Tribune de Julien Aubert
Israël fait la guerre. Une guerre dans la bande de Gaza, menée contre le mouvement sunnite du Hamas. Une guerre désormais au Liban, où Tel-Aviv frappe sans relâche le mouvement chiite du Hezbollah. A travers ces deux acteurs non-étatiques, c’est bien entendu leur financeur le plus farouchement opposé à l’existence de l’état d’Israël qui est visé : l’Iran.
Ce qui frappe, cependant, c’est que cette violence semble s’exercer sans retenue, sans surmoi, en repoussant les limites de la guerre conventionnelles. C’est comme si un verrou mental avait sauté le 7 octobre, date d’un attentat marqué par une sauvagerie inouïe qui a ébranlé la société israélienne. Elle a invalidé la stratégie de dissuasion israélienne et ouvert la voie à la loi du Talion.
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Les conséquences politiques, morales et juridique sont terribles. Depuis que l’État hébreu a déclenché sa contre-offensive à Gaza, on sait que l’éradication du Hamas, même en tenant compte de l’inévitable manipulation des images, a eu des conséquences effroyables pour la population civile : le Hamas a parlé de 38 000 victimes, le Lancet lui a avancé le chiffre de 186 000 morts soit 7 à 9% de la population totale, en tentant d’évaluer les victimes indirectes. Les jours se suivent et les victimes collatérales sont légion, comme lorsqu’en août, l’école Al-Tabi’een qui servait d’abri à environ 250 personnes déplacées, dont une majorité de femmes et d’enfants, a été frappée par un missile. Le mot terrible de génocide a été accolé à celui d’Israël par des rapporteurs de l’ONU.
Face au Hezbollah, Israël a eu recours à une nouvelle manière de faire la guerre en piégeant les bippeurs et les talkies-walkies du Hezbollah. On ne peut qu’être saisis – et honteusement admiratifs – de la terrible efficacité de cette opération. Ici, ce n’est pas tant la cible qui pose problème, mais le modus operandi, qui se rapproche plus des méthodes terroristes que du droit de la guerre. Le droit international interdit en effet l’utilisation d’appareils piégés ayant l’apparence d’objets inoffensifs a insisté devant le Conseil de sécurité le haut-commissaire de l’ONU aux droits de l’homme, Volker Türk, en pointant du doigt que ces instruments pouvaient frapper des civils sans discernement.
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A ces offensives, il faut ajouter les assassinats ciblés, comme le plus haut gradé des Gardiens de la révolution iraniens, le général Sayyed Razi Moussavi, à Damas (25 décembre 2023), le numéro deux du Hamas, Salah al-Arouri (2 janvier 2024), Fouad Chokr, numéro 2 du Hezbollah (le 30 juillet 2024), le chef politique du Hamas palestinien Ismaïl Haniyeh (31 juillet 2024), ou encore récemment l’un des chefs militaires du Hezbollah, Ibrahim Aqil (20 septembre 2024).
L’impression générale est que l’État hébreu, confronté pendant des décennies à des adversaires non-étatiques insaisissables pratiquant la dissuasion du faible au fort, a décidé de changer radicalement de tactique et de rendre coup pour coup en utilisant les mêmes méthodes que ses adversaires.
On se souvient qu’Israël avait subi en 2006 un revers en tentant de bouter le Hezbollah par des moyens traditionnels hors de la frontière libanaise. Jusqu’alors en effet, Israël et Hezbollah scénarisaient leur affrontement sans jamais déclencher de conflit lourd. 2006 a tout changé après la mort d’une patrouille israélienne attaquée par la milice chiite.
Notons que c’est également après 2006 que Tel-Aviv a déclenché l’opération Plomb durci à Gaza qui a causé 1330 morts dont 67% de civils.
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Cette fois-ci, Tel-Aviv est prêt à risquer la guerre régionale, au risque aussi de compliquer le sort des otages encore aux mains du Hamas.
Cette évolution pose un redoutable défi juridique à l’Occident et l’ordre international. C’est en effet sur le continent européen qu’est né le droit humanitaire, et l’ambition d’empêcher la guerre d’être sans limites. C’est ainsi qu’on s’est accordé sur le fait qu’on ne pouvait pas tirer sur des ambulances ou faire travailler des prisonniers de guerre. C’est sur le continent américain qu’est né le droit de la Charte qui encadre le recours à la force. Jusqu’ici, il arrivait à Israël de respecter le premier tout en violant le second pour faire la guerre au Hezbollah ou au Hamas, qui violaient allègrement le premier au nom du respect du second, et notamment le droit à un État palestinien. Désormais, plus rien ne tient et plus personne ne semble vouloir respecter la moindre contrainte juridique dans ce qui tourne au pugilat géopolitique. Il n’y a plus un État occidental confronté à un voyou mais deux voyous.
Le soutien de l’Occident à Israël le met donc dans une situation de plus inconfortable, celui-ci remettant en cause les règles juridiques et les principes qui caractérisent l’appartenance au club des démocraties modernes. Voilà qui ne lasse de susciter de l’incompréhension, notamment dans le monde arabe.
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Cette dégradation pose un second problème, politique celui-ci : une fois sans limites, la guerre finit par se perpétuer pour elle-même et n’est plus au service d’un quelconque objectif. Le recours intensif aux moyens non-conventionnels plus ou moins légaux font qu’on assiste à des conflits qui ne peuvent déboucher sur des victoires militaires franches, mais plutôt sur une guérilla sans fin. Un cycle pur de vengeance, exactement comme en Algérie où des atrocités furent commises de part et d’autre.
Israël ne peut ignorer qu’en agissant ainsi, elle crée des générations arabes haineuses qui n’accepteront jamais de cesser le combat. Au vu des difficultés à vaincre le Hamas, il est clair pourtant qu’elle ne désarmera pas le puissant Hezbollah, qui dispose de plusieurs dizaines de milliers de soldats et près de 150 000 missiles. En sens inverse, Hamas ou Hezbollah font de la destruction d’Israël leur seul objectif, en sachant pertinemment que militairement cette ambition est illusoire.
En toile de fond, la possible entrée en guerre de l’Iran, état nucléarisé, fait craindre un emballement subit du conflit.
Enfin, il y a un troisième problème d’ordre moral. Dans ce conflit, au fil des représailles et des contre-offensives, il devient difficile de déterminer le camp du juste de l’injuste. Si Israël frappe préventivement au Liban, c’est parce que le Hezbollah préparait une attaque de grande ampleur. Si le Hezbollah se préparait, c’est parce qu’Israël a envahi Gaza pour détruire le Hamas. Si le Hamas a commis un attentat horrible l’an dernier, c’est à cause de la colonisation israélienne. Or, comme disait Jean-Louis Bourlanges, au lendemain du 7 octobre : « La violence du Hamas est sans excuse, mais pas sans cause ». On peut ainsi remonter jusqu’au péché originel, le plan de paix de l’ONU de 1948.
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L’escalade est-elle sans fin ? Quelques espoirs subsistent : que la violence côté israélien ait un objectif politique, à savoir la mort des commanditaires du 7 octobre, exactement comme Israël avait méthodiquement vengé les assassins des athlètes de Munich et qu’une fois cet objectif atteint, elle s’arrête ; que les prochaines élections américaines permettent d’avoir un président capable de retenir le bras de Netanyahou ; que l’Iran n’ose pas répliquer de peur de fragiliser son statut nucléaire.
S’agissant de la France, qui a connu dans sa chair, en Algérie, le drame d’un conflit où chacun veut le départ de l’autre, il ne nous reste que les principes, à défaut de leviers. La légitime défense est acceptable lorsqu’elle est proportionnelle au danger et simultanée d’une attaque. On n’effacera pas les revendications des arabes palestiniens en les passant sous silence, mais en les examinant dans un esprit de générosité et de justice. Et la seule façon d’enrayer le nationalisme palestinien, c’est de supprimer l’injustice dont il est né. En d’autres termes, de faire enfin naître un État palestinien.
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