Officier parachutiste, instructeur commando, chuteur opérationnel, blessé en opération, Jean-Bernard Pinatel, a été un des fondateurs du Groupe Permanent d’Évaluations de Situations (GPES), créé au SGDN à la demande du Président Giscard d’Estaing chargé de l’évaluation du renseignement et de proposer des options stratégiques. Il a dirigé le SIRPA durant cinq années (1985-89). Il quitte l’Armée avec le grade de Général de brigade à 49 ans à la suite du décès de son épouse.
Créateur d’une société d’analyse des données textuelles multilingue, il est élu, en janvier 2007, Président de la Fédération des Professionnels l’Intelligence Économique (Fépie). Docteur en études politiques, maitrise de sciences physiques (option physique nucléaire), ancien auditeur de la 37e Promotion de l’IHEDN, Jean-Bernard Pinatel est l’auteur de six livres géopolitiques, dont : Histoire de l’Islam radical et de ceux qui s’en servent, Lavauzelle, 2017, ainsi que ses mémoires, L’esprit guerrier, aux éditions Balland. Il est Vice-Président du Think Tank GEOPRAGMA.
Jean-Bernard Pinatel est également chroniqueur régulier pour Le Diplomate et il vient de publier Ukraine, le grand aveuglement européen : carnets de deux ans de guerre, chez Balland. En exclusivité, il nous a accordé un entretien à propos de cet ouvrage.
Propos recueillis par Angélique Bouchard
Le Diplomate : Pourquoi ce livre ?
Jean-Bernard Pinatel : J’ai fait la guerre d’Algérie où 350 soldats français étaient tués chaque mois et des milliers étaient blessés. Cela a été mon sort dans un combat où avec 25 hommes j’ai affronté durant toute une journée une centaine de rebelles sur un des plus hauts sommets des Aurès, le djebel Refaa, le 25 février 1961. J’ai perdu à mes côtés deux de mes soldats et j’ai compté dans mes rangs six autres blessés qui heureusement ont tous survécu. Blessé gravement à 9h30 du matin, je me suis battu avec ma section isolée toute la journée et j’ai pu résister grâce à l’appui de l’aviation qui m’a permis de repousser deux assauts. Je n’ai été évacué qu’après minuit avec mes blessés et le corps de mes deux tués au combat. Je sais donc mieux que quiconque ce qu’endurent les soldats qui se battent en Ukraine. Et je suis scandalisé par tous les bellicistes de plateaux TV, qu’ils soient civils ou militaires, qui n’ont jamais combattu et qui veulent envoyer les autres se faire tuer dans une guerre que l’Ukraine ne peut pas gagner au lieu d’œuvrer pour la faire cesser en aidant à trouver un compromis qui tiennent compte des besoins de sécurité de la Russie qui perçoit l’extension de l’OTAN jusqu’à ses frontières comme une menace existentielle.
C’est pour cette raison que j’ai décidé d’écrire ce livre et d’y republier notamment tout ce que j’ai écrit depuis deux ans sur les réseaux sociaux ou à la demande de sites d’information pour témoigner qu’un analyste stratégique compétent et non partisan pouvait prévoir l’issue de cette guerre, le jour même de son déclenchement par la Russie.
LD : Comment expliquez-vous ce véritable terrorisme intellectuel et médiatique qui fait encore aujourd’hui de toutes les observations du conflit en dehors de la doxa ambiante, des analyses pro-russes voire de la propagande du Kremlin ?
JBP : Parce que la désinformation est consubstantielle de l’état de guerre et que les Présidents français depuis Sarkozy ont choisi, en réintégrant la France dans l’organisation militaire de l’OTAN, de ne plus défendre les intérêts stratégiques de la France mais ceux des Etats-Unis qui dirigent sans partage cette organisation.
Et malheureusement les Etats-Unis disposent d’affidés chez nos dirigeants politiques et de grandes entreprises qui orientent le discours de nos médias publics et privés et de leurs journalistes et aussi des « experts » invités qui agissent soit par intérêt personnel soit par incompétence comme la majorité de ceux invités par LCI.
LD : En quoi les médias anglo-saxons, notamment américains comme vous le soulignez, semblent être plus libre qu’en France et en Europe ? Et pourquoi d’après vous ?
JBP : Aux États-Unis les journalistes sont libres. Quand un journaliste obtient une information essentielle d’une source crédible, il l’enregistre et ne dévoile cette source qu’au rédacteur en chef qui vérifie le travail du journaliste et ils ne seront que deux à connaitre le nom de cette source et personne ne peut les obliger à le révéler car ils sont protégés par le premier amendement de la Constitution américaine : « Congress shall make no law (…) abridging the freedom of the press. »
LD : Où en est la situation du front aujourd’hui, les Russes reprennent-ils l’avantage ?
JBP : Oui pour deux raisons essentielles. La première parce que les Etats-Unis de font pas cette guerre pour faire triompher l’Ukraine. Leur objectif de guerre est d’éviter la création de l’Eurasie en créant un mur de haine entre l’Europe et la Russie pour notamment affaiblir l’Europe en la coupant des sources d’énergie bon marché qu’elle trouvait en Russie et qui permettait notamment à l’industrie allemande de concurrencer victorieusement celle les Etats-Unis. Ainsi dès le début de cette guerre Joe Biden a donné à son staff et au Pentagone les directives suivantes : to ensure that Ukraine was not defeated and that America was not dragged into confrontation with Russia. [1]»
C’est ce que m’avait dit six mois plus tôt en termes militaires un général américain de mes amis : « we give Ukraine enough to survive but not enough to win.
De plus, face à l’agression Russe qu’une désinformation massive présente comme menaçant l’UE, tous les pays européens vont augmenter leurs budgets militaires et vont acheter comme dans le passé 80% de leurs armements aux Etats-Unis. Cette augmentation des dépenses d’armement en Europe renforcera ainsi le complexe militaro-industriel américain qui est à l’origine de 20 ans de provocations contre la Russie et que je rappelle dans mon livre.
Deuxièmement pour de multiples raisons militaires, logistiques, industrielles de défense que j’expose dans le chapitre 2 de mon livre.
LD : Quid de la contre-offensive de l’armée ukrainienne et pourquoi ce fut au final un échec ?
JBP : La raison essentielle est que l’on ne peut réussir une offensive dans une guerre de haute intensité sans supériorité de feu terrestre et aérien et les Russes disposent d’une supériorité écrasante dans ces domaines. A cela s’ajoute diverses autres raisons que j’expose longuement dans mon livre.
LD : Quel est l’état réel de l’armée ukrainienne aujourd’hui et pourquoi elle est en train d’échouer malgré le soutien massif de l’OTAN et de l’Europe ?
JBP : L’armée ukrainienne a subi des pertes humaines et matérielles considérables en 2023 en menant cette contre-offensive. Et les Européens sont incapables, après avoir vidé leurs stocks depuis deux ans, de fournir EN 2024 à l’Ukraine les équipements et les munitions en quantités suffisantes pour contrer la supériorité russe dans ce domaine. Quant aux Américains ils doivent reconstituer leurs stocks pour être en mesure d’aider d’autres pays comme Israël ou faire face à la montée en puissance de l’armée chinoise.
Par ailleurs beaucoup d’ukrainiens ont eu dans leur entourage un mort ou des blessés et ont touché du doigt l’horreur de la guerre et ont aussi perdu l’espoir que ces sacrifices leur permettent de gagner cette guerre. Aussi de nombreux hommes essaient d’échapper à la mobilisation en se cachant, en corrompant les recruteurs ou en fuyant leur pays : selon Eurostat ils sont 650 000 hommes mobilisables à l’avoir fait. L’état-major ukrainien a donc beaucoup de mal à compenser ses pertes.
LD : Pourquoi l’Occident a-t-il sous-estimé l’armée Russe ?
JBP : L’Occident est un mot réducteur. Comme je vous l’ai dit le but des Etats-Unis n’est pas de faire gagner l’Ukraine mais de faire durer le conflit suffisamment.
En revanche les dirigeants de l’UE sont des incompétents en stratégie militaire comme le financier Macron ou en économie de guerre comme le « romancier » Bruno Lemaire et se sont auto-intoxiqués notamment parce qu’ils ne connaissaient pas la Russie de 2022 et n’avaient pas compris que le monde avait changé d’où le titre de mon livre « le grand aveuglement européen ».
LD : Quelles leçons militaires tirer de ce conflit pour la Russie mais surtout pour les États-Unis et l’Europe ? Et ces derniers vont-ils avoir la sagesse de les retenir ?
JBP : Ce serait trop long de vous répondre ici. J’y consacre un chapitre dans mon livre. En quelques mots, cette guerre a commencé comme celle de 1939-45 par une grande chevauchée des forces blindées mécanisées russes mais qui étaient en nombre largement insuffisant pour un front de 1000 km de large pour entrainer une victoire décisive. Elle s’est poursuivie en guerre d’usure comme la guerre des tranchées de la guerre 14-18 sur front relativement figé où toute offensive est couteuse. Avec néanmoins une différence fondamentale : c’est la première guerre où les drones sont utilisés massivement pour l’observation et l’attaque et où le brouillard de la guerre est presque totalement dissipé par l’utilisation des drones et des satellites d’observation. Provisoirement peut-être, car il est probable que les capacités de guerre électronique et notamment de brouillage où les Russes sont supérieurs, réduiront en partie cette capacité qui bénéficie actuellement à la défense.
La guerre d’Ukraine est pour cette raison une guerre hybride et d’usure.
LD : D’après vous, comment expliquer la position extrémiste et va-t-en-guerre de Macron (désavoué par ses alliés et même l’OTAN !) ? L’envoi de troupes françaises ou européennes est-il vraiment possible dans le contexte actuel ? Un dérapage est-il possible, comment réagiraient les Russes ? Y a-t-il vraiment un risque de conflit mondial et nucléaire ? Et si oui qu’elle en serait l’issue ?
JBP : Non je ne crois pas à un vrai dérapage qui nous conduirait à une guerre nucléaire car Macron n’a plus aucune crédibilité internationale. Il parle encore et encore sans se donner les moyens pour agir. A tous ceux qui s’inquiètent de ses paroles martiales : “nous sommes en guerre”, nous passons en “économie de guerre” il faudra un jour ou l’autre que j’envoie “des mecs” (merci pour eux ; source Le Monde), je leur dis de ne pas s’en faire car il y a un gouffre entre ses proclamations guerrières et les moyens qu’il se donne.
Je rappelle à tous ceux qui ne suivent pas comme moi le budget des armées qu’en 2022 et 2023 il n’a pas rajouté un centime à ce qui était prévu et inscrit dans la loi de programmation militaire depuis 2019.
Bien plus, il n’a fait que prélever des armes et des munitions dans les dotations de nos armées qui ont encore moins aujourd’hui qu’en 2022 les moyens de peser dans ce qui se passe en Ukraine.
Certes il peut envoyer nos soldats se faire massacrer si le Parlement le suit mais ce serait une forfaiture dans la mesure où nous savons aujourd’hui (source Eurostat) que 650 000 ukrainiens en âge d’aller au front se sont enfuis d’Ukraine sans compter tous ceux qui se cachent sur place pour ne pas être incorporés de force.
LD : De manière plus raisonnable et moins hystérique que celle du président français et des médias en général, essayons de faire un peu de prospective sérieuse. Si la raison l’emporte dans le camp occidental et qu’il n’y a pas d’incident irréparables, comment voyez-vous vraiment la suite du conflit sur le plan militaire ? Défaite de l’Ukraine, de l’OTAN, victoire de la Russie ?
JBP : J’ai défini trois scénarios dans mon livre qu’il serait trop long à expliciter ici
LD : Quelle position devrait plutôt tenir la France et n’est-il pas trop tard ?
JBP : Le rôle de la France, puissance maritime comme les USA et la GB grâce aux 12,5 millions de km2 de sa zone économique exclusive (ZEE) que lui procure ses départements et territoires d’outre-mer, est aussi une puissance continentale comme l’Allemagne, la Russie ou la Chine.
Sa vocation dans le monde n’est pas de défendre les intérêts anglo-saxons où ceux de la Russie ou de la Chine. C’est de s’appuyer sur les atouts que sont ses forces nucléaires et qui sont en mesure de dissuader tout état souhaitant mettre en cause ses intérêts vitaux et en premier chef son territoire.
La vocation de la France est d’être un trait-d’union entre les puissances maritimes que sont les Etats-Unis et la Grande -Bretagne et les puissances continentales que sont la Russie et la Chine et non pas d’être un état subordonné aux intérêts anglo-saxons qui sont en fait ceux des grandes puissances financières anglo-saxonnes.
Ainsi Macron, ancien salarié de Rothschild, mène une politique contraire aux intérêts de la France et favorable à ceux qui l’ont choisi pour entrainer la France dans une direction contraire à ses intérêts stratégiques fondamentaux, tache qu’il exécute avec le zèle d’un affidé.
Il en sera récompensé largement en 2026 et laissera sans regret derrière lui une France durablement affaiblie avec les 1000 milliards de dettes supplémentaires qui obligeront son successeur à composer avec ses maitres.
[1] C’est ce qu’a révélé 18 mois plus tard « The Economist » dans sa livraison du 4 octobre 2023 en publiant les directives de Joe Biden longtemps dissimulées sous un discours de soutien sans limite à Kiev
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