Législatives : De la cohabitation, de ses délices et de ses poisons…

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Julien Aubert Cohabitation politique en France

Le 7 juillet, la France renouera peut-être avec un mode d’organisation politique que depuis 2002 elle n’avait plus connu : la cohabitation, c’est à dire la disjonction entre la couleur politique du Président de la République et celle du Premier ministre. Alors que la constitution de 1958 imagine un exécutif à deux têtes, une dyarchie républicaine dominée par la logique présidentielle, la cohabitation s’impose comme un retour à la logique parlementaire du régime…

Historiquement, le terme est apparu en 1986, lorsque la Droite a remporté les élections législatives et que Jacques Chirac est devenu le Premier ministre de celui qui serait son adversaire politique deux ans plus tard, François Mitterrand. Alors que de Gaulle aurait sans doute décidé de démissionner, l’élu socialiste choisit d’user de toutes ses prérogatives constitutionnelles pour durer et endurer. Il y fut encouragé par les responsables politiques les plus « modernes » comme Edouard Balladur qui expliqua que cette cohabitation était autorisée par le texte constitutionnel, alors que Raymond Barre considère qu’elle est contraire à l’esprit présidentialiste de la Vème République. 

C’est à cette époque que la notion de « domaine réservé » du Président de la République, théorisé par Jacques Chaban-Delmas servit de ligne rouge pour délimiter où s’arrêtait le droit de regard du Président de la République sur la politique de la Nation. La Constitution confère au Président un rôle majeur en matière de défense nationale, puisqu’il est le garant de l’indépendance nationale et de l’intégrité du territoire national, et aussi chef des armées (article 5 et 15). Il désigne et accrédite les ambassadeurs français à l’étranger (art. 14) et négocie et ratifie les traités (art.52). Enfin, il est le garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire (article 64). Sur la base de la constitution, rien que la constitution, un modus operandi s’instaura, autorisant le Président à refuser certaines nominations aux ministères de la Défense (François Leotard), de la Justice (Etienne Dailly) ou des Affaires étrangères (Jean Lecanuet). 

C’est aussi durant ses deux premières années que certaines subtilités juridiques furent invoquées par Mitterrand pour contraindre Chirac. Ainsi, le présent de l’indicatif (« le président signe les ordonnances » de l’article 13) fut interprété comme un mode non-prescriptif par le président Mitterrand. Appuyé par quelques constitutionnalistes audacieux, il refusa de signer les ordonnances relatives à la privatisation de 65 groupes industriels, à la délimitation des circonscriptions électorales et à la flexibilité du temps de travail, obligeant la Droite à passer par la voie législative normale. 

La première leçon de cette cohabitation très compétitive fut l’échec cinglant de Jacques Chirac en 1988, affaibli par deux années d’exercice du pouvoir : elle démontra que le rôle institutionnel du président restait prééminent et celui de Premier ministre, de facto beaucoup plus difficile. Lorsque les deux candidats s’affrontèrent à la télévision, Chirac essaya de rappeler qu’il y avait une égalité entre Mitterrand : « Ce soir, je ne suis pas le Premier ministre et vous n’êtes pas le président de la République. Nous sommes deux candidats à égalité et qui se soumettent au jugement des Français, le seul qui compte. Vous me permettrez donc de vous appeler Monsieur Mitterrand. ». François Mitterrand, narquois, lui répondit du tac au tac : « Mais vous avez tout à fait raison, monsieur le Premier ministre ! ». 

Voilà pourquoi lorsqu’en 1993, une seconde cohabitation se profila en fin du deuxième mandat de François Mitterrand, Jacques Chirac préféra confier les clés de Matignon à celui qui avait été son principal homme de confiance, Edouard Balladur. Las, il ne s’agissait pas de la même configuration que le première car le Président Mitterrand, malade, ne pouvait pas se représenter en 1995 et elle se passa beaucoup mieux que la première. On parla de « cohabitation de velours ». Lorsqu’Edouard Balladur tenta de se substituer à Chirac en se déclarant candidat à l’élection de 1995, la malédiction de Matignon frappa une seconde fois puisque ce duel fratricide à Droite se conclut par la victoire de Chirac au premier tour. Ce résultat était inespéré, au vu des intentions de vote très basses qui étaient celles du candidat Chirac en novembre 1994 mais la cohabitation ne fut pas totalement étrangère à ce résultat : le Président Mitterrand, là encore, fit son possible pour aider discrètement Chirac à battre Balladur. 

La troisième et dernière cohabitation fut de nature différente car elle ne frappa pas une fin de mandat, mais un début de mandat : Chirac, élu en 1995, n’avait pas souhaité dissoudre une majorité fidèle élue en 1993 et les élections de 1998 se profilaient avec le risque d’une contre-performance. Il procéda alors hâtivement à une dissolution éminemment politique en 1997, en espérant inverser la donne. Ce « Nouvel élan pour la France » se termina en scénario catastrophe, ressuscitant en quelques jours une gauche en morceaux qui – comme en 2022 et 2024 – bricola une alliance de circonstance. La « Gauche plurielle » gagna et Lionel Jospin, battu en 1995, devint Premier ministre de Jacques Chirac. 

Cette cohabitation ne dura pas deux mais cinq ans et sa longueur improbable conduisit à paralyser l’action de l’État tout en provoquant une soif d’alternance des Français qui cherchèrent ailleurs de quoi sanctionner la Droite ET la Gauche qui avaient gouverné de conserve. Ce fut en 2002 le vote FN qui profita de cette situation et la malédiction de Matignon frappa une troisième fois avec l’élimination de Lionel Jospin et la qualification de Jean-Marie Le Pen au second tour le 21 avril 2002. Chirac fut réélu. 

Sans cet évènement fondateur, on ne comprend pas en quoi le cycle ouvert en 2002 s’est achevé dans la confusion la plus totale en 2022-2024. En effet, ce sont trois outils politiques pensés au lendemain de l’élection présidentielle de 2002 qui ont explosé en juin 2024. 

Le premier outil c’est le barrage républicain. En 2002, on vit en effet des électeurs de Gauche, « pince à linge sur le nez », aller voter Chirac pour faire barrage à Le Pen. Ce qui semble aujourd’hui logique ne l’était pas. Chirac en 2002, c’était au choix super-menteur ou super-escroc, et non la statue du commandeur généreux et sympathique que la mémoire collective a conservé. Réélu avec un score de dictateur coréen, Jacques Chirac se recentra et fit sienne cette idée de cordon sanitaire parce qu’elle servait ses intérêts et désactivait le piège mitterrandien de 1986 (l’émergence politique du FN à la faveur du scrutin proportionnel). Progressivement, le barrage républicain, idée de Gauche, a ainsi été reprise à Droite alors qu’initialement les cadres du RPR y étaient hostiles. On l’a oublié mais en 1990 Alain Juppé avait décidé de sanctionner Alain Carignon, après sa proposition d’un Front Républicain anti Front National et son appel à voter pour la candidate socialiste au 2ème tour des cantonales partielles de Villeurbanne. De son coté, Séguin avait eu cette analyse prémonitoire : « la politique de front républicain mettra Le Pen (Jean-Marie) à 40 %. ». Il ne faisait que tirer les leçons dès tripatouillages de la IVe République qui avait tenté d’enrayer les mécaniques démocratiques en constituant dans les années 50 des barrages anti PCF et anti RPF (1).  A partir de 2012, les triangulaires se multiplièrent conduisant un certain nombre de députés de Droite à mordre la poussière du fait du maintien du FN au second tour face à la Gauche. Aux régionales de 2020, Renaud Muselier, candidat en PACA, poussa le principe de l’arc républicain à son maximum en obligeant une fusion LR / LREM dès le premier tour puis en faisant pression pour que la gauche se désiste au second tour afin de ne laisser aux électeurs plus que deux options à un scrutin proportionnel. L’instrumentalisation excessive de l’argument moral par Macron lui a permis d’être élu deux fois sans risque mais a progressivement coupé la Droite d’une partie de ses électeurs et rendu nécessaire la recomposition entamée par Éric Ciotti. 

Le second c’est le bricolage institutionnel du quinquennat (2000). Là encore, on retrouve Edouard Balladur qui s’en fit le défenseur en reprenant une vieille idée de Georges Pompidou. Pour Pompidou, la durée du mandat de sept ans empêchait de ressourcer commodément sa légitimité. Pour Chirac, il s’agissait mezzo voce d’éviter aussi que la situation de 1997 ne se reproduise en synchronisant les deux élections présidentielles et législatives. En 2001, une loi organique est venue inverser le calendrier électoral en organisant les élections législatives après les présidentielles alors qu’auparavant elles avaient lieu en mars. Les alchimistes électoraux étaient ainsi certains que majorité présidentielle et relative s’accordent. 

Faute de pouvoir exercer leur mécontentement pendant cinq ans, les Français se sont emparés des élections intermédiaires. C’est ainsi que les sénatoriales sous la Droite au pouvoir (2011) virent une vague rose entraînant un changement inédit de majorité à gauche et introduisant une cohabitation territoriale (des collectivités locales majoritairement de la couleur opposée au gouvernement). C’est ainsi également que la campagne des européennes et des régionales a été de plus en plus corrélée aux questions politiques nationales, provoquant un regain de participation au premier de ces deux scrutins. Cette belle horlogerie s’est déréglée en 2022 quand le président réélu n’a pas pu disposer d’une majorité absolue. La dissolution de 2024 est venue mettre le dernier clou dans le cercueil. 

Le troisième outil c’est le parti unique à Droite. La décision de créer l’UMP fut prise au lendemain du 21 avril 2002 en fusionnant au forceps le RPR et l’UDF, plus exactement le 23 avril. Elle répondait à un calcul : en créant un parti monopolistique à Droite, Chirac s’assurait d’une qualification au second tour de la présidentielle, conjurant l’hypothèse Jospin 2002. Ce faisant, il assurait un avenir radieux contre une Gauche divisée et un FN détesté. Là encore, les concepteurs de l’UMP n’avaient pas compris que si cette option est très efficace quand on est au pouvoir (2002-2012), elle devient un boulet une fois dans l’opposition (2012-2022) : faute de ligne politique, l’UMP devenue LR fut comme un gros pachyderme attaqué sur son flanc gauche et droite et finalement dépecé. De « Grand parti de la Droite et du Centre », l’UMP devenu LR s’est cornérisé en petit parti de droite satellisé. Il a progressivement perdu ses cadres des deux côtés, les centristes rejoignant Macron et certains RPR le RN.

De cette petite histoire des cohabitations, et des tentatives dérisoires d’y remédier je veux retirer trois lois auxquels les impétrants de 2024 devraient réfléchir : 

  • Le poste de Premier ministre de cohabitation est piégé et maudit. Qu’on aspire à se présenter directement à la présidentielle ou que l’idée germe en chemin, que la cohabitation soit courte ou longue, jusqu’ici personne n’est parvenu à transformer l’essai. 
  • Plus la cohabitation est longue, plus elle affaiblit le parti aux manettes à Matignon, et dans une moindre mesure le parti qui tient l’Élysée. 
  • Les arrangements et bricolages pour empêcher la pression et la colère électorale de s’exprimer ne font que retarder et amplifier l’explosion finale. Il y a urgence à abolir le catalogue des idées stupides publié depuis 22 ans et revenir à l’essence de la démocratie : traiter les problèmes. 

(1) La loi des apparentements induit une dose de majorité dans un scrutin proportionnel puisqu’elle permettait aux différentes listes de passer des accords entre elles avant les élections : on disait qu’elles « s’apparentaient ». Si la somme des voix obtenues par ces listes dépassait 50 % des suffrages exprimés, ces listes obtenaient alors l’ensemble des sièges à pourvoir dans la circonscription. Grâce à cela, la SFIO, MRP, RGR et Modérés avaient pu constituer une « Troisième Force », laminant le PCF et réduisant l’influence des gaullistes.


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