Grand entretien avec Jean-Baptiste Noé : « Que vivent les Humanités ! »

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Jean-Baptiste Noé et les humanités

Jean-Baptiste Noé est historien et écrivain. Il est rédacteur en chef de la revue de géopolitique de référence Conflits. Il est l’auteur de nombreux ouvrages consacrés à la géopolitique et à l’histoire de l’économie.

Dans cet entretien exclusif pour Le Diplomate, Jean-Baptiste Noé évoque la sortie, le 3 octobre, prochain de son nouveau livre Que vivent les Humanité !

Dans ce vibrant plaidoyer, l’auteur démontre pourquoi les humanités sont indispensables à la vie des hommes et au bon fonctionnement des sociétés notamment dans ce monde d’aujourd’hui en mutation rapide et de plus en plus marquée par la technologie, le numérique et l’intelligence artificielle.

Propos recueillis par Angélique Bouchard

Le Diplomate : Dans un monde de plus en plus dominé par la technologie et l’IA, quelle place attribuez-vous aux humanités ? Comment peuvent-elles contribuer à équilibrer notre approche face aux innovations technologiques ?

Jean-Baptiste Noé : Alors qu’elles apparaissent souvent comme inutiles, les humanités sont en réalité essentielles dans une société libre et démocratique. Derrière ce terme, d’ailleurs très beau, d’humanités, se retrouvent la littérature, la philosophie, l’histoire, la géographie, c’est-à-dire des disciplines qui permettent de voir, donc de comprendre et d’agir.

C’est sur cette importance du regard que j’insiste dans mon ouvrage, notamment la capacité à lire les paysages, qui sont les figures des humanités transcrites dans la géographie.

Les humanités forment le lien culturel qui unit les générations et les peuples. Quand nous rencontrons pour la première fois des personnes d’autres cultures, d’autres pays, la conversation ne peut se faire qu’en partant de nos partages sur la littérature et la culture de chacun. Les humanités sont donc l’instrument de la rencontre. Elles sont un capital, c’est-à-dire un héritage et une transmission. Face à elles, nous sommes un chainon, qui doit transmettre plus que ce qu’il a reçu. Et parce que les humanités sont un regard, elles permettent la création, qui en grec se dit poesis, c’est-à-dire poésie. Le regard créateur permet l’innovation et le développement technologique. Les humanités ne s’opposent donc pas à la technologie, bien au contraire, elles sont la condition des innovations techniques. 

LD : Vous soutenez l’idée que les disciplines des humanités sont essentielles à l’éducation. Comment plaideriez-vous pour l’intégration accrue des humanités dans les programmes éducatifs face à une tendance mondiale de favoriser les STEM (Science, Technology, Engineering, Mathematics) ?

JBN : Je connais bien ce sujet puisqu’en 2017 j’avais publié un ouvrage nommé Rebâtir l’école, dans lequel j’expliquais que l’invasion des écrans et du numérique à l’école était une erreur. Preuve en était que les stars de l’économie numérique, comme le patron de l’époque de Twitter, scolarisaient leurs enfants dans des écoles sans écran, mais avec des livres. Steve Jobbs lui-même expliquait dans un entretien paru peu de temps avant sa mort qu’il limitait l’usage des écrans à ses enfants à quelques heures le week-end, car cela, disait-il « nuit à leur créativité ». Ce qui n’empêchait pas Apple de nouer de nombreux partenariats financiers avec des établissements scolaires pour leur vendre lesdites tablettes.

Désormais, nous sommes heureusement revenus de cette folie et beaucoup se sont rendu compte que les écrans nuisaient aux enfants. La place du livre est mieux comprise, la place de la culture aussi. En France, cela résiste d’ailleurs plutôt bien puisque les humanités disposent d’un volume horaire conséquent. Ce que l’on étudie en revanche durant ces heures de cours est un autre sujet…

LD : En quoi les études en humanités sont-elles cruciales pour le développement de la pensée critique dans une époque où l’information est instantanément disponible, mais pas toujours vérifiée ?

JBN :  Il faut revenir au regard dont je parlais au début de cet entretien.

Les humanités nous ouvrent à la pensée d’auteurs différents, elles nous font découvrir des mondes ignorés, ceux du passé, des grandes civilisations. C’est ainsi que l’on peut bâtir un véritable regard critique. « Critique » en grec, veut dire « analyse ». Pour pouvoir analyser, il faut disposer d’une intelligence vive, c’est-à-dire d’une capacité à relier les points entre eux, ce que signifie « intelligence ». Tisser des liens, bâtir des correspondances, afin de pouvoir disposer d’un esprit de recul.

À cet égard, on ne pourra jamais redire l’importance qu’il y a à lire les grands auteurs, les grands classiques.

En argument ultime, on peut faire remarquer que les régimes totalitaires se sont toujours attaqués aux humanités : destruction des livres et des bibliothèques, arrestations des professeurs, interdiction de penser, de débattre. S’ils ont combattu les humanités, c’est bien qu’elles représentaient un grave danger pour eux. Raison donc pour lire et pour se nourrir de cette culture. C’est finalement eux qui, par leurs attaques aux libertés, plaident le mieux pour l’importance extrême des humanités.

LD : Vous parlez dans votre livre de la nécessité d’une approche humaniste face aux développements de l’IA. Quels rôles les humanités peuvent-elles jouer pour garantir une utilisation éthique et responsable de l’intelligence artificielle ?

JBN : L’IA est un outil, donc en tant que telle, elle est neutre, ni bonne ni mauvaise. C’est l’usage qu’en font les hommes qui porteront des conséquences positives ou négatives de l’IA. L’éthique se développe par le développement de la raison, par la réflexion, par la méditation de l’histoire et des grands auteurs. On peut espérer que plus les personnes seront cultivées et conscientes de leurs actes, plus elles feront un bon usage de l’IA.

LD : Comment les compétences acquises par l’étude des humanités, comme la réflexion critique, l’analyse historique et l’empathie culturelle, peuvent-elles être valorisées dans le monde professionnel, en particulier dans les secteurs technologiques et commerciaux ?

JBN : Vous parliez à l’instant de l’IA. La robotisation, comme dans le passé, va détruire de nombreux emplois et permettre la création de nouveaux métiers. Or ce qui distingue le robot de l’être humain, c’est la culture. Les humanités ne s’opposent pas à la technologie ou bien aux ingénieurs. Elles sont au contraire indispensables à la bonne réalisation d’un métier technologique ou commercial. « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » disait le médecin Rabelais. Et c’est bien ce qui nous distingue de la machine. Si le robot est animé, il n’a ni âme ni conscience. Et si les ingénieurs et les commerciaux, parce qu’ils n’ont pas bu à la fontaine des humanités, sont eux-mêmes sans culture, s’ils n’ont pas le supplément d’âme de l’intelligence, alors ils vaudront moins que des robots et ils seront balayés.

LD : Pour beaucoup ces disciplines ne servent à rien et n’ont pas de finalités pratiques, ne débouchant pas sur des métiers bien définis. Face à ces arguments et aux pressions économiques et technologiques, quel avenir envisagez-vous pour les disciplines des humanités ? Quels efforts spécifiques doivent être entrepris pour assurer leur survie et leur pertinence dans les décennies à venir ?

JBN : Le premier effort consiste à les faire aimer par ceux qui les défendent. Un acteur comme Fabrice Luchini, par ses lectures des grands auteurs, contribue à faire découvrir et aimer la littérature. Si les mises en scène des opéras et des théâtres ne visaient pas à tout prix à choquer, à heurter, à « casser les codes », beaucoup plus de personnes trouveraient intérêt à s’y rendre.

Le rôle revient aussi aux professeurs. C’est à eux de se former afin de pouvoir transmettre l’amour de leurs disciplines. La transmission est toujours mimétique : c’est parce qu’il voit les autres lire, notamment ses parents, que l’enfant aura, par la suite, envie de la lecture.

Quant à l’avenir des humanités, c’est bien simple : il est corrélé à l’avenir des cités libres et démocratiques. Si les humanités disparaissent, alors les libertés et la démocratie disparaitront aussi.

À lire aussi : IA : Géopolitique de l’avenir


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