Spécial 80e anniversaire de la Libération : L’opération « Jassy-Kichinev[1] » (20-29 août 1944)

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80e anniversaire de la Libération
Troupes du 3e front ukrainien avec le soutien des chars T-34-76 menant une offensive lors de l’opération Jassy-Kishinev en août 1944. Photomontage “Labo IA” Le Diplomate.

Par Sylvain Ferreira

Cette opération déclenchée le 20 août 1944 sur le flanc sud du front de l’Est demeure « confidentielle » par rapport à l’opération « Bagration[1] » déclenchée deux mois auparavant. Pourtant, elle représente elle aussi un cas d’école de bataille en profondeur et de maîtrise de l’art opératif face au Heeresgruppe Südukraine du général Friessner. Elle va par ailleurs apporter à l’URSS une victoire déterminante qui l’amènera aux portes de la Hongrie et de la Bulgarie et elle fera basculer la Roumanie, jusqu’alors fidèle alliée du Reich, dans le camp des Alliés.

L’attaque

Le 20 août à 7 heures, la première phase de la vaste préparation d’artillerie soviétique commence, s’étendant sur 90 minutes. Afin de tromper les forces germano-roumaines quant à leurs véritables intentions, les Soviétiques procèdent à des bombardements de diversion sur d’autres secteurs qui ne sont pas ciblés par l’offensive. Simultanément, l’aviation soviétique mène des missions de bombardement visant à désorganiser l’ensemble du système de commandement allemand et roumain ainsi que les voies de communication routières et ferroviaire pour empêcher tout déploiement rapide des renforts. Le bombardement est particulièrement intense au nord-ouest de Iași et au sud de Tiraspol. Lorsque l’infanterie soviétique lance son assaut, certaines divisions roumaines sont déjà au bord de l’effondrement. Dans le secteur de l’Armeegruppe Wöhler, deux divisions roumaines abandonnent leurs positions sans combattre. Dès 11 heures, la 27e armée atteint la Bahlui. Malgré l’envoi de réserves allemandes pour combler la brèche, les Soviétiques parviennent à percer facilement dans le secteur de la 52e armée, atteignant les faubourgs sud de Iași en fin d’après-midi. Cette percée permet d’engager la 6e armée blindée près de Podu Iloaiei-Cacazarenti. À la fin de la journée, les blindés soviétiques ont franchi la troisième position défensive près de Popesti-Pausesti. À droite, au nord de Târgu Frumos, la 7e armée de la Garde et le groupe mixte de Gorshkov sont également engagés vers le sud en direction de la Siret. Au sud de Tiraspol, l’attaque du 3e Front d’Ukraine frappe judicieusement la jonction entre la 6. Armee allemande et la 3e armée roumaine. Si le flanc de l’armée allemande résiste, les unités roumaines s’effondrent, créant une brèche que le commandement soviétique commence à exploiter en fin de la journée. Cependant, l’étroitesse de la tête de pont ralentit l’introduction du 7e corps mécanisé, englué dans un embouteillage jusqu’au lendemain. L’attaque de la 46e armée sur le flanc gauche est également un succès. Les Soviétiques percent le front sur 40 km de large malgré une forte résistance allemande dans le secteur de la 57e armée. À la fin de la journée, Friessner pense encore qu’il fait face à des attaques de diversion et se prépare à recevoir le choc principal sur le secteur de Kishinev.

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Le 21 août, la 27e armée progresse plus en profondeur dans le dispositif de la 8. Armee, tandis que la 52e armée attaque Iași, alors que le 48e corps de fusiliers perce vers le sud-est pour atteindre Huși. Sur le flanc droit, Malinovski engage la 7e armée de la Garde et le groupe mixte de cavalerie-blindé de Gorshkov. La situation de l’Armeegruppe Wöhler devient de plus en plus critique. Les positions roumaines entre Iași et Târgu Frumos s’effondrent, et les Soviétiques avancent désormais dans la vallée de la Prut. La 6e armée blindée de Kravchenko se trouve alors à plus de 80 km de son point de départ. Dans le secteur de Tolboukhine, les 37e et 46e armées ont réalisé un bond en avant de plus de 30 km, place désormais à l’exploitation dans la profondeur. À 9 heures, le 4e corps mécanisé de la Garde est engagé au sud de la ligne Polayaska-Chobruchu et marche sur Tarutino. Dans la soirée, Antonov, qui dirige le directoire des opérations de la STAVKA, rappelle aux commandants de front qu’ils doivent concentrer leurs efforts pour encercler les forces du « groupe Kishinev ». Pendant la nuit, le volet amphibie de l’opération débute. Le groupe du général Bakhtine débarque dans l’estuaire du Dniestr. La 259e division de fusiliers capture Palanka tandis que le reste du groupe prend la ville et la forteresse d’Akkerman au matin du 22 août. Le 22 août, à 12h30, la 52e armée s’empare de Iași, les derniers défenseurs ayant reçu l’ordre d’évacuer. Simultanément, la 6e armée blindée s’approche de Vaslui. Partout, le front germano-roumain s’effondre, et les Allemands rassemblent des éléments de la 13. Panzer-Division pour tenter de tenir les principaux points de passage sur la Prut à Leușeni, Leova et Felciu. Sur la rive droite, ils essayent également de stopper l’avance de la 52e armée et du 18e corps blindé chargés (6e armée blindée) de prendre Huși. Dans la zone de la 46e armée, l’encerclement des divisions roumaines de la 3e armée progresse vers le nord et le nord-ouest, tandis que le groupe de Bakhtine s’enfonce vers le sud-ouest. Au cours de la nuit, pour affaiblir encore davantage le « groupe Kishinev », la 5e armée de choc passe à l’offensive depuis le nord et l’est. Dès le lendemain, le 26e corps de fusiliers de la Garde entre dans Kishinev tandis que le 32e corps de fusiliers atteint la rivière Byk et coupe la voie ferrée Kishinev-Bendary.

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Le 23 août, le 18e corps blindé mène des combats acharnés contre les restes de la 79. Infanterie-Division et la 2e division de montagne roumaine, soutenues par une trentaine de Panzer et canons d’assaut. Le 18e corps blindé parvient à repousser les forces de l’Axe et atteint, en fin de journée, le secteur de Țepeluşti ainsi que les faubourgs ouest de Huși. En parallèle, les avant-gardes blindées du 3e Front d’Ukraine approchent également de la Prut près de Leușeni. Le 7e corps mécanisé avance par le sud, tandis qu’une brigade blindée du 4e corps mécanisé s’empare d’un point de franchissement sur la Prut au nord de Leova. Sur le plan politique et stratégique, la journée est marquée par la chute du gouvernement de Ion Antonescu à Bucarest, renversé par un coup d’État symboliquement dirigé par le roi Michel de Roumanie. Le roi soumet immédiatement la reddition de son pays aux Alliés et ordonne à l’armée roumaine de cesser le combat contre l’Armée rouge. Cette défection accélère l’effondrement du Heeresgruppe Südukraine.

Le 24 août au matin, les forces des deux fronts soviétiques se rejoignent à Leova, refermant ainsi l’encerclement sur ce qui reste des cinq corps allemands du « groupe Kishinev » qui n’ont pas pu se replier à temps. Les pointes blindées du 2e Front d’Ukraine foncent maintenant vers Bacău, Bârlad et Tecuci. Le cercle autour des unités allemandes s’élargit à 80 km. Avec la fin de la première phase de l’opération, la STAVKA ordonne à Malinovski et Tolboukhine de concentrer leurs efforts à l’extérieur de la poche et de continuer le combat jusqu’à la défaite totale des forces allemandes en Roumanie. De plus, la STAVKA demande à ce que les unités roumaines qui se rendent ne soient pas désarmées, à condition qu’elles soient prêtes à rejoindre la lutte commune. Le bombardement de Bucarest par la Luftwaffe ce même jour pousse une grande partie des soldats roumains à se retourner contre leurs anciens alliés. Deux jours plus tard, la Roumanie déclarera officiellement la guerre au IIIe Reich.

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Les 25 et 26 août sont marquées par l’avancée des troupes blindées soviétiques : d’un côté vers Bolgrad, Kilia, et Remi, qui tombent aux mains des soldats de Tolboukhine, et de l’autre, par la progression de la 6e armée blindée en direction de la Trouée de Focșani, soutenue par la 52e armée. Pendant ce temps, les unités allemandes encerclées tentent de percer les lignes soviétiques à hauteur de Huși. En raison d’une erreur de coordination entre les deux fronts soviétiques, environ 70 000 hommes parviennent à s’extraire de la poche en contournant la 52e armée. Toutefois, cette bévue n’aura pas de conséquence à moyen terme, car l’engagement des réserves soviétiques (25e division de fusiliers de la Garde) et l’action de la majorité de la 52e armée couperont définitivement la route des Carpates aux Allemands. La 6. Armee a alors cessé d’exister pour la seconde fois depuis sa destruction à Stalingrad. Jusqu’au 29 août, les Soviétiques exploitent leur avantage. La 6e armée blindée atteint les contreforts des Carpates et s’empare de la Trouée de Focșani, ainsi que de Ploiești et Bucarest. Partout, les forces allemandes sont balayées, avec de nouvelles divisions encerclées et capturées, foudroyées par la rapidité de l’avancée des chars de l’Armée rouge. À la fin du mois d’août, il ne reste plus que sept divisions allemandes sur le flanc droit et face au centre du 2e Front d’Ukraine. Sur le littoral de la mer Noire, toute résistance allemande s’est littéralement désintégrée.

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Un modèle d’opération

À l’image des offensives menées en juin et juillet 1944 en Biélorussie et en Pologne, l’opération « Jassy-Kichinev » est un succès retentissant pour les Soviétiques. Pour la deuxième fois en moins de 20 mois, ils viennent de détruire la 6. Armee allemande, capturant plus de 106 000 prisonniers, dont 2 commandants de corps d’armée et 12 généraux de division. À ces prisonniers s’ajoutent environ 40 000 morts et disparus allemands. Les pertes roumaines sont estimées à environ 8 000 morts, près de 25 000 blessés et 170 000 prisonniers, dont tous ne seront pas relâchés par les Soviétiques après le changement de camp de la Roumanie. Enfin, après seulement trois jours de combats, l’opération a entraîné le basculement de la Roumanie dans le camp des Alliés. Les Soviétiques, pour leur part, ont perdu un peu plus de 13 000 hommes (morts ou disparus) et environ 54 000 blessés. D’un point de vue opératif, cette opération est également un modèle de double enveloppement, ce qui lui vaudra le surnom de « Iași-Kishinev Cannes[2] » en référence à la célèbre victoire d’Hannibal contre Rome en 216 av. J.-C. C’est une ironie du sort pour les stratèges allemands et prussiens qui, depuis Frédéric le Grand, avaient érigé – de manière irrationnelle – cette bataille au rang de bataille parfaite sans jamais pouvoir la reproduire. Avec « Jassy-Kichinev », les Soviétiques leur ont montré comment la reproduire de manière quasi-parfaite.

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  1. 1 https://www.youtube.com/watch?v=ermgUMN2m_U&t=2s
  2. 2 Chisinau en roumain. Aujourd’hui capitale de la Moldavie
  3. 3  http://wwii-soldat.narod.ru/OPER/ARTICLES/027-kishenev.htm


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