Nouvelle-Calédonie : À la recherche du temps perdu

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Selon le mot célèbre de Zhou Enlai, en réponse à André Malraux qui s’interrogeait sur la manière qu’avait le ministre chinois de comprendre les conséquences de la Révolution française, celui-ci aurait répondu que c’est « encore trop tôt pour comprendre ». Cette réponse – surprenante d’un point de vue Occidental – est souvent donnée en exemple de la vision du « temps long » qui serait propre à la civilisation pluri millénaire chinoise. 

Alors que la pensée occidentale s’est en effet construite sur l’idée de la mesure du temps et du changement – le temps est un ennemi redoutable – la pensée chinoise inscrit le temps dans la notion de cycle, avec une vision plus positive qu’en Occident. Le calendrier zodiacal chinois en est une illustration éclairante : tout passe, vit et renaît. 

Penser le temps long pour un Occidental n’implique pas forcément d’avoir un raisonnement en cycle, même si la chute de l’Empire romain obsède le subconscient européen et américain. Cela suppose d’assimiler les véritables paramètres qui influent sur le rapport de forces : la démographie, la géographie, les intérêts structurels des Nations. Cela suppose aussi de prendre du temps, qu’il s’agisse de réfléchir ou de contempler, voire méditer, voire encore ne rien faire. 

Le général de Gaulle était un visionnaire qui avait toujours un demi-siècle d’avance sur ses contemporains. Il faut dire qu’il avait attendu 49 ans avant d’accéder à une position de premier rang, ce qui lui avait laissé le loisir de ciseler sa pensée et sa réflexion politiques. Après un intermède de 6 ans à la tête de la Résistance, il était retourné ensuite 12 ans en semi-exil, où là encore il avait réfléchi, à l’écart du pouvoir, à son exercice. Les 16 ans d’exercice du pouvoir gaulliste doivent toujours être ramenées à ces 61 ans de réflexion et de préparation. 

On en revient à Zhou Enlai, qui était Premier ministre chinois en 1964. C’est parce qu’il avait la capacité de prendre en considération le « temps long » que de Gaulle avait décidé la même année de reconnaître la RPC car il avait compris le rôle majeur que ce pays-continent à la démographie galopante jouerait un jour. La reconnaissance avait été précédée d’une mission de prospection à plus long terme, avec comme objectif d’étudier les besoins du marché chinois et de faire connaître à la Chine les possibilités d’exportation de l’industrie française pour encaisser le choc des abaissements tarifaires liés au GATT. Edgar Faure (pourtant adversaire politique du Général) avait ensuite été dépêché en envoyé spécial du président pour négocier la reconnaissance, parce que de Gaulle ne voyait à travers le régime communiste, que la Chine éternelle : « « La Chine est une chose gigantesque. Elle est là. Vivre comme si elle n’existait pas, c’est être aveugle, d’autant qu’elle existe de plus en plus ». 

Soixante ans après, Pékin n’a pas oublié. 

C’est avec le même connaissance instinctive de la force de l’Histoire que de Gaulle avait conduit préalablement une décolonisation à marche forcée. Dès les années trente, il faisait partie de ceux qui dans l’armée pensaient que la France n’avait rien à faire au bout du monde et que l’armée était là pour garder les frontières

Ayant compris que les nationalismes locaux ne pouvaient avoir comme débouché que le départ de la France, il fallait donc organiser ceci pour que la séparation soit la moins douloureuse au plan politique pour Paris. De Gaulle avait compris que le monde était en train de changer et que ce qui demain assurerait l’indépendance du pays, ce ne serait plus l’Empire colonial mais la construction européenne et l’entrée dans le nucléaire. 

Sa décision la plus controversée fut évidemment l’amputation de 1962 avec l’indépendance algérienne. Alain Peyrefitte, alors jeune député, a rapporté après sa mort que le chef de l’État considérait la question démographique pour écarter la solution de l’intégration. L’intégration était, selon de Gaulle, « une entourloupe pour permettre que les musulmans, qui sont majoritaires en Algérie à dix contre un, se retrouvent minoritaires dans la République française à un contre cinq […]. Avez-vous songé que les musulmans se multiplieront par deux, puis par cinq, pendant que la population française restera presque stationnaire ? C’est un tour de passe-passe puéril ! […] Vous voyez un président arabe à l’Élysée ? ».

Le Général était en effet concerné par le défi démographique. Il avait ainsi acté la création de l’Institut national d’études démographiques (INED) qui devait, selon son souhait, être un lieu de réflexion et un instrument d’action de la politique familiale.

Comme ses échanges avec ses conseillers ont pu le montrer, de Gaulle savait que le décalage démographique conduirait inéluctablement à transformer la France si elle persistait à conserver trois départements français en Algérie, majoritairement arabes, car il faudrait à un moment donné conférer les mêmes droits aux musulmans, de plus en plus nombreux. Nicolas Sarkozy, qui cite souvent l’enjeu démographique qui menace l’Europe, aurait sans doute dû plus s’inspirer de son auguste prédécesseur avant de départementaliser l’ile de Mayotte. 

Malheureusement, les outils légués par de Gaulle pour mener des politiques de long-terme ont été depuis démantelés. On a ainsi aboli en 2005 le Commissariat au Plan, bras armé de la programmation économique. On avait préalablement raccourci, en 2000, le mandat présidentiel (de 7 à 5 ans), tout en empêchant d’aller au-delà de deux mandats consécutifs. Quant à l’Ined, elle s’est détachée de sa mission d’appui à la politique familiale, laquelle a disparu corps et bien sous le mandat Hollande (2012-2017). Entre Chirac et Hollande, les présidents corréziens, le gouvernement de la France est devenu myope. 

En parallèle, la communication c’est à dire le marketing de l’action politique a pris une telle importance avec l’essor des sociétés d’écrans qu’elle en est arrivée à cannibaliser une part majeure du temps de cerveau disponible. C’est dire que notre époque actuelle ne parvient plus à produire des chefs d’État capables de penser le siècle.

Emmanuel Macron incarne à la perfection cette mode de la politique qui consiste à mener frénétiquement la quête de l’instantanéité. Persuadé que son charme et son talent sont sans limites, le président Français est de ceux qui pensent qu’on peut, dans les bonnes circonstances, inverser le cours de l’Histoire en « dealant ». On se souvient qu’il avait tenté de régler l’épineux problème libanais, courant depuis a minima quarante ans, avec des voyages éclairs en forme de barnums médiatiques.

Sur la Nouvelle-Calédonie, le bougisme court-termiste qui a caractérisé la gestion du dossier a été marquée par cinq erreurs manifestes et ont conduit la France à se retrouver empêtrée dans un chaos indescriptible. La comparaison avec la méthode employée par de Gaulle en Chine et en Algérie est éclairante et saisissante. 

Première erreur : Ne pas poser le sujet néo-calédonien dans sa dimension de long-terme. Il ne saurait se réduire à un sujet d’indépendance, à l’instar de ce qui s’est passé en Algérie ou en Afrique.  Pour s’en convaincre, regardons la Chine qui pense sur le long terme : elle suit avec attention ce qui arrive au Caillou. L’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM) a publié un rapport soulignantdes soupçons d’ingérence chinoise dans le référendum de 2018 sur l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie.

Une Nouvelle-Calédonie indépendante, outre ses ressources en nickel (dont 80% vont en Chine) intéresse la Chine car elle dispose d’infrastructures militaires préexistantes et permettrait de rompre l’encerclement de la Chine depuis le Nord (Japon) en passant par Taïwan et les Philippines, tout en jetant une pierre dans l’arrière-cour de l’Australie. 

C’est là où la connaissance de l’Histoire est centrale. Le potentiel commercial et militaire de Nouméa est ancien. Il avait été convoité par les Japonais et exploité par les Alliés comme base logistique pour le Pacifique au point qu’à la fin de la guerre, seul le port de San Francisco dépassait Nouméa en tonnage traité. 

La Nouvelle-Calédonie est donc pour la France un de ses deux relais dans le Pacifique, la base de sa légitimité à jouer un rôle global et mondial, dans l’espace maritime le plus crucial pour le XXIème siècle, celui qui sépare la première de la seconde puissance mondiale. C’est le sésame pour continuer à peser demain dans les affaires du monde. 

Dans ces conditions, il fallait, en parallèle des négociations sur la fin du processus de Nouméa bâtir une ambition pour la Nouvelle-Calédonie en expliquant ce que la France avait comme vision à cinquante ans du développement de ce territoire, qui ne peut se réduire à l’exploitation du nickel. Il fallait comme de Gaulle en son temps apostropher les néo-calédonien pour remettre du sens : « Vous avez un rôle français à jouer dans cette partie du monde. Vous êtes un morceau de la France, vous êtes la France Australe. » (1966). 

Deuxième erreur : Ne pas traiter le dossier au bon niveau stratégique. Emmanuel Macron a confié le dossier néo-calédonien qui arrivait au bout d’une longue course entamée en 1988 avec les accords de Nouméa à un, puis deux ministres (Lecornu, puis Darmanin), alors que le dossier avait toujours été la chasse-gardée du chef du gouvernement. Jusqu’à Edouard Philippe, il y a eu une longue succession d’ « Edgar Faure » en Nouvelle-Calédonie, qui étaient bien plus que des envoyés spéciaux car ils étaient aux manettes de l’État. Le choix d’abaisser le niveau de représentation politique était quelque part malhabile et dangereux dans un dossier hautement inflammable, d’autant que les impétrants, contrairement à Edgar Faure ou Louis Joxe (le ministre négociateur des accords d’Évian) pouvaient avoir la sensation qu’un succès dans cette affaire renforcerait leurs chances de succéder en 2027 à Macron. C’était aussi nier la dimension géopolitique majeure du dossier. 

Troisième erreur : Alors que le processus de Nouméa était une « vieille dame fragile », qui trottinait à son rythme depuis 1988, Macron lui a enlevé sa canne et lui a demandé d’accélérer la cadence dans le tout dernier kilomètre. Il s’agissait d’en sortir rapidement et probablement d’en recueillir les fruits politiques. On retrouve toujours et encore cette passion pour la communication et l’instant, mais elle a fait passer l’Élysée à côté du sujet. C’est au moment où justement se dissipaient les ambiguïtés qui avaient permis l’existence d’un processus que Macron a forcé la clarification, sans comprendre que c’était précisément…  le moment politique le plus délicat. C’est bien évidemment au moment où l’avion s’apprête à atterrir que les risques de crash augmentent, pas lorsqu’on est en plein vol. Est-ce vraiment le bon moment pour changer les coordonnées de vol ? D’autant que comme on l’a vu avec le second point, le pilote d’airbus a simultanément décidé de déserter sa cabine cinq minutes avant la fin du vol et de confier les manettes à un aspirant !

Quatrième erreur : Lorsque les choses ont commencé à déraper, Emmanuel Macron au lieu de s’amender, a réitérer son schéma méthodologique vicié. En effet, après l’explosion de la colère sur l’archipel, Macron a encore tenté d’aller vite, en se déplaçant en personne. Le Premier ministre, contourné autrefois par en bas, a été cette fois-ci circonvenu par en haut. Le Président est monté seul au filet, sans autre arme que celle de son charme, en espérant régler en quelques heures le problème. Officiellement, il s’agissait d’installer une « mission » pour servir d’interlocuteur aux kanaks. Mais alors pourquoi autant parler et mettre sur la table des propositions ? 

Ce fut un choix doublement problématique. D’abord parce qu’il révèle un amateurisme certain. De Gaulle n’est jamais allé négocier lui-même avec Mao ou le FLN : pour protéger ses arrières, il faisait confiance à une personne déléguée de confiance. L’orgueil a présidé au choix du président Macron, comme lorsque Trump a pensé qu’il pouvait dealer en direct avec le dictateur nord-coréen. 

Ensuite, parce que c’est un dossier de long-cours, qui demande de s’immerger et de prendre son temps, ce qu’aucun président n’est en mesure de faire. Face aux tensions, il fallait desserrer le calendrier pour que la « palabre » reprenne. Macron en décidant de s’impliquer lui-même a encore accéléré, d’autant qu’il n’a passé qu’une seule journée sur place. En 1966, de Gaulle, dans un contexte beaucoup plus apaisé, en avait consacré quatre ! 

On pourra me rétorquer que Mitterrand, dans des circonstances similaires, avait passé douze petites heures sur le Caillou en 1985. Néanmoins, le président socialiste était venu avec une autre idée en tête : comprendre. Comme le rapportent les reportages de l’époque « tous dirons que François Mitterrand a beaucoup écouté et questionné ». Macron n’était pas venu pour comprendre, mais solutionner. Pas pour écouter, mais pour parler. En est témoin le programme de la visite de Nouméa d’où il avait prévu de donner un entretien, diffusé lors du journal de 13 heures, sur TF1 et France 2. 

Cinquième erreur : Emmanuel Macron a ignoré le fond du problème, à savoir la question démographique, avec tout ce qu’elle comporte d’implications démocratiques. On dit « la démocratie a parlé » après les trois référendums perdus par les indépendantistes. C’est d’une certaine manière exacte, vu de Paris qui voit Nouméa comme un morceau de la France. Mais le fond du problème est de savoir quel peuple décide quoi. Les Kanaks, peuple originel de la Nouvelle-Calédonie, avaient obtenu le gel du corps électoral en 1988 pour conserver une chance que l’indépendance puisse être un jour votée. Les deux premiers référendums organisés sur cette question s’étaient conclus par un refus de cette option, mais avec une marge de plus en plus mince. Le troisième référendum était donc finalement la dernière chance pour les Kanaks de gagner leur pari. Ils ont choisi de la gaspiller en boycottant, un choix culotté. Certes, en apparence ce référendum a été perdu avec un rejet massif de l’indépendance mais c’est un trompe l’œil : il a en réalité été gagné par les indépendantistes, qui ont été suivis par une majorité écrasante de kanaks dans le boycott du scrutin. Ce faisant, ils ont renforcé leur position en montrant qu’ils parlaient bel et bien pour une moitié de la population, prête à tuer la solution démocratique concertée pour poursuivre une stratégie de terre brûlée : ce faisant, les indépendantistes ont opté résolument pour l’abandon de la règle de partage démocratique. Au lieu d’y voir une mutation radicale du cadre, avec la marginalisation du processus vieux de trente ans, les autorités y ont vu une légitimation de l’option loyaliste. Reste que se baser sur ce faux résultat pour dégeler le corps électoral ou surtout laisser entendre que l’Élysée pourrait organiser un référendum en France pour acter le maintien de la Nouvelle-Calédonie étaient les dernières des choses à faire, car elles renvoient à la peur de la submersion. 

On l’aura compris, Macron n’est pas de Gaulle, mais si la capacité à penser le long-terme n’est pas donnée à tout le monde, il aurait pu et dû rester fidèle à la méthode de ses prédécesseurs. Comme dans la fable de la tortue et du lapin, rien ne sert de courir, il faut partir à point. 


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