Par Olivier Dujardin
Note Renseignement, Technologie et Armement du Cf2R N°89 / Septembre 2024
En ce début septembre 2024, les États-Unis ont ouvert la voie d’une possible fourniture à l’Ukraine de missiles AGM-158 JASSM. Ces missiles appartiennent à la même catégorie que les SCALP/STORM SHADOW franco-britanniques, les TAURUS allemands, ou encore les Kh-59M et Kh-69 russes. Ce sont tous des armes air-sol subsoniques ayant une portée variant de 250 à 900 km, avec une signature radar réduite, ce qui les rend plus difficiles à détecter.
Cependant, la fourniture de missiles AGM-158 à l’Ukraine pourrait engendrer des problèmes qui ne se sont pas posés avec la livraison des missiles SCALP/STORM SHADOW. Ces préoccupations ne concernent pas le débat sur le droit de l’Ukraine à frapper des cibles sur le territoire russe en profondeur. Étant donné que la Russie frappe l’ensemble du territoire ukrainien, l’Ukraine a en effet le droit de riposter de la même manière. La question est ailleurs et réside dans un risque spécifique que cette livraison pourrait engendrer, un risque qui n’a que peu été évoqué jusqu’à présent.
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AGM-158 JASSM : UNE APPROCHE DIFFÉRENTE DE SES CONCURRENTS
Si les performances globales de l’AGM-158 JASSM sont comparables à celles de ses concurrents, ce missile se distingue par une approche très particulière, typiquement « américaine ». Alors que les autres missiles de sa catégorie, comme les SCALP/STORM SHADOW ou les TAURUS, privilégient une trajectoire en très basse altitude pour suivre le terrain de près et échapper ainsi à la détection, les États-Unis ont misé sur une autre stratégie pour assurer la survie de leur missile : la discrétion radar.
Cette approche se traduit par un choix de vol à une altitude bien plus élevée que celle de ses concurrents. Tandis que ces derniers évoluent à quelques dizaines de mètres au-dessus du sol, le JASSM vole à plusieurs centaines de mètres de hauteur. Ce choix a une conséquence opérationnelle majeure : la programmation des missions avec le JASSM est beaucoup plus simple et ne nécessite pas de modèles 3D de terrain précis, contrairement à ses homologues.
En pratique, cela signifie que, là où les missiles SCALP/STORM SHADOW requièrent l’appui des donateurs, et donc leur approbation implicite des cibles, les JASSM pourraient potentiellement être programmés directement par les Ukrainiens, sans besoin d’un soutien extérieur.
En conséquence, les Ukrainiens pourraient sélectionner eux-mêmes les cibles à viser, ce qui pourrait compliquer l’imputabilité des frappes. D’un point de vue opérationnel, l’AGM-158 JASSM est en réalité moins sophistiqué qu’un missile SCALP et il n’y a aucune preuve que sa « furtivité » soit supérieure. En fait, compte tenu de sa trajectoire de vol plus élevée, et donc plus exposée, il est probable qu’il soit plus facilement interceptable. En fin de compte, son impact opérationnel dépendra davantage des quantités livrées que des qualités intrinsèques du missile lui-même.
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UNE ERREUR D’IMPUTABILITÉ AUX CONSÉQUENCES POTENTIELLEMENT DÉSASTREUSES
À ce jour, Washington n’a pas précisé la version du missile AGM-158 JASSM qu’il envisage de livrer à l’Ukraine. Cependant, il est probable qu’il s’agisse de la version A, la plus ancienne, avec une portée de 370 km. Même avec cette portée « limitée » comparée à celle de la version B, cela permettrait aux Ukrainiens de frapper plus en profondeur que ce que les SCALP/STORM SHADOW leur permettent jusqu’à présent. Paris et Londres ont en effet toujours veillé à « brider » l’emploi de ces missiles pour qu’ils ne puissent cibler des objectifs situés à plus de 250 km en territoire russes.
Avec une portée de 370 km, l’oblast de Kaliningrad serait à la portée des forces ukrainiennes, ainsi qu’une grande partie du sud de la Russie à partir de la mer Noire, menaçant les oblasts de Krasnodar, de Stavropol et les petites républiques environnantes.
Ce ne serait pas une première pour les Ukrainiens qui frappent déjà régulièrement en profondeur avec des drones modifiés en missiles ou même avec des ULM transformés. Cependant, ces frappes ont un impact militaire limité et l’origine des tirs ne fait aucun doute. Avec les missiles JASSM, la situation serait différente. Outre les États-Unis, en Europe la Pologne et la Finlande possèdent également ce missile. Si l’oblast de Kaliningrad était touché par un JASSM, comment les Russes pourraient-ils identifier l’auteur du tir ? Cela pourrait en effet provenir des Polonais, qui disposent des mêmes modèles.
De même, en mer Noire, il serait difficile de déterminer si l’appareil ayant tiré le missile est un F-16 ukrainien, cherchant à échapper aux radars en survolant la mer à basse altitude, ou un F-16 américain ayant décollé de Roumanie. Cette ambiguïté pourrait ainsi offrir aux Polonais ou aux Américains une opportunité d’aider les Ukrainiens sans en assumer pleinement la responsabilité.
Le véritable enjeu réside dans la perception des autorités russes. Si elles en viennent à accuser la Pologne ou les États-Unis d’une attaque directe, que ce soit fondé ou non, les conséquences devront être assumées car il sera presque impossible de prouver l’origine exacte du tir.
Le risque d’escalade croît avec l’augmentation de la portée des armes livrées par les Occidentaux car les sources d’ambiguïté se multiplient exponentiellement. C’est probablement pour cette raison que ces derniers font preuve d’autant de retenue, craignant une escalade non désirée. La question n’est pas de limiter les capacités des Ukrainiens, mais de prévenir une escalade du conflit due à un malentendu.
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QUELLE SOLUTION POUR LES UKRAINIENS ?
Une des solutions envisageables pour éviter les ambiguïtés et les risques d’escalade serait de développer une arme spécifique, parfaitement identifiable, uniquement destinée aux forces ukrainiennes. Ce missile reprendrait une grande partie des technologies existantes, mais comporterait des modifications suffisamment distinctes pour qu’aucune confusion ne soit possible quant à son origine. En outre, les droits de propriété intellectuelle de ce missile devraient appartenir aux Ukrainiens, leur permettant de le produire en toute autonomie et selon leurs besoins.
Pour garantir la continuité de la production, ce missile pourrait être fabriqué en dehors de l’Ukraine par une entreprise ukrainienne, à l’abri des bombardements russes. Cette solution, bien que relativement longue à mettre en place et nécessitant d’importants financements, pourrait s’intégrer dans l’aide financière déjà accordée à Kiev par les pays occidentaux. Le processus ne serait pas particulièrement compliqué, surtout si l’on s’appuie sur l’expertise existante des fabricants de missiles en Occident.
Cependant, cette option présente un inconvénient majeur pour les pays occidentaux : elle créerait un nouveau concurrent sur le marché international des missiles. Un missile ukrainien, développé avec des technologies occidentales, potentiellement beaucoup moins coûteux à produire, pourrait devenir une menace sérieuse pour les grands fabricants de ce type d’armes en Europe et aux États-Unis, mettant en danger leur position dominante sur ce marché stratégique. Cela aurait également pour effet de les priver de certains contrats pour le renouvellement des stocks cédés.
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Dans le cas présent, Washington imposera probablement certaines limites à l’utilisation des JASSM. Seront interdit certains axes d’attaques pour éviter toute ambiguïté et pour être certain que Kiev respecte les règles, les missiles seront livrés au fur et à mesure au compte-goutte afin de limiter les risques en cas d’utilisation non autorisée.
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Le débat autour de la cession aux Ukrainiens de missiles longue portée leur permettant de frapper profondément à l’intérieur du territoire russe néglige souvent la question cruciale de l’imputabilité des frappes. Pourtant, c’est un aspect majeur, car c’est l’un des facteurs qui pourraient potentiellement transformer un conflit régional en une guerre mondiale. Le véritable enjeu ne réside pas tant dans la distance de frappe en elle-même, mais plutôt dans le seuil à partir duquel les risques d’ambiguïté deviennent trop élevés.
Paris et Londres ont réussi à contourner ce problème avec leurs missiles SCALP/STORM SHADOW en conservant le contrôle des cibles. Cette approche leur permet de maîtriser les axes et les distances de tir, évitant ainsi tout risque de confusion quant à l’origine des frappes.
Certes, des solutions existent pour contourner ce problème d’imputabilité, mais il n’est pas certain que le complexe militaro-industriel occidental soit prêt à faire de tels sacrifices. En effet, la création d’armes spécifiques pour l’Ukraine pourrait mettre en danger la position dominante des industries de défense occidentales sur le marché international tout en la privant des revenus substantiels tirés du conflit en cours. De plus, il n’est pas certain que cette guerre soit perçue comme suffisamment « existentielle » pour justifier de tels risques de la part des pays occidentaux.
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