Le colonel américain John Warden III théorisa avec « The enemy as a system » l’analyse systémique appliquée aux conflits pour une nouvelle forme de rapport de forces. Photo The War Room
Le président d’une grande puissance serre frénétiquement la main d’un dictateur en col Mao à 9000 kilomètres de Paris. Des banquiers centraux se réunissent en secret au fin fond des États-Unis, et des personnalités politiques en vue se mêlent dans une station de montagne surprotégée. Une puissance attaque son voisin, entérine décide un changement de frontières. D’autres la punissent par un boycott, dont les peuples européens subissent les conséquences.
La géopolitique n’est-elle qu’un théâtre d’ombres, qu’un billard feutré à bandes multiples joué par une poignée d’Hommes de pouvoir cyniques et manipulateurs ? Les colloques d’universitaires décortiquant cette science pour d’autres universitaires préconditionnés ou des diplomates en roue libre sont-ils la seule voie possible de la géopolitique vers l’agora ?
Bien sûr, de grands reporters font un travail remarquable en zone de conflit, mais les audiences de ces médias sont si faibles que beaucoup jettent l’éponge. Les peuples seraient-ils trop bêtes pour s’intéresser à autre chose qu’à des ragots de caniveau ?
Jean-Baptiste Duroselle nous indiquera le contraire en théorisant à la Braudel ou Renouvin, un modèle quasi-sériel de la géopolitique dans son magistral ouvrage « Tout Empire périra, théorie des relations internationales » publié en 1981. Duroselle y dénonce déjà la tendance des penseurs et intellectuels à enfermer la géopolitique dans une discipline déconnectée de la vie des Hommes.
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Pour Duroselle, la politique étrangère doit englober tant les « relations internationales » (l’État comme acteur dans le Système), que « la vie internationale » (l’individu comme acteur dans le Système). Le liant entre ces acteurs selon Duroselle, sont les « groupes réels » qui assurent le relai entre les aspirations des individus et les politiques d’État.
Mais, si la géopolitique est perçue comme un jeu d’illusion, renforcé par un certain angle médiatique de ne traiter qu’en surface un enjeu stratégique, un Sommet ou une rencontre bilatérale, elle est en fait un rapport de force non entre puissants, mais entre ce que Duroselle appelle les forces profondes et les forces organisées, c’est-à-dire entre les « groupes réels » et les États.
Cette analyse permet de mettre en perspective les rapports de forces géopolitiques sur un angle de l’événement, du slogan, de l’action et donc de « l’acceptable qui devient inacceptable ».
Le développement actuel des nouveaux médias, réseaux sociaux et divers groupes d’influence donnent bien entendu raison à Jean-Baptiste Duroselle, et les « groupes réels » possèdent aujourd‘hui une force décuplée, qui risque parfois de mettre en péril cet équilibre des forces, non entre les États, ni même entre les États et les peuples, mais bien entre les États et ces groupes que l’on pourrait aujourd’hui définir comme influenceurs, groupes de pression, groupes d’intérêts ou communautés.
Bien entendu nos États, basés eux aussi sur un contrat social ou une communauté de destin, déploient des contre-pouvoirs et des défenses, mais le concept d’Empire est aujourd’hui à prendre au sens d’organisation étatique ou inter-étatique, et « groupes réels » comme agents d’influence ou d’action de plus en plus puissants. Le tout constituant le destin National.
Si l’on calque sur la vision historique de la théorie de Duroselle, celle de l’analyse systémique, ou théorie des systèmes de Morton Kaplan, on obtient un rapport de forces générateur d’événements accumulateurs ou destructeurs, basés sur des centres de gravité.
Le colonel américain John Warden III théorisa avec « The Enemy as a System » l’analyse systémique appliquée aux conflits pour une nouvelle forme de rapport de forces. L’influence, ou la guerre psychologique, étant l’un des effets de leviers les plus efficaces pour agir sur les centres de gravités de l’ennemi.
Si l’approche historique nous enseigne de manière empirique les évolutions et les régularités des événements et des conflits internationaux, l’approche systémique nous en donne les moteurs et leviers d’actions autres que purement militaires.
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Le sédiment nourricier de l’action géopolitique est défini par la géographie. Elle est en quelque sorte la mère de la géopolitique, elle définit le « théâtre », le champ des intérêts et des projections.
Mais la prédictivité du conflit ou de l’événement international est peut-être à prendre du côté des sociologues et démographes. Des points de ruptures dans la société, tels qu’une transition démographique achevée, une pyramide des âges vieillissante, une transhumance de fond (gentrification des villes, migrations de masse…), une structure familiale particulière (patrilocale, nucléaire, communautaire…), tous ces éléments liés à la structure de la société et à leur évolution permettent de poser le champ de projection, d’action, voire de manipulation si le système analysé est adversaire, des « forces profondes » constituants les groupes d’individus.
Une révolution dans un pays donné à un instant donné ne prendra donc corps que si les éléments démographiques et sociologiques y permettent son développement, même si ladite révolution est téléguidée de l’extérieur.
C’est alors que la géopolitique prend tout son sens social, dans la mesure où l’événement générant le fait géopolitique ne peut plus être uniquement Clausewitzien, mais bien basé sur des tendances lourdes liées à l’évolution des sociétés et à leurs capacités à se mobiliser sur des sujets ou des thèmes dont les enjeux portent les conséquences concrètes sur les populations.
Aujourd’hui dans nos sociétés occidentales et particulièrement en France, différents groupes de pression, plus ou moins spontanés, plus ou moins téléguidés, occupent le nouveau champ médiatique sur des sujets internationaux et offrent une grille de lecture de plus en plus concrète en termes d’effet de levier entre l’action, au sens d’activisme, et le résultat attendu.
Les récents événements en France depuis 2018 (Gilets jaunes, élections anticipées) ont fait valoir la revendication de la mise en place d’un Referendum d’Initiative Citoyenne (« RIC ») sur le modèle helvétique.
La réticence du pouvoir et de certains intellectuels à mettre en place un tel système en France est mû par l’inadaptation de certains thèmes, des questions graves et stratégiques, à une question simple, voire simpliste et binaire.
Verrait-on un jour un référendum en France dont la question serait « Souhaitez-vous que la France participe à une coalition armée pour changer le pouvoir en place en Syrie par la force ? », ceci juste après la manipulation, maintenant avérée, de l’attaque chimique en Ghouta ? Il est vrai que dans ce cas précis, le peuple français aurait sans doute été bien plus sage que les dirigeants de l’époque si la question leur avait été posée ainsi…
Pourtant la géopolitique comme la définition de la politique étrangère de la France et de sa stratégie méritent certainement un traitement bien plus direct entre les forces profondes et les forces organisées, dans le cas de la France contemporaine, entre l’État et son peuple.
Un nouveau pacte d’action et de projection de la France à l’étranger pourrait, être mis en place. Notre cohésion nationale, la crédibilité politique et le niveau d’adhésion démocratique aux choix de nos gouvernants en sortiraient renforcées.
La perspective d’un référendum sur des questions internationales et de souveraineté n’aurait de sens que si les questions posées l’étaient dans un débat dénué d’influence extérieure et d’immédiateté, et si les Français avaient toutes les cartes en main pour un éclairage de leurs choix et de leurs convictions.
Un référendum aurait par exemple dû se tenir en France sur le rôle de notre pays dans l’OTAN lorsque qu’il fut décidé d’en réintégrer le commandement sans consultation préalable.
De la même façon, il serait éclairant de connaître le résultat d’une question posée sur l’intérêt de maintenir des sanctions économiques contre la Russie après un entêtement qui n’a abouti qu’à développer l’agriculture et l’industrie russes. Sans même parler de l’intérêt géopolitique, quel intérêt économique la France y trouve-t-elle ?
Le Diplomate peut, par les travaux et débats organisés en son sein, être l’un des facilitateurs de cette mise en lien des enjeux géopolitiques avec ceux – économiques, culturels et sociétaux- qui touchent nos concitoyens au quotidien. En permettant de dégager du manichéisme ambiant une grille de lecture à froid, loin de la doxa officielle comme des influences extérieures, il faut aspirer à incarner ce lien entre « les relations internationales » et « la vie internationale » qui ne serait plus seulement subie par les Français, mais éclairée lucidement et pragmatiquement par la présentation du champ des possibles et des dangers d’influence et de manipulation.
Plus que jamais, le champ géopolitique fait partie de la vie des citoyens. Il est donc temps d’apporter aux forces profondes et aux forces organisées de notre pays, les outils d’analyse qui leur permettront d’éclairer leurs choix.
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Ghislain de Castelbajac a vécu et travaillé plus d’une décennie dans
les pays du Golfe persique en tant qu’expert dans les domaines du
renseignement et de l’analyse, après avoir été chargé de mission au
service du Premier Ministre de la France. Il exerce maintenant dans la
conformité des transactions internationales. Il est également gérant d’actifs, et
restaure avec passion un vaste monument historique familial dans le Gers.
Nommé par décret du Premier Ministre français en 1996 chargé de mission au Secrétariat
Général de la Défense et de la Sécurité Nationale (SGDSN), Ghislain de Castelbajac débute
sa carrière au sein de l’équipe du Groupe Permanent de Situations, puis du pôle Affaires
Internationales et Stratégiques.
En 2000, dans le cadre d’accords de défense bilatéraux, il rejoint les équipes du Chef d’Etat-
Major du gouvernement fédéral des Emirats Arabes Unis en tant que conseiller spécial.
À ce titre, il fut co-fondateur d’un modèle d’analyse systémique régional d’évaluation des
risques et opportunités en contexte de sécurité nationale, et d’une cellule de traitement de
l’information stratégique et du renseignement. Il a formé de hauts fonctionnaires locaux sur
ces questions, fut l’auteur de nombreux rapports et responsable de plusieurs missions sur
des sujets sensibles concernant la région, durant la période troublée de 2000-2005.
Basé à Dubaï (EAU) depuis 2005, il a rejoint une structure d’advisory, conseillant des
investisseurs en due diligence stratégique et de conformité en exécutions d’opérations de
fusions-acquisitions. Il conseille des entités publiques sur des programmes de conformité, y
compris pour la création d’un régulateur financier aux Emirats Arabes Unis.
Il a conseillé ses clients sur de très nombreuses transactions par le biais de due diligences et
audits préalables dans plus de 90 pays sur des Fusions, Joint-Ventures, partenariats
internationaux, investissements directs étrangers, dans le cadre de grands projets
industriels.
De retour en France, il a fondé fin 2013 la première plateforme de due diligence : Il est
opérateur de due diligences et conseiller sur des problématiques d’éthique des affaires et de
mise en place de schéma d’intelligence économique pour plusieurs sociétés européennes.
Il est titulaire d’un DEA (Master 2) en histoire diplomatique et géopolitique de Paris IV
Sorbonne, d’un DESS (Master 2) en administration et droit des organisations internationales
de l’Université Paris-Sud Jean-Monnet, et est un ancien élève de l’Institut Supérieur des
Affaires d’HEC.
Il est co-auteur d’un livre de référence sur les questions des Nationalités en Europe de l’Est
au début du XXème siècle, et auteur de nombreux articles, interviews et analyses
internationales parues dans des Think-Tanks spécialisés et médias.
Il a enseigné les techniques d’investigations internationales au sein du master de l’Ecole de
Guerre Economique (ESLSCA) à Paris.
Elu municipal d’une commune rurale, lauréat des prix de la Fondation Bern, Fondation
Sotheby’s, Fondation Mérimée, French Heritage Society, Fondation François Sommer.