Moyen-Orient – Entre Israël et l’Iran, vers une guerre régionale ? L’entretien avec Alain Rodier

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Tensions Israël-Iran
Le bouclier “dôme de fer” israélien a intercepté près de 180 missiles iraniens. Photo DR & Fair-Use Law

Alain Rodier, analyste en renseignement et spécialiste des questions de défense, est un observateur averti des dynamiques géopolitiques au Moyen-Orient. Il est Directeur de recherche au Cf2R. Le 1er octobre, pour la seconde fois depuis cet été, environ 200 missiles ont été tirés par l’Iran sur Israël en riposte aux incursions de l’armée de l’État hébreu au Liban et à l’élimination du chef du Hezbollah. Une attaque terroriste dans le quartier de Jaffa, à Tel-Aviv, a par ailleurs fait au moins quatre morts. Alors que les tensions entre Israël, le Hamas, le Hezbollah et l’Iran s’intensifient, Washington et Tel-Aviv discutent de la nécessité de démanteler les infrastructures militaires du Hezbollah au Liban voire directement de l’Iran. Dans ce contexte explosif, Rodier apporte son analyse sur les implications de ces tensions pour la stabilité régionale, les enjeux stratégiques de l’Iran et le rôle des grandes puissances, notamment des États-Unis, dans cette crise.

Propos recueillis par Mathilde Georges

Le Diplomate : Cette nouvelle attaque balistique de l’Iran sur Israël est-elle une erreur de Téhéran comme le pensent certains observateurs ? Quelle peut être la réplique de l’État hébreu ?

Alain Rodier : Ce n’est pas une erreur, mais un choix délibéré. Ils ont choisi d’agir, car il devenait compliqué pour les mollahs de rester passifs, surtout avec leur allié, le Hezbollah, sous attaque. Des voix commençaient à s’élever, tant du côté du Hezbollah que parmi ses sympathisants, exprimant des critiques sur le fait que « l’Iran ne réagit pas ». Nous saurons plus tard si cela s’avère être une erreur.

De plus, l’efficacité des frappes iraniennes peut être remise en question. Une frappe coûteuse de l’Iran sur Israël n’a fait qu’une seule victime, alors que l’action terroriste par deux individus neutralisés au Sud de Tel-Aviv, a tué plus de monde qu’une opération cher et difficile à mener. Cela pose la question du rapport coût-efficacité.

L’État hébreu a promis une riposte. Il est clair qu’ils prendront leur temps, car ils sont encore profondément engagés à Gaza, en Cisjordanie, au Liban (où la situation est en cours et loin d’être résolue), en Syrie et en Iran. Je pense qu’il y aura inévitablement des frappes en Iran. D’autant plus qu’Israël a mené des actions non conventionnelles en Iran depuis des années, à travers des attentats ciblés et des sabotages. Quelle forme cela prendra-t-il ? Les Israéliens sont peut-être encore en train de décider, mais ils riposteront d’une manière ou d’une autre. Ce n’est pas la première fois qu’il y a des frappes en Iran, que ce soit par l’opération Homo, (éliminations ciblées d’individus), ou par l’opération Arma (frappes contre des infrastructures).

LD : Les États-Unis et Israël semblent alignés sur la nécessité de démanteler les infrastructures du Hezbollah au Liban voire sur une « attaque coordonnée » sur l’Iran. Les Américains semblent avoir abandonné l’option diplomatique pour l’action militaire, bluff ou réalité ?

AR : Les États-Unis se trouvent dans une position très délicate, surtout avec l’élection présidentielle qui approche. En réalité, c’est l’administration Biden qui a décidé de se positionner fermement aux côtés d’Israël. Je pense qu’ils ont été quelque peu confrontés à la réalité. Je rappelle que Biden avait exprimé quelques réserves en début de semaine, indiquant qu’il ne souhaitait pas d’interventions terrestres au Liban.

Dès lors, Israël, sentant cette indécision du côté américain, est passé à l’action. Je dirais que Biden n’avait pas vraiment d’autre choix que de soutenir Israël. Le premier soutien militaire consiste en la participation à l’interception des missiles et autres projectiles lancés par l’Iran vers Israël. Le second aspect est probablement la fourniture d’informations et de renseignements précis concernant le Liban et l’Iran. Je ne pense pas que cela aboutisse à une intervention directe des États-Unis contre l’Iran. Lorsque l’on intercepte des missiles en provenance d’Iran, cela ne constitue pas une intervention contre l’Iran.

Ils se trouvent dans une posture d’attente. L’administration Biden renouvelle son soutien à Israël. Nous allons voir comment les élections américaines va influencer la région, car cela aura forcément un impact.

Si Kamala Harris est élue, ce sera un peu la continuité. Si c’est Trump, alors il pourrait surprendre tout le monde. Nous ne savons pas vraiment ce qu’il fera ; il reste imprévisible.

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LD : Israël fait face à des menaces sur plusieurs fronts, notamment du Hamas et du Hezbollah, soutenus par l’Iran. L’État hébreu a-t-il les moyens de lancer une guerre contre l’Iran et tous ses proxies de « l’arc chiite », quelle forme prendra-t-elle et quelles pourraient être les conséquences pour la région et le monde ?

AR : Israël est déjà très occupé actuellement : Gaza, la Cisjordanie, le Liban, la Syrie. Gaza n’est pas encore stabilisée, et ce qui m’inquiète aussi, c’est la Cisjordanie, qu’on mentionne peu. Je ne les vois pas s’engager dans une guerre totale contre l’Iran. Et qu’est-ce qu’une guerre totale contre l’Iran ? Ils n’ont pas de frontière commune. Ce serait principalement une guerre aérienne visant des sites stratégiques, sans garantie de succès. Une réplique des opérations menées en Syrie, avec des bombardements ciblés et des commandos pour détruire des infrastructures, semble peu probable.

Je pense donc qu’une guerre totale est impossible. Une guerre par procuration, visant à casser le croissant chiite, est plus réaliste. Israël ne va pas envahir l’Iran, et l’Iran ne va pas envahir Israël. Téhéran est un adversaire beaucoup plus redoutable que l’Irak, même les Américains l’ont constaté.

Cette situation n’est pas une guerre de l’Occident contre le monde musulman mais un conflit entre Israël et le monde chiite. Le monde arabo-sunnite, en revanche, observe cette confrontation avec un certain contentement. L’Iran n’est pas apprécié en Arabie Saoudite, en Jordanie, en Égypte, et dans la plupart des pays sunnites. À l’origine, après la révolution islamique, l’Iran avait l’ambition de propager sa politique à l’ensemble du monde musulman. Cet échec n’a pas été oublié par le monde sunnite, bien que l’Iran ait gagné l’Irak, où les chiites sont majoritaires.

Dans des pays comme la Syrie et le Yémen, nous avons affaire à des versions dévoyées du chiisme, ce qui complique encore plus la situation. À terme, même ces alliés pourraient se retourner contre l’Iran si celui-ci continue à rencontrer des difficultés.

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LD : Que signifie pour vous le bombardement israélien en Syrie, il y a quelques jours, de la villa de Maher el Assad, le frère du président syrien ? Est-ce un message pour le pouvoir syrien ?

AR : Maher el-Assad est le frère cadet du président syrien et commande la 4e division de l’armée, une unité d’élite du régime. À mon avis, ce bombardement est un avertissement clair d’Israël à Bachar al-Assad pour qu’il reste en dehors du conflit actuel. Maher el-Assad n’a pas été touché, mais seulement sa maison, ce qui montre bien que les Israéliens savent exactement où ils frappent.

Le message est simple : si Bachar al-Assad ouvre un front sur le Golan, il sera balayé. Il n’a pas les moyens militaires pour répondre à Israël, surtout avec les nombreux problèmes internes qu’il doit gérer. Le nord-est de la Syrie est encore contrôlé par des islamistes sunnites, les Turcs occupent le nord, et les Kurdes, soutenus par les Américains, sont à l’est. Il y a aussi encore quelques zones rebelles dans le pays.

Tout de même, le Hezbollah est un soutien crucial pour le régime syrien, tout comme les milices irakiennes et la Russie. Si le Hezbollah venait à s’effondrer, cela poserait de sérieux problèmes logistiques pour Bachar al-Assad. Les Israéliens préviennent donc gentiment qu’il ne faut pas se mêler des affaires actuelles, sous peine d’aggraver sa situation déjà délicate.

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LD : Israël a démontré depuis quelques semaines, comme le soulignent de nombreux experts, une certaine efficacité dans ses éliminations ciblées notamment contre les chefs du Hezbollah. Mais après un mois de guerre, quel est le bilan de Tsahal sur son front sud contre le Hamas ?

AR : Malheureusement, seuls les Israéliens peuvent réellement répondre à cette question. Comme à leur habitude, ils restent très discrets sur leurs opérations. Même les Palestiniens sont restés relativement silencieux, probablement en attendant de réapparaître. Ce que l’on peut constater, c’est que Tsahal a été très précis dans ses opérations, mais le chef du Hamas à Gaza n’a pas encore été éliminé, ce qui montre que la situation est loin d’être résolue.

Pour l’instant, le Hamas adopte une tactique de « plongée profonde » : ils se terrent dans les tunnels et se cachent dans la population civile, comme un sous-marin tentant d’échapper à des grenades sous-marines. Ils essaient de disparaître des radars israéliens, mais cela ne signifie pas qu’ils sont vaincus.

LD : Le Hezbollah dispose d’un arsenal militaire important, financé et soutenu par l’Iran. Pensez-vous que ce mouvement est prêt à entrer dans une confrontation directe avec Israël ? Si oui, quelles en seraient les conséquences pour le Liban ?

AR : La confrontation avec Israël a déjà commencé, mais le Hezbollah est fortement affaibli. Ses principaux chefs ont été éliminés, et beaucoup d’intermédiaires sont soit disparus, soit gravement blessés, notamment lors de l’opération “Bippers” qui a causé de nombreuses blessures aux yeux. Les échelons supérieurs sont décapités, et les communications ne fonctionnent plus correctement. Ils ne peuvent communiquer efficacement que via des téléphones filaires. Il n’y a plus de chaîne de commandement et de communication clair.

Bien que le Hezbollah puisse encore lancer quelques roquettes depuis le Liban et résister dans certaines zones, il est enfoncé. Cela ne signifie pas qu’il a complètement perdu, car les chiites représentent environ 30 % de la population libanaise. Si Israël tente une nouvelle occupation, cela pourrait déclencher une guerre asymétrique avec une résistance armée locale.

Dans les semaines à venir, le Hezbollah n’est pas en état de mener une véritable bataille au Liban. Israël ne peut pas se permettre de revivre une troisième guerre au Liban, les deux premières n’ayant pas été des succès.

En Syrie, le Hezbollah reste présent, mais pas en capacité de lutter directement contre Israël. Même si l’Iran essaye de le ravitailler, c’est extrêmement compliqué.

En ce moment, je ne crois pas à un embrasement général. L’armée syrienne ne bougera pas, et le monde sunnite observe avec détachement.

Les menaces les plus sérieuses viennent d’Irak, où les milices chiites, soutenues par l’Iran, représentent un danger, surtout pour les bases américaines. L’Iran ne va pas intervenir directement, mais ses milices pourraient mener des actions.

Au Yémen, le problème est insoluble. Les Houthis ne sont pas capables d’attaquer Israël efficacement, et ils ne peuvent pas non plus être facilement éliminés en raison de leur dispersion géographique. La situation au Yémen complique également la navigation dans la mer Rouge, une voie stratégique pour le commerce international, ce qui perturbe notamment les Russes et les Chinois.

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LD : Au-delà des enjeux militaires, le Moyen-Orient est marqué par des équilibres politiques fragiles. Que signifierait une guerre ouverte entre Israël et l’Iran pour la géopolitique de la région, notamment avec l’influence croissante de la Russie et de la Chine ? Comment ces puissances voient-elles l’évolution tragique de la situation ?

AR : La Chine est particulièrement mécontente, principalement parce que le manque de sécurité et le blocage de la mer Rouge ralentit son commerce. Elle ne fait pas de politique dans la région, mais se concentre sur ses intérêts commerciaux.

Du côté de la Russie, la situation est bien plus délicate. Le conflit met les Russes en difficulté en Syrie, car si le Hezbollah s’effondre, il ne resterait plus que les milices irakiennes et les forces russes pour soutenir Bachar al-Assad. Or, la Russie n’a pas les moyens d’investir massivement en Syrie en raison de son engagement en Ukraine et en Afrique. Il s’agit d’un effet domino : si le Hezbollah tombe, cela pourrait entraîner la chute du régime syrien, ce qui affaiblirait encore davantage la position de la Russie dans la région.

Personne ne veut vraiment entrer en guerre ouverte, mais la question est de savoir qui va se cacher en premier.

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