Plein Soleil : chef-d’œuvre d’hier, source d’aujourd’hui

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Plein Soleil

Hormis le recours à des inconnus pour faire du cinéma, c’est dans la manière de filmer que René Clément s’est prêté à une sorte de compétition avec ses détracteurs. Illustration montage de l’affiche du film “Plein Soleil” (DR).

Par Lionel Lacour – Son site : http://cinesium.fr et son blog : https://cinesium.blogspot.com


Pendant de nombreuses années, René Clément, le réalisateur de Plein soleil a été oublié, la faute certainement aux cinéastes de la Nouvelle Vague, François Truffaut en tête. Pourtant, Clément avait tout pour être un de leur phare. Réalisateur de La bataille du rail, il continue ensuite à faire des films mémorables comme Jeux interdits ou Monsieur Ripois ou encore Barrage contre le Pacifique, ce dernier étant l’adaptation du roman de Duras. Encensé par Hitchcock, René Clément fut au contraire dénigré par les critiques des Cahiers du cinéma, dont beaucoup allaient constituer le gros du bataillon de la Nouvelle Vague, eux-mêmes qui adulaient… Alfred Hitchcock. En 1959, Les 400 coups de Truffaut sortait en salle après avoir été présenté à Cannes. Cette même année, René Clément débute le tournage de l’adaptation de la nouvelle de Patricia Highsmith, Le talentueux Mr Ripley, publié en 1955.

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La Nouvelle vague dans le viseur

René Clément, de son propre aveu, a fait ce film en réaction aux propos de la Nouvelle Vague qui ne voyait en lui au mieux qu’un bon faiseur, mais pas vraiment un cinéaste. Il va alors proposer un film reposant à la fois sur les principes de ces jeunes réalisateurs, comme l’improvisation et les tournages hors studio, et sur ce qui faisait la force du cinéma tant dénigré par ces mêmes réalisateurs.
Pour ce qui est des ressemblances avec les jeunes pousses du cinéma français, il recrute donc pour cette adaptation, Paul Gégauff, scénariste du film de Chabrol (Nouvelle Vague) Les cousins et du chef opérateur Henri Decaë, chef opérateur du film… Les 400 coups! Une preuve s’il en était besoin que le cinéma, contrairement à ce que Truffaut, Godard et bien d’autres pouvaient penser, ne se scindait pas en chapelles.

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Et comme eux, Clément va choisir des acteurs presque inconnus du grand public. Maurice Ronet n’est vraiment célèbre que depuis son rôle dans Ascenseur pour l’échafaud. Mais Alain Delon, qui tient le premier rôle, n’a joué que des personnages secondaires dans des films peu importants. Seul Christine lui a donné une toute petite notoriété. Mais c’est grâce à la présence de Romy Schneider, la Sissi éternelle, que ce film a pu avoir une petite carrière, une Romy Schneider qui fait d’ailleurs une apparition fugace dans Plein soleil! Quant à Marie Laforêt, elle trouve là son tout premier rôle au cinéma. Même du point de vue de la musique, le compositeur Nino Rotta n’est pas encore celui qui sera célébré pour Rocco et ses frèresLe guépard et bien sûr Le parrain. 
Hormis le recours à des inconnus pour faire du cinéma, c’est dans la manière de filmer que René Clément s’est prêté à une sorte de compétition avec ses détracteurs. Plusieurs séquences ont été tournées en laissant les comédiens agir devant la caméra, de manière naturelle, dans l’improvisation. La séquence mémorable dans laquelle Delon doit combattre les éléments en menant le voilier après l’assassinat de Philippe a été filmée sans véritable mise en scène directive. Cela donne à ce moment une véritable tension dramatique qu’une mise en scène plus conventionnelle aurait rendu plus artificiel. De même, les séquences tournées dans la rue par Clément ressemblent furieusement à celles qui auraient pu être filmées par Godard, Truffaut ou Varda, comme par exemple lorsque le personnage de Delon, Tom Ripley, déambule dans la rue pendant que se déroule une procession mariale. Il est remarquable de voir les processionnaires regarder la caméra, preuve s’il en était besoin, qu’ils ne sont pas des figurants!
Ce sont enfin les dialogues qui rapprochent le film de Clément de ceux de ses critiques les plus virulents. On est loin des échanges à la Michel Audiard tant décriés. De même, la gouaille de Janson ou la poésie de Prévert ne se retrouvent pas dans les échanges verbaux entre les protagonistes. Au contraire, les dialogues sont plutôt minimalistes, réduits à l’essentiels, devant expliquer les situations sans être didactiques ni trop réalistes. Il y a une sorte de distanciation entre les situations et ce qui est prononcé par les personnages. Des dialogues fonctionnels en quelque sorte.

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Le cinéma de Clément au bout du compte (attention, des informations concernant l’intrigue sont révélées dans cette partie !)

Au-delà de sa volonté de montrer que certaines méthodes revendiquées par la Nouvelle vague ne lui étaient pas étrangères, René Clément a réussi avec Plein soleil à faire une œuvre magistrale ne reniant pas ce qui faisait la qualité de ses autres films. C’est tout d’abord une écriture de scénario implacable, véritable mécanique dans laquelle le spectateur se laisse prendre jusqu’à la dernière séquence. Tout est maîtrisé parfaitement en créant une atmosphère délétère puisque le spectateur est perturbé par ce qu’il voit et ce qu’il entend.
Il voit une lumière vive, un air de dolce vita que la musique de Nino Rotta maintient à chaque séquence, à l’exception de rares autres. L’ensemble est léger, avec des personnages principaux et secondaires qui vivent sans véritablement travailler. Même Tom Ripley doit gagner 5 000 $ seulement pour ramener Philippe Greenleaf à son père à San Francisco. Quant à Marge, la fiancée de Philippe, elle vit aussi aux crochets de celui qu’elle aime. Pourtant, cette ambiance oisive n’empêche pas le malaise. Et toute la force du film repose là-dessus. Quel que soit le moment du film, jamais le spectateur n’est véritablement dans le confort de ce qu’il voit. Au début, Tom Ripley apparaît comme un souffre-douleur de Philippe. Il est moins riche, se contente des miettes que son riche ami lui laisse et personne ne le considère. Teneur de chandelle sur le voilier de Philippe, la réaction de ce dernier marque peut-être sa fin. Car c’est bien à partir de ce moment-là que nous comprenons qui est vraiment Tom. En une phrase, René Clément fait basculer notre empathie pour Philippe plutôt que pour Tom. “Il n’est pas mon ami, je ne l’ai jamais connu”. Clément réussit ce tour de force à susciter de l’empathie d’abord pour Tom, puis pour Philippe (brièvement) et enfin pour plus personne. Ainsi, nous découvrons tout ce que Tom a mis au point pour rejoindre Philippe et lui nuire. Une stratégie digne de Machiavel. Il éloigne Marge du voilier, tue Philippe, jette son corps à la mer soigneusement emballé. Puis il revient sur terre, raconte à Marge que Philippe ne veut plus d’elle, puis, enfin, finit par se faire passer pour lui.

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La ligne directrice du film prend alors toute sa mesure. En fait, dès le début, René Clément présente au spectateur ce qui tourmente Tom: son identité. Mais il laisse planer des fausses pistes. Il est pauvre, Philippe est riche et il n’est pas reconnu en tant que tel ? Il ne semble pas plaire aux femmes quand Philippe doit presque les repousser? Mieux, Clément propose une scène dans laquelle Tom s’habille en Philippe, parle comme lui, et, face à un miroir, s’embrasse. Qui embrasse-t-il? Lui oui l’image d’un ersatz de Philippe? N’y aurait-il pas de l’amour homosexuel refoulé de sa part? Ce que la nouvelle de Patricia Highsmith suggère davantage, René Clément l’évacue rapidement mais il laisse le spectateur dans la confusion jusqu’à la scène du meurtre. Celle-ci marque la véritable nature de Tom. Il n’est pas reconnu, il n’existe pas vraiment tandis que Philippe a une personnalité. Alors Tom devient Philippe. Par tous les moyens.

La preuve ? Il porte une chemise de Philippe et Marge croit reconnaître Philippe. Il apprend de manière très méthodique à signer comme Philippe, dans une séquence particulièrement mémorable. Il endosse au sens propre comme au sens figuré la personnalité de Philippe, même quand il tue Freddy, l’ami américain de Philippe et qui pourrait le confondre comme usurpateur d’identité. Une fois le corps abandonné, il rejette la culpabilité sur Philippe, pourtant déjà mort !
René Clément n’oublie pourtant pas que ce qu’a fait Tom Ripley est condamnable. Ainsi, dans le processus de prise d’identité, il introduit tous les éléments du polar. Mais un polar à ciel ouvert, plein soleil. Quand d’autres auraient caché le personnage de Ripley, Clément l’exhibe. Sa cachette est son identité nouvelle. La sienne n’est toujours pas reconnue. La preuve en est quand un commissaire vient l’interroger à propos de la mort de Freddy, il ne prononce jamais comme il faut le nom de Tom. Il y a peut-être ici et dans le traitement des connexions avec La mort aux trousses d’Hitchcock. Si ce dernier admirait Clément, il est fort à parier que l’inverse était vrai. La séquence dans laquelle Cary Grant est attaqué dans les open fields est bien similaire à la volonté d’exposer en pleine lumière ce qu’a fait Tom. Mais Roger Thornhill se fait passer pour Kaplan contraint et forcé et est innocent de ce dont on l’accuse. Exactement le contraire de Tom Ripley.

Au traitement, Clément rajoute le mobile du crime. Jalousie ? Tom serait-il amoureux de Marge ? C’est ce qui semble être le cas au départ. Mais progressivement, le spectateur réalise que Marge n’est rien d’autre qu’un objet sans importance. Son nom est celui d’un bateau. Elle n’a pas de nom de famille. Son prénom est tout un symbole: Marge. Elle n’est absolument pas le centre de l’histoire mais une marge. Elle ne sera qu’un moyen pour Tom de récupérer le magot de Philippe. En établissant un faux testament dans lequel il reconnaît l’assassinat de Freddy et faisant de Marge son unique héritière, Marge est devenu le coffre-fort de Tom. Et ses efforts de séduction antérieurs au testament ne le rendent pas suspect aux yeux de Marge. La manipulation est complète. Le crime parfait.

Un témoignage sur un temps révolu (attention, des informations concernant l’intrigue sont révélées dans cette partie)

Bizarrement, le film, s’il a beaucoup plu à Highsmith, l’a moins convaincu dans son épilogue. Le Happy end ne saute pourtant pas aux yeux des spectateurs d’aujourd’hui. En effet, Tom Ripley, dans un moment extrêmement savoureux et jouissif, se met face au soleil et savoure ce moment qu’il croit être “le meilleur” tandis que la preuve de sa culpabilité dans le meurtre de Philippe, et donc de Freddy, est révélée de manière inattendue. Fin du film. C’est que Clément n’est pas un auteur de livre dans lequel on peut envisager une suite qui mettrait fin aux agissements du criminel. L’ennemi de Sherlock Holmes est-il arrêté à chaque tome ? Au cinéma, surtout en 1959, date du tournage de Plein soleil, les suites n’existent pas encore, sauf pour des comédies ou des personnages récurrents de la littérature comme Fantomas par exemple. De plus, René Clément n’est pas un réalisateur provocateur comme a pu l’être Peckinpah aux États-Unis. Sa filmographie est en phase avec son histoire, marquée par la Résistance pendant la Seconde guerre mondiale. Sa morale ne peut s’accommoder avec la réussite d’un Tom Ripley. Mais l’histoire doit être haletante. Il doit à la fois réussir tout en faisant que ses crimes soient punis. Tout est là dans cette dernière séquence.

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Plein soleil est aussi marqué par des passages très symboliques, eux aussi marqués par ce cinéma nouveau, en France ou aux USA. Des plans très estampillés Nouvelle vague sont présents comme lorsque se superposent les regards de Ronet et de Delon au moment de la vérification du passeport de Philippe Greenleaf, falsifié par Tom Ripley. Il y a du À bout de souffle avec ces plans sur Belmondo et son monocle.
L’usage d’images symboliques est d’ailleurs présent dans le film, et notamment dans une séquence, coupée dans la version américaine, durant laquelle Ripley se promène dans un marché, regardant sur les étals, les différents poissons (à ce sujet, vous pouvez consulter l’analyse du film sur le site Libresavoir). Chaque plan, bien identifié, semble raconter un moment de l’histoire de Tom: un poisson au corps tordu symbolisant l’âme torturée de Ripley, un poisson avec un rostre en baïonnette, image du poignard ayant tué Philippe, une raie filmée par dessous, ressemblant à un masque comme celui que porte désormais Ripley, une balance, représentation de la justice, et enfin la tête tranchée d’un poisson, image de ce qui attend Tom s’il est arrêté. Cette symbolique à la fois surréaliste et poétique est bien un marqueur d’une époque aujourd’hui révolue. Les cinéastes ne s’embarrassent plus de toutes ces représentations non narratives. Il y a encore chez Clément les traces d’une culture picturale et poétique qui a disparu à partir des années 1960 chez les cinéastes et qu’on retrouvait pourtant paradoxalement encore chez certains réalisateurs de la Nouvelle vague comme Godard dans la composition de ses plans symboliques, ou chez Louis Malle, par exemple dans Le feu follet, également avec Maurice Ronet. Mais le visionnage de Plein soleil pour des spectateurs du XXIème siècle est aussi un moment assez éclairant sur ce que pouvait être la société européenne en cette fin d’années 1950. La dolce vita évoquée plus haut transparaît par des objets mythiques, que ce soit les chaussures Repetto ou par les fameux scooters qui firent tant le succès de l’Italie et de son mode de vie. Cette insouciance de la jeunesse se téléscope avec une culture de la nourriture. Ce film noir haut en couleur n’empêche pas de voir les différents protagonistes se nourrir régulièrement ou de voir de la nourriture, des poissons du marché au poulet que la concierge apporte à Tom/Philippe en passant par les plats de pâtes, la charcuterie mangée dans le bateau… Tout un art de vivre culinaire est à l’écran, sans insister mais présent comme une évidence.
De même, l’économie italienne est présente par l’évocation régulière de la conversion entre dollar américain et lire italienne. Il apparaît bien que la valeur de la monnaie du pays méditerranéen est considérablement plus faible que celle de la devise américaine puisque 1 500 $ valent plusieurs centaines de milliers de lires. L’Italie correspond alors au lieu de villégiature exotique comme peuvent l’être des pays du Sud économique d’aujourd’hui et dans lesquels les riches Européens ou Américains vivent confortablement, avec du personnel de maison, tout en dépensant finalement peu. Et pour mieux comprendre cela, la visualisation des billets italiens ne manque pas de faire sourire avec des billets dont la taille croit en fonction de la valeur faciale, comme s’il fallait davantage de papier quand la valeur du billet augmentait !
Il y a enfin une représentation de la sécurité tout à fait étonnante dans le film. La plus caractéristique est la manière de fermer les portes à clé en déposant ensuite celle-ci dans une ouverture située juste à côté de la porte, sans même une dissimulation minimum, rendant la clé accessible à quiconque. Cette séquence se reproduit plusieurs fois. Une telle représentation doit interroger le spectateur d’aujourd’hui qui n’oserait pas partir de chez lui sans fermer tous ses verrous ! Or le film se passe en Italie dont la réputation est celle du vol de tout ce qui peut l’être. Le film témoigne donc d’une réalité différente dans ces années 1950, réalité crédible à partir du moment où les spectateurs n’auraient pas pu ne pas réagir négativement si cela n’avait pas été possible. Ce qui est d’ailleurs présent à l’écran en 1960, date de sortie du film en France, l’était dans la vie de chaque citoyen laissant son vélo sans mettre d’anti-vol ou laissant sa clé de maison sous le pot de fleur, quand il fermait sa maison. Cette représentation ne dit pas qu’il n’y avait pas de vol ni qu’il n’y avait pas de cambriolage. Elle témoigne juste de l’absence de ce fameux “sentiment d’insécurité” et aussi certainement d’un plus grand respect des biens d’autrui, les vols étant l’affaire des “professionnels” et non de tout à chacun !

Plein soleil est donc un film admirable, par sa mise en scène, par la manière de tenir le récit de bout en bout, mais aussi, et peut-être surtout, par ce témoignage de son époque qu’il laisse aux spectateurs d’aujourd’hui.


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