah, c’est qu’elle est avant tout idéologique et religieuse. Le Hezbollah peut être financièrement indépendant, d’ailleurs les dons iraniens ont fortement diminué avec l’instauration de sanctions américaines drastiques à partir de 2018. Militairement, il a besoin de l’Iran mais dispose de ses propres filières de fourniture et de productions d’armes. C’est la dépendance idéologique qui est la plus importante. Il ne faut pas oublier que le Hezbollah obéit au principe du « wilayat al-faqih », qui régit le pouvoir iranien, et qu’il a prêté allégeance au Guide suprême iranien, Ali Khamenei, dont il a fait son « marja », sa source d’inspiration. Que se passera-t-il après la mort de Khamenei ? Que deviendra cette allégeance si le poste de Guide suprême vient à disparaître un jour ou à devenir collégial ? Il restera des liens très forts tissés avec les Gardiens de la révolution, notamment la force Al-Qods. Je ne vois pas le Hezbollah se détacher dans un avenir proche du pouvoir iranien.
#Hezbollah, #Géopolitique, #ChristopheAyad, #LeDiplomate, #Iran, #Liban, #PolitiqueInternationale, #Conflit, #MoyenOrient, #Sécurité, #HassanNasrallah, #ActualitéMondiale, #AnalysePolitique, #TensionsFrontalières, #InfluenceIranienne, #Chiisme, #ÉtatHébreu, #Militaire, #StratégieRégionale, #Diplomatie