Grand entretien avec Éric Denécé : Renseignement et espionnage pendant la Seconde Guerre mondiale

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Renseignement et espionnage

Couverture du nouvel ouvrage de Eric Denécé. Photomontage Le Diplomate

Éric Denécé est un ancien analyste du renseignement français, docteur en Science Politique, directeur du Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R) et auteur de nombreux ouvrages sur les questions de sécurité. Dans cet entretien exclusif pour Le Diplomate, il évoque le dernier ouvrage collectif qu’il a dirigé, Renseignement et espionnage pendant la Seconde Guerre mondiale, préfacé par le préfet Bernard Squarcini, ancien Directeur de la DST et de la DCRI.

Ce cinquième tome de l’histoire mondiale du renseignement réunit quarante-trois contributions rédigées par trente-deux auteurs de six nationalités (Allemagne, Belgique, France, Italie, Russie, Suisse), tous anciens des services de renseignement ou historiens spécialistes du sujet. Il évoque tous les protagonistes ayant participé à cette implacable guerre de l’ombre : Français, Allemands, Britanniques, Américains, et Soviétiques… mais aussi Italiens, Belges, Suisses, Espagnols, Turcs et Chinois. Le vaste tour d’horizon qu’il propose permet d’avoir à la fois une idée générale de l’intense guerre secrète que se livrèrent les belligérants entre 1939 et 1945 et d’en éclairer certains aspects, originaux ou méconnus.

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Propos recueillis par Angélique Bouchard

Le Diplomate : Pouvez-vous expliquer l’importance du renseignement et de l’espionnage dans le déroulement de la Seconde Guerre mondiale, et comment ces activités ont influencé l’issue du conflit ?

            Au cours de la Seconde Guerre mondiale, le renseignement connaît un développement sans précédent, et ses progrès sont encore plus marqués qu’entre 1914 et 1918 et il entre véritablement dans son ère moderne. Ses méthodes se diversifient pour s’adapter au défi d’une guerre totale se déroulant sur tous les continents et les océans, et les services s’étoffent afin de tirer parti des innovations techniques, notamment dans le domaine des interceptions et du déchiffrement. Le renseignement d’origine électromagnétique (SIGINT) connaît en effet un extraordinaire développement au cours du conflit, tant en termes humains que matériels, qui lui confère un rôle de premier plan, lequel ne fera que se renforcer au cours des décennies suivantes. Ainsi de 1939 à 1945, une extraordinaire guerre secrète s’étend au monde entier, de l’Europe à l’Afrique du Nord, du Proche-Orient et à l’Asie orientale.

Pendant le conflit, les services de renseignement remplissent quatre fonctions, que tous les belligérants exploitent, avec des succès divers :

– connaître les intentions de l’ennemi, ses capacités, ses problèmes, son armement, son ordre de bataille et ses plans d’opération ;

– neutraliser les services de renseignement adverses et leurs agents ;

– tromper l’adversaire et fausser son jugement en lui transmettant de fausses informations ;

– soutenir la résistance dans les territoires occupés par l’ennemi afin de désorganiser ses communications, sa production industrielle et d’immobiliser ses forces.

            Ainsi, les opérations secrètes vont jouer un rôle essentiel dans cette guerre, comme jamais elles ne l’avaient fait dans les conflits précédents.

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LD : Votre livre met en lumière divers réseaux de renseignement pendant la guerre. Quels ont été les réseaux ou figures d’espionnage les plus influents selon vous, et quelles ont été leurs contributions spécifiques ?

            En effet, l’ouvrage s’est attaché à décrire tous les belligérants de cette guerre secrète : Français, Alliés (Belges, Britanniques, Américains), Soviétiques, puissances de l’Axe (Allemands et Italiens), mais aussi neutres (Espagnols, Suisses) et services asiatiques (Turcs, Chinois), même si leur implication dans le conflit a été marginale

            Trois de ces acteurs ont joué à mon sens un rôle majeur sur le théâtre européen et ont significativement contribué à la victoire contre l’Allemagne : les Français, les Britanniques, et les Soviétiques. Les services français, quoique divisés entre les loyalistes d’Alger, les gaullistes de Londres et les réseaux travaillant directement pour l’Intelligence Service britannique ont été les principaux pourvoyeurs de renseignements ayant permis le succès du débarquement de Normandie. Les Britanniques ont été particulièrement actifs et efficaces dans toute l’Europe et sur le théâtre d’opération de la Méditerranée. Ils sont surtout parvenus à casser le système de chiffrage de la machine allemande Enigma. Les Soviétiques enfin, dont le rôle est plus méconnu en Occident, sont parvenus à infiltrer l’Allemagne nazie dès avant la guerre, puis à étendre leurs réseaux de renseignement dans toute l’Europe, grâce aux nombreux sympathisants communistes d’alors.

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            Les Allemands et les Japonais ont aussi été très performants, notamment afin de préparer leurs offensives – en Europe de l’Ouest et en Russie pour Berlin, contre les possessions françaises et britanniques d’Asie du Sud-Est pour Tokyo – mais ils ont été rapidement dépassés par les services alliés et soviétiques au fur et à mesure du déroulement du conflit.

            Quant aux Américains, le second conflit mondial marque leur début dans le domaine de la guerre secrète. Ils sont alors totalement novices, mais vont apprendre très vite au contact des services britanniques.

LD : Après les grands noms et les grandes figures, si vous deviez retenir une ou deux opérations d’espionnage les plus marquantes de ce conflit selon vous, quelles seraient-elles ?

            En premier lieu, je dirai le déchiffrement d’Enigma, qui a été l’opération la plus importante de toute la guerre secrète. Le mérite en est attribué aux Anglais… mais ils n’auraient jamais pu y parvenir sans l’aide des Français et des Polonais qui leur ont transmis toutes leurs connaissances en la matière.

            Ensuite, les Britanniques ont excellé dans les opérations d’intoxication et de tromperie des services allemands. Leurs deux plus belles réussites sont les opérations Mincemeat, qui a permis de protéger le débarquement de Sicile (juillet 1943), et surtout Fortitude, qui a contribué au succès de celui de Normandie.

            Enfin, j’évoquerai deux très belles opérations soviétiques : l’infiltration de Richard Sorge auprès de l’ambassade allemande à Tokyo, qui prévint Moscou de l’attaque allemande (même si les renseignements essentiels qu’il fournit ne furent pas pris en compte par Staline) et l’opération Monastery lancée par Moscou qui de 1941 à 1944 alimenta la Wehrmacht en fausses informations. Cette opération fut un tel succès que jusqu’à la fin de la guerre, l’état-major allemand n’avait aucune idée qu’il planifiait ses opérations sur le front de l’Est avec « l’aide » active des services soviétiques.

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LD : Quel rôle ont joué les Français et leurs services pendant le conflit ?

Malgré la déroute de juin 1940, la France a conservé de solides compétences en matière de renseignement grâce à sa connaissance des services allemands acquise depuis le milieu des années 1930. Après l’armistice de juin 1940, le pays est coupé en deux : la zone Nord est occupée par les Allemands ; la zone Sud, dite « libre », dépend du gouvernement de Vichy. Les membres du 2e Bureau décident de continuer leur lutte clandestine contre les services allemands et italiens qui pullulent en Zone libre. Ainsi, la Section de centralisation des renseignements (SCR, contre-espionnage), sous les ordres du capitaine Paillole, se camoufle sous l’appellation de « Société de Travaux Ruraux », à Marseille. Des postes sont maintenus à Alger, Tunis et Rabat, et des liens sont établis avec les services britanniques et américains.

En Grande-Bretagne, se met également en place un Bureau central de renseignement et d’action (BCRA), organe de la France Libre. Créé à Londres en juillet 1940 par le général de Gaulle, il est dirigé par le colonel Passy. Il fournit des renseignements sur l’ennemi au Gouvernement provisoire de la République française – exilé d’abord en Angleterre, puis à Alger (1943) – et collabore avec les Alliés. Il soutient la Résistance en France, afin d’organiser les forces qui, le moment venu, participeront à la bataille pour la Libération.

            Les officiers du BCRA sont des néophytes des opérations clandestines. Mais rapidement, grâce à leur détermination et à leurs réseaux, ils recueillent des informations de grande valeur, très appréciées des services alliés. Passy mobilise dans cette action des milliers d’observateurs animés d’un ardent patriotisme. La France dispose en effet de très nombreux de citoyens prêts à apporter leur concours à la lutte contre l’occupant. Ainsi, comme le reconnaissent les Britanniques, les services français de Londres ou d’Alger ont transmis aux Alliés 80% des renseignements ayant permis la préparation du débarquement du 6 juin 1944

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LD : Comment les méthodes et technologies de renseignement utilisées pendant la Seconde Guerre mondiale ont-elles évolué et influencé les pratiques modernes de renseignement ?

Pendant la Seconde Guerre mondiale, les moyens techniques d’interception – le SIGINT et surtout le COMINT[1] – ont été la principale source de renseignement sur les adversaires. La supériorité des services alliés dans la guerre secrète provient en premier lieu de leurs capacités d’interception des transmissions adverses et de leurs équipes de cryptanalystes. Pendant presque toute la durée des hostilités, Britanniques et Américains déchiffrent et lisent les communications allemandes et japonaises.

Pour protéger leurs messages, les Allemands disposent pourtant de la machine Enigma. Son déchiffrement est une extraordinaire aventure. En 1932, des mathématiciens polonais réussissent à comprendre le principe de son encodage. Ils parviennent à reproduire l’une de ces machines, qui est envoyée en France lors de l’invasion de leur pays. Parallèlement, le service de renseignement (SR) français a obtenu d’un de ses agents, l’Allemand Hans Thilo Schmidt, des informations sur la conception et le fonctionnement de la machine. Après l’offensive allemande en France, l’ensemble des données est transmis aux cryptographes britanniques du Goverment Code and Cipher School (GC&CS), qui vont en faire bon usage.

Les interceptions jouent un grand rôle dans la bataille d’Angleterre en permettant d’anticiper les raids de la Luftwaffe. De même, le décryptement des messages entre le quartier-général de la marine allemande et ses sous-marins raccourcit de plusieurs mois la bataille de l’Atlantique. Lors de la préparation du débarquement de Normandie, en 1944, l’écoute permanente des communications allemandes permet de suivre les mouvements de Wehrmacht et de connaître à chaque instant les plans et les réactions ennemis. Cela rend également possible l’intoxication durable des services du Reich.

            Sur le front du Pacifique, les services américains ont également réussi à décrypter les messages codés de Tokyo grâce à la machine Purple. Il leur a été possible de « casser » rapidement le cryptage de la nouvelle génération d’appareils de chiffrement japonais. Ces opérations d’écoute ultra-secrètes reçoivent le nom de Magic et durent toute la guerre. Elles se révèlent particulièrement fructueuses et sont à l’origine de la victoire de Midway, tournant décisif de la guerre du Pacifique. Elles permettent également aux Alliés de lire les dépêches de l’ambassadeur du Japon en Allemagne, qui rapporte à Tokyo toutes les informations que lui confie Hitler quant à ses plans en Europe.

            Les Alliés ne sont pas les seuls à exceller en matière d’interception. La Kriegsmarine, la Luftwaffe et la Wehrmacht possèdent également leurs propres moyens d’écoute et de déchiffrement. Mais ces organisations se complètent autant qu’elles se concurrencent, surveillant souvent les mêmes cibles, ce qui nuit à l’efficacité globale du dispositif. Par ailleurs, afin de lutter contre les émissions clandestines des réseaux d’agents renseignant les Alliés, l’Abwehr et le SD disposent chacun de groupes spécialisés dans les interceptions radioélectriques, combinant l’emploi de stations fixes et d’unités mobiles. Berlin dispose également du Forschungsamt, un service d’interception performant.

En 1940, les effectifs des services SIGINT allemands sont supérieurs à ceux des Britanniques (30 000 Allemands travaillent dans le renseignement électromagnétique au début de la guerre), mais la situation va rapidement s’inverser. Les moyens du IIIe Reich sont surpassés par ceux de ses adversaires. Au cours du conflit, les services SIGINT britanniques et américains voient leurs effectifs augmenter de 3000%, pour atteindre 35 000 opérateurs, parmi lesquels, des cryptanalystes et des mathématiciens bien meilleurs que ceux de Berlin et des moyens et capacités de calculs beaucoup plus puissants que ceux dont dispose l’Allemagne. Alors qu’elle avait un niveau très honorable à la fin des années 1930, la France, en raison de sa défaite en 1940, est totalement absente de la révolution qui se produit au cours du conflit en matière de SIGINT. Pendant que Britanniques, Américains et à un moindre degré Soviétiques progressent et accumulent de l’expérience, elle stagne en ce domaine et devra repartir presque de zéro à la fin de la guerre.

LD : En tant que directeur du CF2R, comment voyez-vous l’évolution des recherches et études historiques sur le renseignement, et quel impact cela a-t-il sur la compréhension des conflits contemporains ?

Les études sur le renseignement sont une discipline récente. Elles sont apparues dans les années 1980 aux Etats-Unis, dans les années 1990 en Grande Bretagne et au début des années 2000 en France. Mais force est de constater que de nombreux travaux de qualité se sont multipliés depuis ces dates. L’étude historique du renseignement est essentielle, car elle permet de révéler la « face cachée » de l’histoire, ce qui permet d’éclaire d’un jour nouveau nombre d’événements historiques et de mieux comprendre les politiques conduites par les États et leur jeu multidimensionnel dans les relations internationales. Cela est tout aussi valable pour la Seconde Guerre mondiale que pour les périodes précédentes… en remontant jusqu’à l’Antiquité ! Mais le problème demeure celui des sources : quand elles ne sont pas encore protégées par le secret, elles sont souvent rares. C’est en cela que le métier d’historien du renseignement est passionnant : il faut savoir lire entre les lignes de l’histoire officielle pour y déceler les traces d’opérations de renseignement…

RENSEIGNEMENT ET ESPIONNAGE PENDANT LA SECONDE GUERRE MONDIALE,

Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R), sous la direction d’Éric Denécé, Préface de Bernard Squarcini, Ellipses, Paris, 2024, 792 pages, 39 €.

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[1] Interception des communications. Le SIGINT se divise entre COMINT et ELINT (guerre électronique et interception des signaux radar).


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