« À charge de revanche ! » : Un principe vengeur au cœur de la construction d’un nouvel ordre international

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L'émergence d'un nouvel ordre international
Jamais l’hégémonie américaine, sur un triple plan politique, économique et culturel, n’a été à ce point contestée par une multitude d’acteurs, étatiques ou plus informels. Montage Le Diplomate.

Note de réflexion du CF2R N°41 / Juin 2024

De la multiplication des guerres et conflits à l’émergence de ce que le think tank américain Council on Foreign Relations qualifiait en 2022 d’« axe des lésés », sans oublier l’exacerbation des tensions diplomatiques en de nombreux points du globe, assiste-t-on à la naissance d’un nouvel ordre international où l’affirmation du pouvoir reposerait sur un principe vengeur ? Les idées de prendre sa revanche et de punir se sont en effet instituées comme les deux faces d’une logique partagée à la fois par les pays « faibles » et les pays « forts », tous engagés dans une compétition féroce pour la suprématie ?

De tout temps, dans la longue histoire des relations internationales, l’exercice du pouvoir a favorisé l’expression de dispositions politiques diverses, pour le meilleur comme pour le pire. Des chefs d’État à la fibre sociale ont pu agir en faveur du bien collectif des peuples et d’objectifs communs. D’autres, au contraire, à la moralité douteuse, ont vécu l’expérience du pouvoir comme un moyen d’abuser de leurs prérogatives.

Ces comportements hétérogènes entretiennent tous un lien étroit avec les réactions, elles-mêmes plurielles, opposées à ce type de transgressions, qu’elles soient réelles ou supposées. Parmi ces réactions, la vengeance occupe une place singulière. Dernièrement, celle-ci s’est répandue à l’échelle globale et la généralisation de la revanche tend à devenir le moteur des interactions entre de nombreux protagonistes de l’ordre international[1]. Qu’en est-il, et que révèlent les évolutions et tendances les plus récentes ?

Se venger de son impuissance : Une pierre angulaire

De la contestation d’un système mondial dominé par les États-Unis et leurs alliés depuis des décennies à l’ébranlement des anciennes hiérarchies qui structuraient il y a peu encore les relations internationales, en passant par la remise en question profonde des politiques de dissuasion ou du multilatéralisme, nombreux sont dorénavant les acteurs qui comptent se venger de leur impuissance – ou, du moins ce qu’ils perçoivent comme tel.

Jamais, en effet, l’hégémonie américaine, sur un triple plan politique, économique et culturel, n’a été à ce point contestée par une multitude d’acteurs, étatiques ou plus informels. Il n’est pas excessif, à ce titre, d’affirmer que le monde assiste à un véritable rejet vengeur de ce que d’aucuns considéraient comme l’« empire civilisationnel » imposé par Washington depuis la fin de la Guerre froide. Cette contestation a pour conséquence directe la mise à plat des mécanismes de coopération hérités du passé et la remise en cause du multilatéralisme, et notamment du système des Nations Unies. De même, le groupe des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), qui compte désormais dans ses rangs des pays comme l’Arabie saoudite, l’Égypte, les Émirats arabes unis, l’Éthiopie ou l’Iran, entend bien conjurer son impuissance face aux anciennes alliances militaires existant sur le modèle de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN).

L’illustration la plus éclatante de cette évolution, mais aussi la plus dramatique, est la guerre en Ukraine, déclenchée par Vladimir Poutine au printemps 2022 et justifiée par ce dernier et ses partenaires comme une vengeance contre un « Occident » dépeint comme dominant et oppresseur. L’endiguement de la Russie par une réaction occidentale à la hauteur de l’enjeu de cette attaque sur le plan militaire et par l’usage de pressions politiques et de sanctions économiques, n’est pas perçu à Moscou comme une réponse multilatérale légitime à son invasion, mais comme la confirmation d’une volonté occidentale de maintenir la Fédération de Russie dans une situation de dépendance.

Aussi la Russie privilégie-t-elle l’escalade, réaction qui n’est pas sans inspirer d’autres États. Citons ici l’exemple de la Chine, autre puissance majeure, qui poursuit une stratégie propre d’endiguement punitif contre tous ceux qu’elle considère comme ses ennemis existentiels. De même pour la Turquie ou le Pakistan, bien décidés à prendre leur revanche sur une histoire qui, selon eux, les a desservis.

Il s’agit là de la pierre angulaire de ce nouvel ordre international émergent : des acteurs ne disposant pas, ou pas assez, de puissance, objective ou imaginée, et que cette situation préoccupe, se focalisent sur une (re)conquête du pouvoir[2] dans une optique de vengeance, contre un ou des ennemis réels ou inventés. Les publications récentes sur les rapports entre affirmation du pouvoir et vengeance démontre que l’impuissant chronique est plus sensible aux réactions des puissants, assimilées à des menaces extérieures, que le puissant lui-même.

Des entités qui se considèrent comme inférieures, en raison d’un manque de ressources politiques, socio-économiques ou même symboliques, nourrissent un fort sentiment d’insécurité quant à leur avenir et cherchent par conséquent à se défendre, en associant à cette infériorité un déficit de confiance. Leurs réponses sont principalement négatives, agressives et souvent ouvertement vengeresses lorsque ce qu’elles considèrent comme des menaces s’associent à leurs yeux à des signes de mépris[3], que l’honneur est mis en cause et que l’estime ou le respect supposé leur être dû leur semblent défaillants. Leur tendance au ressentiment et à la vengeance est d’autant plus prononcée que le puissant exprime concrètement le pouvoir qui est le sien[4].

La « revanche des Faibles » : Reconquérir sa destinée

De multiples définitions distinguent la vengeance, soit le fait de rechercher à réparer un préjudice subi, de la revanche, qui consiste plutôt à reprendre un avantage perdu ou à rendre la pareille à autrui pour un mal que l’on a essuyé, certes avec une forte idée de vengeance en arrière-fond.

De ce point de vue, depuis la fin de la bipolarité s’est clairement substituée à l’antagonisme capitalisme/communisme une confrontation ouverte entre démocratie et autocratie. Nombre de régimes autoritaires tentent désormais d’imposer leur modèle comme une revanche contre un ordre international libéral sous hégémonie occidentale. Ce phénomène est en lien direct avec la mise à mal du multilatéralisme et de ses institutions telle que nous l’observons, notamment celui du système onusien façonné durant la seconde moitié du XXe siècle. Il est utile de souligner que cette revanche est, du côté des acteurs qui s’en revendiquent, fréquemment justifiée de manière ambivalente au nom des principes d’égalité souveraine, d’indépendance et de non-ingérence dans les affaires internes des États.

Cette « revanche des faibles » – qui se perçoivent au demeurant souvent comme tels – se trouve au fondement d’un ordre international polycentrique au sein duquel, depuis plusieurs années déjà, le statut privilégié des grandes puissances est violemment attaqué, y compris parmi les cinq États membres permanents du Conseil de sécurité. Les nouveaux centres de croissance économique et d’influence politique qui s’imposent à l’échelle globale contestent de manière croissante le monopole traditionnel du pouvoir détenu par l’Occident.

Le besoin de multipolarité est vécu pour beaucoup – Chine, Russie, Inde, Turquie, Iran, pour ne citer que ces pays emblématiques – comme un défi civilisationnel en ce sens qu’un nouvel ordre international doit, in fine, leur permettre de reprendre en main leur destin. Ce souci d’émancipation à l’égard de l’ancienne domination occidentale est également justifié au nom de valeurs culturelles alternatives et de la lutte contre un « néocolonialisme » qui continuerait de marquer le système mondial dans son ensemble.

Les convulsions de la globalisation, parfois désignées sous l’appellation « déglobalisation », seraient aussi à la source de l’actuelle reconfiguration des mécanismes de la gouvernance mondiale et auraient ouvert la voie à l’expression de ces volontés revanchardes dans le camp des « faibles » ou « perdants » de l’histoire. L’une des répercussions de cette refonte est une régionalisation accrue de la vie internationale, à travers la constitution de blocs régionaux prenant le relais d’institutions et d’instruments plus globaux.

Citons ici le cas de la guerre en Syrie qui a vu s’opposer aux négociations de Genève sous tutelle occidentale le processus d’Astana lancé par Moscou avec Téhéran et Ankara ; ou le rôle grandissant de l’Union africaine dans un certain nombre de conflagrations armées sur le continent, en réaction à des interventions ou une présence militaire extérieures toujours plus conspuées. Une telle déglobalisation, nourrie par la revanche des faibles[5], n’est cependant pas sans effets contre-productifs, puisqu’elle favorise dans bien des cas fragmentation et chaos.

Le « châtiment des Forts » : Perpétuer son ascendant

Du côté des durablement puissants, l’obsession porte sur la conservation de leur pouvoir et d’un certain statu quo, qui passe de moins en moins par les institutions internationales et de plus en plus par des mesures de rétorsion contre ces pays défiant leur ascendant. Cette logique a sans doute débuté au tournant du nouveau millénaire avec les attentats du 11 septembre 2001, au lendemain desquels les États-Unis, frappés en plein cœur, se sont lancés dans une série d’interventions militaires explicitement destinées à punir les coupables et dont on observe encore les conséquences délétères aujourd’hui.

Alors que l’Afghanistan est tombé de nouveau aux mains des talibans au cours de l’été 2021, au terme de deux décennies d’insurrection et de contre-insurrection ayant échoué, l’Irak, quant à lui, n’est devenu, après le renversement de Saddam Hussein en 2003, ni une véritable démocratie ni un régime stable. Le pays reste en proie à un terrorisme djihadiste qui ne cesse de se régénérer. Par vengeance, à laquelle ils devraient pourtant en théorie être moins enclins, les États forts peuvent également avoir recours à la menace, aux représailles[6]et à des tactiques arbitraires[7] en vue de garder le contrôle et une faculté d’emprise face à des acteurs jugés toujours plus problématiques.

La question du contrôle des ressources est particulièrement instructive sur ce point : le souci des principales puissances de conserver la mainmise sur les richesses naturelles et énergétiques est vécu par nombre d’États issus de la décolonisation comme une attitude abusive supplémentaire de la part des plus forts. Pour une majorité de nations issues de la décolonisation, contrôler ces ressources épuisables constitue en effet un impératif de développement, là où les niveaux d’exploitation et de consommation atteints dans les pays industrialisés de l’hémisphère nord menaceraient d’une catastrophe climatique l’ensemble de la planète.

Ce constat conduit à souligner le paradoxe de cette volonté des plus forts de perpétuer leur primauté : celle-ci conduira-t-elle en définitive à une seconde vague de « décolonisation » dans l’ancien « tiers-monde », dit aujourd’hui « Sud global », en Asie, en Afrique, en Amérique latine ? Les récents putschs militaires à répétition survenus en Afrique de l’Ouest contre la présence de la France pourraient être le signal qu’une partie des États du monde n’est plus disposée à transiger sur son indépendance et l’exercice de sa pleine et entière souveraineté.

Le camp des forts n’y est toutefois pas résolu, comme l’indique le recours accru à la force, aux sanctions, à divers instruments de coercition, dont l’actuelle guerre russo-ukrainienne est le symbole. Celle-ci interroge la survie même de nombreuses populations, à la fois en Ukraine et en Russie, les civils se trouvant privés des moyens de subsistance les plus élémentaires.

Or, pour les États-Unis et leurs alliés, la guerre contre l’agresseur russe, dont la rhétorique revancharde est inaudible, doit à tout prix être remportée. Vladimir Poutine serait en effet responsable de cet engrenage et de la réponse militaire apportée par les Occidentaux dont l’ampleur met désormais en cause les intérêts premiers de son peuple. Dans le même temps, ce châtiment, qui passe par un surarmement de Kiev dont nul ne sait ce qu’il adviendra, n’est pas sans risques pour le camp des plus forts, en particulier si ces armes venaient à se retourner contre eux comme ce fut le cas sur d’autres terrains de conflit.

Compétition pour le pouvoir : Se disputer la primauté

Cette compétition acharnée pour le pouvoir se manifeste en effet à travers la multiplication des « guerres par procuration » (Yémen, Libye, Syrie…), également qualifiées d’« hybrides », en plusieurs endroits du globe. À ce titre, les guerres informationnelles et autres « cyberopérations », que l’on peut qualifier d’agressions indirectes, font partie intégrante de ces rivalités et confrontations violentes impliquant une foule d’acteurs à plusieurs échelles. Elles ne servent pas uniquement de substitut aux « vraies » guerres, mais en sont également le prolongement de même qu’elles les amplifient.

La compétition entre « forts » et « faibles » porte aussi de manière spécifique sur des enjeux culturels, que d’aucuns nomment « de civilisation ». Des questions rebattues en rapport avec l’identité, l’histoire et les croyances ont opéré leur grand retour, comme un contrecoup aux injonctions de la globalisation. Les réflexes des plus faibles, principalement ceux des nations non occidentales, face aux « révolutions culturelles » et aux théories dites « critiques » traduisent ce rejet des valeurs du libéralisme qu’auraient tenté de leur imposer les plus forts.

Un ouvrage dirigé par l’anthropologue Tor Aase[8] qualifie les rivalités de pouvoir actuelles de véritables « tournois » qui auraient pour arrière-plan une quête incessante de revanche parmi de nombreux acteurs du système international et seraient le fruit de la perception d’un honneur bafoué ou perdu. L’honneur et sa sauvegarde auraient réémergé tel un « vestige archaïque » du passé pour occuper une place indéniablement essentielle dans les relations internationales au XXIe siècle.

Ce que les États présentent comme des insultes ou des atteintes à leur souveraineté et à leur statut enclencherait une kyrielle de représailles qu’un multilatéralisme par ailleurs dysfonctionnel ne parviendrait plus à contenir. La colère exprimée par une foule d’acteurs non étatiques, de même que le ressentiment palpable chez de nombreux citoyens face à un ordre international jugé inique et inapte à répondre à leurs attentes, en constituerait un autre symptôme. De ce point de vue, la frontière entre sphères réelle et virtuelle s’atténue, elle aussi, à une vitesse frappante.

Les avancées technologiques, y compris l’intelligence artificielle, tout en conduisant à une fluidification et à une simplification des échanges entre acteurs, de même qu’à un engagement croissant des sociétés civiles dans les grands enjeux de politique internationale, entraînent aussi des revers notables en laissant incompréhensions, malentendus, tensions et, dans les cas les plus graves, ruptures dans leur sillage. On pourrait évoquer l’existence d’un authentique « écosystème numérique revanchard[9] » au sein duquel des adversaires se promettent punitions et représailles sans fin[10].

En témoigne la prolifération des échanges vindicatifs sur toutes les plateformes en ligne (Facebook, Twitter devenu X, Instagram, TikTok[11]…), et ce jusqu’au plus haut niveau des acteurs de la décision politique. Tout un chacun se souvient, par exemple, de la rhétorique incendiaire assénée par Donald Trump à l’encontre de la Chine pendant la crise du Covid-19, qualifié par lui de « virus chinois » – une accusation reprise par des millions d’internautes sous la forme du hashtag #chinesevirus[12]. Pouvoir et vengeance esquissent ainsi un nouvel ordre international aux effets possiblement délétères dans la durée, et ce sans que personne ne sache vraiment par quels nouveaux moyens juguler la violence.

[1] Oded Löwenheim et Gadi Heimann, « Revenge in International Politics », Security Studies, vol. 17, no4, 2008, pp. 685-724.

[2] Susan T. Fiske et al., « Controlling Self and Others: A Theory of Anxiety, Mental Control, and Social Control », Personality and Social Psychology Bulletin, vol. 22, no2, février 1996, pp. 115-123.

[3] Karl Aquino et al., « Getting Even or Moving on? Power, Procedural Justice, and Types of Offense as Predictors of Revenge, Forgiveness, Reconciliation, and Avoidance in Organizations », Journal of Applied Psychology, vol. 91, no3, mai 2006, pp. 653-668.

[4] Serena Chen et al., « When Dispositional and Role Power Fit : Implications for Self-Expression and Self-Other Congruence », Journal of Personality and Social Psychology, vol. 96, no3, mars 2009, pp. 710-727.

[5] Guillermo de la Dehesa, Winners and Losers in Globalization, Blackwell Publishing, Malden, 2006.

[6] Barry E. Goodstadt et Larry A. Hjelle, « Power to the Powerless: Locus of Control and the Use of Power », Journal of Personality and Social Psychology, vol. 27, no2, 1973, pp. 190-196.

[7] David Kipnis, The Powerholders, University of Chicago Press, Chicago, 1976.

[8] Tor Aase (dir.), Tournaments of Power. Honor and Revenge in the Contemporary World, Routledge, Londres, 2002.

[9] Nicolas Baya-Laffite et Bilel Benbouzid, « Présentation. Imaginer la sociologie numérique », Sociologie et Sociétés, vol. 49, no2, 2017, pp. 5-32.

[10] Mélanie Paulin et Susan D. Boon, « Revenge via Social Media and Relationship Contexts : Prevalence and Measurement », Journal of Social and Personal Relationships, vol. 38, no12, 2021, pp. 3692-3712.

[11] Mélanie Paulin, « Revenge via Social Media : Social Engagement and its Impact on the Reputations of Actors Involved », thèse de doctorat soutenue à l’université de Calgary, 2022.

[12] Henna Budhwani et Ruoyan Sun, « Creating COVID-19 Stigma by Referencing the Novel Coronavirus as the “Chinese Virus” on Twitter: Quantitative Analysis of Social Media Data », Journal of Medical Internet Research, vol. 22, no 5, mai 2020 (disponible en ligne).


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