Randa Kassis, femme politique franco-syrienne, écrivaine, et présidente du Mouvement pour une société pluraliste, a été coprésidente de la délégation de l’opposition laïque et démocratique syrienne aux pourparlers de Genève. Elle a initié la plateforme d’Astana en 2015, qui a réuni à plusieurs reprises des opposants syriens. Elle a rencontré dans ce contexte à de nombreuses reprises les dirigeants russes, turcs, occidentaux, saoudiens, etc. Elle dresse ici pour Le Diplomate Media un état des lieux fort lucide, mais aussi parfois inquiétant, de l’état du monde, notamment de deux ères géocivilisationnelles qu’elle suit de longue date et connaît bien : le Moyen-Proche Orient, d’une part, puis la crise russo-occidentale et la guerre russo-ukrainienne, de l’autre. Cette interview s’articulera par conséquent en deux « épisodes », l’un dédié au Moyen et Proche Orient, et le suivant à la question russo-ukrainienne.
Propos recueillis par Roland Lombardi
Le Diplomate : Randa Kassis, vous qui suivez l’actualité geopolitique du Proche et du Moyen Orient dans le cadre de votre action d’opposante syrienne à la recherche de solutions de sortie de crise, et de vos participations à maintes conférences internationales dans le monde arabe et en Turquie, quelle a été votre réaction après l’assassinat de Ismail Haniyé à Téhéran, le 31 juillet dernier, probablement par un missile tiré depuis un avion israélien, voir par une bombe sur place?
Randa Kassis : L’attentat ciblé contre Ismail Haniyé est un pas de plus vers l’escalade dans la région. Le choix de cette cible est un peu étrange, sachant que Haniyé était l’une des figures relativement modérées et qu’il s’apprêtait à quitter ses fonctions dans un peu moins d’un an. Cela ressemble à de l’aventurisme de la part de Netanyahou, surtout quand on sait que frapper l’Iran sur son territoire est synonyme de graves représailles. En effet, s’il est vrai que Haniyé n’est ni chiite, ni iranien et qu’il est remplaçable et pas une pièce vitale pour l’Iran, le fait de le faire tuer le jour de l’inauguration du mandat du nouveau président de la République en plein cœur de Téhéran, donc de tuer le leader palestinien dans un pays hôte incapable de protéger l’invité, est une humiliation incroyable pour les Mollahs, le Guide suprême, les services de sécurité iranien, les Pasdarans, le régime lui-même. De ce fait, Téhéran sera obligé de procéder à des représailles. Le calcul du Premier ministre israélien me semble très risqué. Il aura beaucoup de mal à maîtriser les événements dans les semaines à venir. En conclusion, cela ressemble à une fuite en avant.
Vous connaîssez les liens étroits unissant les régimes syrien et iranien, l’Iran parviendra-t-elle à éviter une guerre directe avec Israël avant d’accéder à la pleine maîtrise de de l’arme nucléaire ?
Il semble que l’Iran est plus que proche de la maitrise de la bombe nucléaire. Il est fort probable que les derniers événements ne font que rapprocher l’Iran de l’acquisition de la bombe nucléaire. L’inconséquence de Netanyahu entraine une escalade qui pourrait aboutir à une guerre globale dans la région, même si je ne crois que cette guerre ne sera pas pour le future proche.
Mais avec une probabilité d’une incursion israélienne dans le sud de Liban, le Hezbollah essayera de contenir le conflit dans le sud et ne pas l’étendre à l’ensemble du territoire. Cette probable incursion, à mon avis, renforcera Nassrallah contre ses ennemis intérieurs et sera à nouveau un symbole de la résistante dans le Moyen-Orient. A propos de la Syrie, Bashar Al-Assad a démontré pour un énième fois qu’il est l’otage de la situation sans véritable marge de manœuvre. Entre les intérêts Iraniens, les représailles d’Israel et la présence Russe en Syrie, Bashar a choisi d’être un joueur marginal sans aucune autonomie.
Comment voyez-vous la situation à Gaza ? Les accords d’Abraham sont-ils compromis ? la récente solidarité de fait exprimée par les Emirats, la Jordanie et l’Arabie saoudite envers Israël face à Teheran lors de l’attaque iranienne sur Israël semble indiquer le contraire… ?
Je serais plus prudente de croire à une coalition contre l’Iran pour maintes raisons : l’Arabie saoudite a clairement exprimé sa position ; celle de deux états, israélien et Palestinien comme condition préalable à une normalisation avec Israel. Riyad, selon moi, ne va pas compromettre ses relations apaisées avec Teheran de manière trop prononcée. Quant à la Jordanie, est le pays le plus fragile de la région et son roi pourrait faire les frais d’un conflit par proxy. Il n’est pas exclu que Teheran tente de déstabiliser la Jordanie au point de faire tanguer le trône. L’avenir nous dira si les accords d’Abraham sont réellement solides. La situation étant parti entre les mains de Netanyahu, qui joue le rôle de pousse au crime.
Quid de la Syrie, votre pays natal, dont la presse ne parle plus, sauf quand il y a des bombardements israéliens ? Comment le régime fait-il pour survivre à un embargo international et à l’interdiction, voulue par les Etats-Unis (la loi César), de reconstruire le pays ?
Malheureusement, il est très triste de constater que la Syrie est devenu un narco-état. Les principaux revenus de régime proviennent de trafic de drogue comme le captagon et la meth. Il est illusoire d’envisager une réelle reconstruction du pays. Je ne vois pas qui va la financer ? sûrement pas l’Arabie Saoudite, l’Iran, la Russie ou bien même la Chine.
Les habitants qui sont sous le contrôle de régime Syrien désertent le pays. Les jeunes tentent de fuir la Syrie à tout prix… dans quelques années, si nous ne trouvons pas une issue politique, il n’y aurait que des habitants âgés et des trafiquants de drogue dans la zone d’Assad. Plus de 90% des habitants sont sous le seuil de pauvreté. A ce moment précis, on ne peut raisonnablement espérer un vrai changement dans le pays. Mais il faut poursuivre notre combat afin d’entamer un réel processus politique.
Pensez-vous comme certains que Daech n’a pas dit son dernier mot en Syrie et que le jihadisme (comme l’islamisme politique) menace toujours le régime de Bachar al Assad, malgré les défaites de l’EI en 2017 -2018 ?
Il est vrai que des cellules d’EI sont demeurées présentes en Syrie et qu’il est fort possible qu’elles soient réactivées à nouveau. Mais dire qu’ils seront aussi puissants qu’auparavant, j’ai de vrais doutes. Je crois plutôt que la menace pour le régime Syrien viendra de ses alliés qui ne sont pas du tout satisfaits de ses manœuvres politiques, comme l’Iran qui n’apprécie pas le non-respect des engagements pris par le régime syrien. Il faut ajouter qu’il tente un rapprochement hasardeux avec l’Arabie Saoudite et reste inactif dans le conflit actuel au Moyen-Orient, cela renforce la méfiance du régime du Teheran. Quant aux Russes, ils sont mécontents des positions jusqu’au-boutiste du régime qui ne fait même pas semblant de participer à un processus politique ou de négociation d’une réforme constitutionnel.
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Roland Lombardi est docteur en Histoire, géopolitologue, spécialiste du Moyen-Orient et des questions de sécurité et de défense. Fondateur et directeur de la publication du Diplomate.
Il est chargé de cours au DEMO – Département des Études du Moyen-Orient – d’Aix Marseille Université et enseigne la géopolitique à Excelia Business School de La Rochelle.
Il est régulièrement sollicité par les médias du monde arabe. Il est également chroniqueur international pour Al Ain. Il est l’auteur de nombreux articles académiques de référence notamment : « Israël et la nouvelle donne géopolitique au Moyen-Orient : quelles nouvelles menaces et quelles perspectives ? » in Enjeux géostratégiques au Moyen-Orient, Études Internationales, HEI – Université de Laval (Canada), VOLUME XLVII, Nos 2-3, Avril 2017, « Crise du Qatar : et si les véritables raisons étaient ailleurs ? », Les Cahiers de l’Orient, vol. 128, no. 4, 2017, « L’Égypte de Sissi : recul ou reconquête régionale ? » (p.158), in La Méditerranée stratégique – Laboratoire de la mondialisation, Revue de la Défense Nationale, Été 2019, n°822 sous la direction de Pascal Ausseur et Pierre Razoux, « Ambitions égyptiennes et israéliennes en Méditerranée orientale », Revue Conflits, N° 31, janvier-février 2021 et « Les errances de la politique de la France en Libye », Confluences Méditerranée, vol. 118, no. 3, 2021, pp. 89-104. Il est l’auteur d’Israël au secours de l’Algérie française, l’État hébreu et la guerre d’Algérie : 1954-1962 (Éditions Prolégomènes, 2009, réédité en 2015, 146 p.). Co-auteur de La guerre d’Algérie revisitée. Nouvelles générations, nouveaux regards. Sous la direction d’Aïssa Kadri, Moula Bouaziz et Tramor Quemeneur, aux éditions Karthala, Février 2015, Gaz naturel, la nouvelle donne, Frédéric Encel (dir.), Paris, PUF, Février 2016, Grands reporters, au cœur des conflits, avec Emmanuel Razavi, Bold, 2021 et La géopolitique au défi de l’islamisme, Éric Denécé et Alexandre Del Valle (dir.), Ellipses, Février 2022. Il a dirigé, pour la revue Orients Stratégiques, l’ouvrage collectif : Le Golfe persique, Nœud gordien d’une zone en conflictualité permanente, aux éditions L’Harmattan, janvier 2020.
Ses derniers ouvrages : Les Trente Honteuses, la fin de l’influence française dans le monde arabo-musulman (VA Éditions, Janvier 2020) – Préface d’Alain Chouet, ancien chef du service de renseignement et de sécurité de la DGSE, Poutine d’Arabie (VA Éditions, 2020), Sommes-nous arrivés à la fin de l’histoire ? (VA Éditions, 2021), Abdel Fattah al-Sissi, le Bonaparte égyptien ? (VA Éditions, 2023).
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