Europe – Un tiers de colère, deux tiers de chaos

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Crise politique européenne

Tribune de Julien Aubert

La presse européenne s’inquiète de la panne du moteur franco-allemand, au moment où l’italien Mario Draghi pousse un cri d’alarme sur le déclassement du continent et la nécessité de passer une nouvelle étape fédérale en contractant une dette au plan européen pour investir massivement. 

Le médecin Draghi aurait dû cependant évaluer la dangerosité de la potion qu’il prescrit à l’Europe chancelante. En effet, qui dit « super-emprunt européen » dit dépossession des parlements nationaux des outils de souveraineté financière, puisqu’une part croissante des ressources serait gérée au niveau supérieur, par la Commission, instance non-élue. Or, en Angleterre, en France et aux Etats-Unis, la naissance et le développement des Parlements ont été étroitement lié à la nécessité d’obtenir le consentement des contribuables pour lever l’impôt personnel. Ce fut le cas en 1215 en Angleterre, avec la création du grand Conseil (qui deviendra Parlement) et en 1302 en France, avec la création des États généraux par Philippe le Bel. 

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En d’autres termes, la solution Draghi viendrait affaiblir encore plus les démocraties nationales, alors que le cœur du problème franco-allemand est justement… le bon fonctionnement des démocraties.

Commençons par l’Allemagne. Depuis le départ d’Angela Merkel, la crainte d’une paralysie politique est régulièrement mise en avant, au fil des rebondissements qui ont suivi son départ. En 2021, les résultats législatifs avaient donné des résultats très serrés, le centre gauche du SPD ayant recueilli 25,7 % des suffrages, devançant de peu l’union conservatrice CDU-CSU, qui accusait un score historiquement bas, de 24,1 %. L’Allemagne s’est dotée alors d’une baroque coalition SPD-Verts et Parti libéral-démocrate (FDP), qui tire à hue et à dia depuis deux ans. 

Bilan : alors que les élections législatives sont prévues l’an prochain, l’extrême-droite (AfD) a remporté, avec plus de 33 % des voix une élection régionale dans le land de Thuringe, devant les conservateurs (24,3 %). Le SPD d’Olaf Scholz y enregistre son pire résultat dans un scrutin régional, avec un score de 6,1%. La percée de l’AFD ne se limite pas à ce land puisqu’il talonne les conservateurs en Saxe (30,6% contre 31,9%). La réaction de Scholtz a été de proposer que « tous les partis démocratiques » s’allient en Thuringe pour barrer la route de l’AfD, choisie par un tiers des électeurs. 

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En France, la possible victoire du RN aux élections législatives de juin 2024 – qui a rassemblé lui aussi un tiers des voix – a suscité justement la constitution d’un front républicain de bric et de broc qui a permis d’aboutir à un Parlement coupé en trois où personne ne peut gouverner seul mais où chacun peut empêcher le voisin de tenter de le faire. Grande est la tentation d’imiter Scholtz et de constituer une « grande coalition » allant de la gauche à la droite, afin de produire de la cohérence là où il n’y en a plus. Comme si cela ne suffisait pas au tableau, le RN ou le Modem, pourtant dans des camps opposés, réclament la proportionnelle, c’est à dire la pérennisation d’un modèle instable. 

Qu’il s’agisse de la rive gauche ou droite du Rhin, la tectonique est identique : affaiblissement des partis centraux au profit d’une poussée des partis hors-système et tentation de colmater la brèche en organisant des digues idéologiquement incohérentes tout en diabolisant. Pour l’instant, cela n’a aucun effet sur les scores du RN comme de l’AfD, mais cela mine l’essence même de ce qu’est la démocratie : comme le disait Philippe Séguin, pour qu’il y ait une démocratie, il faut qu’existe un sentiment d’appartenance communautaire suffi­samment puissant pour entraîner la minorité à accepter la loi de la majorité. Or, si des minorités nie la possibilité d’une alternance, et s’organisent pour l’empêcher, que reste-t-il de ce contrat tacite ?

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Dans ces conditions, Monsieur Draghi devrait plutôt réfléchir à comment restaurer le principe de responsabilité au niveau national, qui s’applique au budgétaire comme au reste. Aucun grand plan européen ne sera possible en le fondant sur des piliers rongés par les termites. 

Il n’est pas anodin qu’en 2023, la Cour constitutionnelle allemande ait censuré le budget d’Olaf Scholtz en mettant en lumière les tours de passe-passe budgétaires par lesquels l’Allemagne s’octroyait des dépenses hors budget équivalant à 9% de son PIB. 

Il n’est pas non plus anecdotique qu’en France, on s’inquiète d’une procédure pour déficit excessif alors que le président de la Cour des comptes a prévenu que « Ce serait sans doute le budget le plus délicat de la Ve République » avec le risque d’« un décrochage massif par rapport à nos engagements et à nos partenaires européens. Et donc en 2027, nous n’aurions pas 3 %, de déficit, comme ce que nous avons indiqué à l’Europe, mais beaucoup plus. Nous n’aurions pas 110 % de dette publique, ce qui est déjà trop, mais 124 %. Nous devons impérativement maîtriser notre dette, sans quoi notre situation budgétaire, déjà sérieuse, voire préoccupante, pourrait devenir dangereuse ».

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On l’aura compris : il faut résoudre le problème démocratique – la montée de la colère – au plan national pour résoudre le problème budgétaire national et éventuellement ensuite penser au plan européen. La déresponsabilisation nationale du fait d’un centralisme européen excessif fait partie du problème. Comme l’avait prédit Séguin en 1992, « le pouvoir qu’on enlève au peuple, aucun autre peuple ni aucune réunion de peuples n’en hérite. Ce sont des technocrates désignés et contrôlés encore moins démocratiquement qu’auparavant qui en bénéficient et le déficit démocratique, tare originelle de la construction européenne, s’en trouve aggravé. »

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