Entretien exclusif avec Myriam Benraad, Professeure en relations internationales à l’Université internationale Schiller à Paris et Directrice de recherche sur le Moyen-Orient au CF2R. Autrice de Mécanique des conflits – Le Cavalier Bleu, à paraître le 29 août 2024 prochain.
Propos recueillis par Angélique Bouchard
Le Diplomate : En quoi, selon vous, la guerre opposant Israël au Hamas depuis des mois dans la bande de Gaza a-t-elle replacé au centre des discussions la longue problématique des études sur le Moyen-Orient ?
Myriam Benraad : Vous faites bien d’employer l’adjectif « longue », car la dernière guerre à Gaza, marquée par une relance aussi brutale que spectaculaire des hostilités entre Israéliens et Palestiniens, est loin d’être la première à soulever cette problématique déjà très ancienne. Les événements ayant suivi le 7 octobre n’ont finalement fait que ressusciter de vieux débats tout en posant encore une fois la question de l’avenir de la région ainsi que celle des études qui lui sont consacrées. L’extrême violence de l’attaque terroriste menée par le mouvement palestinien Hamas et ses affiliés, suivie du déclenchement par l’État hébreu d’une opération militaire dévastatrice dans toute l’enclave méditerranéenne, a exercé des répercussions mondiales telles qu’une majorité de chercheurs s’est trouvée inexorablement happée par ce tourbillon événementiel. Aucun universitaire que je connais et qui travaille de longue date sur le Moyen-Orient et sur son voisinage ne peut feindre la moindre indifférence quant à ce qui s’est produit au cours des derniers mois. Nous avons toutes et tous été sidérés. J’ai personnellement fait l’expérience d’une rupture quant à certaines de mes convictions, rupture doublée d’une remise en cause profonde d’hypothèses que j’avais élaborées au sujet de cette région dont je suis familière depuis au moins deux décennies. La violence m’a d’autant plus terrassée que l’Irak, mon terrain de recherche originel, n’avait pas été de tout repos.
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LD : D’aucuns ont évoqué, au prisme de cette guerre et d’autres conflits régionaux, une crise existentielle des études sur le Moyen-Orient. Le constat est-il aussi implacable ?
MB : La perception d’une crise existentielle des études sur la région n’est pas nouvelle. Elle remonte assez largement aux attentats du 11 septembre 2001 et à leurs lendemains dramatiques, dans le contexte des deux guerres d’Afghanistan et d’Irak. Simultanément, je n’ai jamais assisté à un tel degré de polarisation concernant le conflit au Proche-Orient, y compris durant la Seconde Intifada au tournant du deuxième millénaire, lorsque j’étais encore étudiante à Sciences Po. Cette radicalisation des postures a été manifeste dans le cadre des manifestations qui ont pris place sur de nombreux campus, aux États-Unis comme en France. C’est elle qui, je le déplore, a contribué à gommer toute nuance au sein des débats, à oblitérer toute distanciation face à la violence. Je constate ainsi que les vues pro-israéliennes comme pro-palestiniennes parmi les plus dures et caricaturales ont pris le pas sur toute approche raisonnée, équilibrée et objective des enjeux, lesquels dépassent par ailleurs les seules frontières du Moyen-Orient. Je ne prétends pas que l’exercice est aisé. Mais s’il existe une crise, c’est bien celle d’une science en large part meurtrie par ces polémiques et confrontations sans fin, alimentées par un traitement médiatique simplificateur ou partisan du conflit, et par les discours viraux et incendiaires qui règnent en maître sur les réseaux sociaux et autres plateformes numériques. Je doute que cette configuration procure les conditions d’un quelconque débat constructif au sujet de la région et permette la mise en valeur du savoir établi.
LD : Tout comme la guerre en Ukraine tend à pointer vers un désarroi des études sur l’espace post-soviétique, peut-on parler d’une déshérence des études sur le Moyen-Orient ?
MB : Plutôt que le terme « déshérence », j’évoquerais pour ma part un phénomène de fragmentation, voire, sur bien des aspects, d’éclatement du domaine des études sur le Moyen-Orient. Ce dernier résulte principalement de la récurrence et de l’intensité croissante des conflagrations armées qui minent cette région. Or, comme dans le cas de la recherche sur les sociétés post-communistes, ce phénomène est d’autant plus paradoxal que ces crises à répétition ont aussi contribué à faire émerger de nouveaux corpus théoriques et conceptuels, empiriques et méthodologiques, qui auraient dû conduire à des discussions fécondes par-delà la disparité des approches retenues. En lieu et place, c’est une progression toxique et délétère de l’idéologie – celle d’une mouvance néoconservatrice virulente notamment – à laquelle nous avons assisté. Celle-ci a délibérément étouffé tout dialogue au profit de diatribes séditieuses et de prises de position infructueuses. Je me remémore encore avec vivacité la brutalisation des échanges qui ont entouré les « printemps arabes » de 2011, de même que celle des débats autour de la guerre civile syrienne. Les effets ont été destructeurs sur la production et le renouvellement des connaissances relatives à ce pays et à d’autres au Moyen-Orient. Il est parfaitement anormal, sinon admissible, que des universitaires ne puissent accomplir leur mission et se voient bridés dans la conduite de leurs travaux au motif que certains idéologues militants, particulièrement actifs sur la Toile, ne trouvent pas dans leurs travaux la confirmation de leurs propres biais subjectifs. Ceci vaut pour le Moyen-Orient comme pour l’espace post-soviétique à mon sens.
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LD : Une approche réaliste plus « traditionnelle » des dynamiques régionales a-t-elle cédé le pas à des lectures exclusivement partisanes et par conséquent déconnectées du réel ?
MB : Comme je l’ai mentionné, l’idéologie a malheureusement contaminé l’ensemble des sphères du savoir développé autour du Moyen-Orient, sur tous les conflits et tous les sujets. Vous évoquez des lectures réalistes plus traditionnelles de la géopolitique régionale et de ses dynamiques. Ces dernières n’étaient pas aussi stigmatisées il y a encore trois décennies, du reste pas autant que de nos jours. Se dire « réaliste », c’est en 2024 s’exposer à toutes les formes de procès, toutes les accusations, y compris les plus fantasques, tronquées et infamantes. Je l’affirme en appartenant moi-même à une école critique des relations internationales, ce qui ne m’empêche pas d’accueillir une discussion avec tous mes pairs, par-delà la diversité des opinions, tant que ces dernières s’appuient sur une recherche rigoureuse et argumentée. Je déplore la disparition de ce forum démocratique où pouvait naguère s’exprimer, dans le respect et la décence, avec courtoisie, plusieurs lectures et interprétations des événements et des conflits. Ce type de discussion est fondamental pour le bien-être de toute discipline, en particulier pour les sciences politiques et sociales. Ce « réel », au Moyen-Orient comme ailleurs, ne saurait être réduit par certains inconditionnels à une sorte de vérité immanente, presque mystique, qui s’imposerait par la force et l’arbitraire aux esprits les plus réticents. Ce ne sont pas là les conditions d’un débat scientifique serein.
LD : Face à l’ampleur des enjeux, mais aussi des obstacles, est-ce in fine une mise à plat qui s’impose pour permettre un renouveau des études sur le Moyen-Orient ?
MB : « Renouveau » est sans doute un bien grand mot. Les études sur le Moyen-Orient sont variées et nombreuses. Elles se renouvellent d’une génération à l’autre, d’un pays à un autre, comme l’illustrent les recherches les plus neuves. L’enjeu est davantage de restituer à ce champ d’étude toute son importance et sa visibilité, face à des bouleversements politiques et diplomatiques qui appellent plus que jamais à élever le débat et à se défaire des clivages de pure apparence. La parole légitime des chercheurs, de tous les chercheurs qui travaillent sur le Moyen-Orient, doit pouvoir retrouver toute sa place face à l’idéologie et être audible par le plus grand nombre.
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Politologue, professeure en relations internationales à l’Université internationale Schiller et à l’Institut libre d’étude des relations internationales et des sciences politiques à Paris. Parmi ses publications récentes : « Terrorisme et vengeance » (Revue Esprit, n°501, septembre 2023) ; et Terrorisme : les affres de la vengeance. Aux sources liminaires de la violence (Le Cavalier Bleu, 2021).
Elle est chercheuse associée au Cf2R