L’entretien du Diplomate – Fabrice Balanche : « Pour Israël le 7 octobre 2023 est l’équivalent du 11 septembre 2001 aux États-Unis »

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Fabrice Balanche spécialiste du Proche-Orient

Grand spécialiste du Proche-Orient, notamment de la Syrie et du Liban où il a vécu dix ans, Docteur en géographie politique, Fabrice Balanche, maître de conférences en géographie à l’Université Lyon 2 et chercheur associé au Washington Institute for Near East Policy, un think-tank américain, participe à un Observatoire du Proche-Orient. Il a publié plusieurs ouvrages dont ; La région alaouite et le pouvoir syrien, éditeur Karthala, 2006, Atlas du Proche-Orient arabe, Presses Universitaires Paris-Sorbonne RFI, 2012, Géopolitique du Moyen-Orient, La Documentation française, Documentation photographique, Paris, 2014, et en anglais ; Atlas of the Near East : State Formation and the Arab-Israeli Conflict, 1918-2010, Brill, Amsterdam, 2017, et Sectarianism in Syria’s Civil War, Washington Institute, 2018. Le 26 juin 2024, il reçoit le Prix du livre de géopolitique des mains de l’ancien président de la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale, Jean-Louis Bourlanges, pour son ouvrage Les Leçons de la crise syrienne, préfacé par Gilles Kepel.

A la lumière de son expérience de terrain, le spécialiste de la géographie politique du Proche-Orient, dresse le bilan de sa vision sur les questions d’actualités de la région.

Propos recueillis par Khaled Saad Zaghloul

Le Diplomate : Comment évaluez-vous la politique étrangère de la France à l’heure actuelle ? On a l’impression que Paris n’a plus son mot à dire ou plutôt la France n’est plus écoutée comme avant ! Pourquoi ? Est-ce le départ des grands experts du Quai d’Orsay, comme Dominique de Villepin, Jean Ives Le Drian, Catherine Colonna ? ou c’est une mauvaise gestion de l’Élysée qui a fait perdre certains pays africains au compte des Américains ou des Russes ou même des Chinois ?

Fabrice Balanche : La France connaît un profond déclassement sur la scène internationale. D’une part, c’est lié à la monté en puissance des pays émergents sur le plan géopolitique et à la fin de l’hégémonie occidentale sur le monde. Avec la crise syrienne, qui a vu le retour de la Russie et la constitution d’un axe eurasiatique (Chine, Russie et Iran), la parenthèse de domination de l’Occident après la chute de l’URSS s’est refermée. D’autre part, la France a commis beaucoup d’erreurs sur le plan international. Elle n’a pas vu venir les Printemps arabes et ensuite elle s’est complètement trompée en Syrie, pensant que le régime allait tomber rapidement. La stratégie d’Union Pour la Méditerranée (UM) de Nicolas Sarkozy a volé en éclat. En Afrique Subsaharienne, le pré carré français par excellence, elle n’a pas compris l’ampleur des mutations politiques et sociales. Le rejet des élites traditionnelles s’est accompagné de celui de la France, le tout encouragé par la Russie, la Chine et même la Turquie qui souhaitent toutes contrôler cette région riche en matières premières.

Je pourrais multiplier les exemples. Cela nous interroge sur le fonctionnement de notre diplomatie, comme j’ai pu le constater à l’égard du dossier syrien. A cela vous ajouter le fait qu’Emmanuel Macron est d’une arrogance incroyable à l’égard des dirigeants étrangers et vous comprendrez que nos anciens alliés nous tournent le dos. Un diplomate maghrébin m’a récemment révélé que lors du sommet de la francophonie à Erevan, le Président français s’intéressait plus à ses parapheurs plutôt qu’aux interventions des chefs d’État invité. Cela a été très mal pris par l’assemblée. Voici un exemple parmi d’autres.

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« Israël ne se contente pas d’attaquer le Hamas à Gaza, mais effectue un grand nettoyage régional pour repousser la menace iranienne »

LD : Pour le proche orient la guerre de Gaza s’est élargie et maintenant le Liban est redevenu, encore une fois, un terrain de combat entre le Hezbollah et Israël au point qu’il serait envahi.  Quelle est votre vision sur cette guerre ?             

FB : Pour Israël le 7 octobre 2023 est l’équivalent du 11 septembre 2001 aux États-Unis. Dès le départ, je savais qu’Israël n’allait donc pas se contenter d’attaquer le Hamas à Gaza, mais d’effectuer un grand nettoyage régional pour repousser la menace iranienne. Le Hezbollah était donc le second objectif de l’État hébreu puisque les 100,000 missiles et roquettes fournis par l’Iran représentent un immense danger pour sa sécurité. L’offensive au Liban va durer plus longtemps qu’en 2006, car Tsahal veut une démilitarisation du Sud Liban et la destruction des sites de missiles qui se trouvent plus au nord. Je ne pense pas que nous aurons une occupation durable du Liban, mais des destructions massives et un chaos économique qui peuvent déstabiliser le fragile pays du Cèdre.

« Bachar al-Assad n’a pas les moyens militaires d’intervenir au Liban »

LD :  Est-ce que Bachar al- Assad peut-il sauver le Liban, comme son père l’avait essayé e le faire en 1982 et si oui quelle serait l’ampleur pour Damas ?

FB :  Non, Bachar al-Assad n’a pas les moyens militaires d’intervenir au Liban. L’armée syrienne peut à peine contrôler le territoire du régime. Il a d’ailleurs besoin des milices chiites fournies par l’Iran et du Hezbollah pour se maintenir.

LD :  l’Iran s’est lancé dans la guerre contre Israël en lançant plus que 200 missiles balistiques, pour se venger contre l’assassinat sur son sol d’Ismaël Haniyeh (le chef de Hamas) et l’assassinat du Nasrallah (chef de Hezbollah) !

FB : Oui, c’est une attaque comparable par son ampleur à celle d’avril 2024, après la destruction de son consulat à Damas. Mais cette fois, les tirs étaient plus précis et concentrés sur le siège du Mossad, une base aérienne et divers centres de commandements militaires. L’essentiel des missiles ont été arrêté par le dôme de fer. S’agit-il de la capacité maximale de l’Iran ou bien d’un simple avertissement ? L’Iran menace de détruire Israël en cas de riposte. Cependant, je ne pense pas que cela fasse peur à Netanyahou qui est persuadé de détenir la supériorité militaire. Il attendait que l’Iran tire le premier pour l’attaquer directement.

LD :  Pensez-vous que le régime de mollah se suicide en provoquant Israël (plus développé au niveau technologique et militaire) ?

FB : Il existe toujours une part d’irrationalité dans les décisions politiques. Dans le cas présent, l’Iran devait répliquer pour sauver la face et rassurer ses alliés locaux (Hezbollah, milices chiites irakiennes, Houtis, régime syrien, etc.) qui peuvent légitimement s’interroger sur la capacité militaire de leur « protecteur ». L’Iran est persuadé qu’Israël va les attaquer de toute façon, par conséquent il doit montrer sa force et espérer que cela dissuade l’État hébreu de passer à l’acte. Ce dernier doit gérer plusieurs fronts (Gaza, la Cisjordanie et le Liban). A-t-il les moyens d’en ouvrir un quatrième ?

« Les sites nucléaires iraniens sont profondément enterrés pour éviter les bombardements, mais Israël peut les atteindre »

LD :  Pensez-vous que les attaques iraniennes sont des cadeaux à Netanyahou pour détruire les réacteurs nucléaires iraniens ?

FB : L’Iran espère que les États-Unis retiennent Israël. Joe Biden a d’ailleurs déclaré qu’il s’opposait au bombardement des sites nucléaires. C’est pourtant l’objectif de l’État hébreu qui craint que Téhéran n’obtienne la bombe atomique et s’en serve pour le détruire comme il le proclame. Les sites nucléaires iraniens sont dispersés sur tout le territoire. Ils sont profondément enterrés pour éviter les bombardements, mais si Israël utilise le même type de bombe que celle qui a tué Nasrallah, ils peuvent les atteindre. Quelles seraient alors les conséquences de la destruction de sites atomiques ? Cela représente-t-il un danger aussi important que l’explosion d’une centrale nucléaire ?

LD :   S’ils le font qu’elle sera la suite selon vous ? Les Iraniens ont promis d’attaquer plus violemment, plus fort Israël et son infrastructure, pensez-vous que l’état hébreu peut utiliser le nucléaire sur Téhéran ?

FB : Non Israël n’utilisera pas l’arme atomique contre l’Iran. Elle ne doit servir qu’en cas d’attaque nucléaire ou d’invasion de son territoire, c’est le principe de la dissuasion. Le dôme de fer protège l’État hébreu contre les attaques de missiles, ce qui lui évite de recourir au nucléaire.

« Le rêve des Occidentaux et d’Israël est de voir l’Iran des mollahs s’effondrer de l’intérieur comme l’URSS »

LD :  Comment voyez-vous la situation entre Liban Syrie l’Iran dans cette guerre ? Pensez-vous que ces trois pays qui ne font pas le poids militairement devant Israël peuvent-ils entrer réellement dans une vraie guerre ? Si oui, voyez-vous la fin de Hezbollah, Assad et le régime des mollahs ?

FB : Nous assistons à une intégration entre le Liban, la Syrie, l’Irak et l’Iran au sein d’un axe géopolitique que l’on peut aussi nommer le « croissant chiite ». Or, la Syrie est le maillon faible de cet axe puisqu’elle est à majorité sunnite. Dans le contexte d’un conflit régional entre l’Iran et Israël, la déstabilisation du régime syrien relancerait la guerre civile et priverait le Hezbollah de sa base arrière. La position israélienne à l’égard de Bachar al-Assad qui consistait à conserver le diable que l’on connaît plutôt que de se risquer vers l’inconnu en Syrie semble avoir changé depuis 2020 et plus encore après le 7 octobre 2023. En effet, la Syrie est devenue un protectorat russo-iranien, mais l’emprise territoriale de l’Iran est supérieure à celle de la Russie. L’Iran utilise le territoire syrien pour transférer des armes au Hezbollah.

Après les tirs de missiles iraniens sur Israël, un journaliste de I24News a déclaré que selon Tsahal des missiles de croisière ont été tirés depuis un pays limitrophe, mais qu’il ne pouvait pas en dire plus pour raison de sécurité. Or, le pays limitrophe ne peut être que la Syrie. Cela signifie qu’Israël se prépare à frapper des sites militaires syriens.

En ce qui concerne le futur du Hezbollah, je ne pense pas que la mort de Nasrallah signifie sa disparition. C’est un parti centralisé qui s’est construit en osmose avec la communauté chiite libanaise. Il y est très bien implanté. En revanche, le régime des Mollah est plus fragile, face à une population qui le conteste régulièrement et exige des réformes libérales. Le rêve des Occidentaux et d’Israël est de voir l’Iran des mollahs s’effondrer de l’intérieur comme l’URSS. Une guerre couteuse et destructrice pourrait accélérer sa chute, tout comme la guerre en Afghanistan le fut pour le régime communiste en Russie.

LD : On croit que cette guerre va durer longtemps, quel effet sur l’économie mondiale ?

FB : Depuis le 7 octobre 2023, l’économie mondiale subit les conséquences de cette guerre. C’est tout d’abord la menace des frappes houtis en Mer Rouge qui oblige une partie du fret maritime entre l’Asie orientale et l’Europe à contourner l’Afrique, ce qui génère un surcoût et un énorme manque à gagner pour l’Egypte qui perd les redevances du canal de Suez. Le prix des hydrocarbures sera plus élevé, car les risques d’extension régionale menacent la production dans le Golfe. Une simple rumeur entraîne une spéculation à la hausse. Une rupture d’approvisionnement partielle, dans le cas où Israël bombarderait les infrastructures pétrolières et gazières iraniennes, provoquerait une tension sur le marché et par conséquent une hausse des prix.

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LD :  les grandes puissances soutiennent Israël dans sa guerre, mais pensez-vous qu’elles peuvent pousser Israël à arrêter la guerre ?

FB : Les États-Unis soutiennent Israël et ils ne l’arrêteront pas. L’État hébreu en éliminant les cadres du Hezbollah fait ce que Washington rêvait de faire depuis longtemps. Joe Biden et Anthony Blinken se sont officiellement réjouis de la mort d’Hassan Nasrallah. Au sein de l’Union Européenne, nous sommes plus circonspects, mais les pays qui la composent ne sont pas des grandes puissances et l’UE elle-même si elle est une puissance économique est un nain politique. Nos prises de position indifférent par conséquent Israël. Quant à la Russie et à la Chine, elles soutiennent l’Iran, mais elles ne menacent pas pour autant Israël. On se souvient lors de la guerre d’Octobre 1973 que l’URSS avait menacé de foudres nucléaires Tel Aviv, si elle poursuivait ses offensives vers Le Caire et Damas, et cela l’avait fait reculer. Des négociations secrètes entre la Russie, Israël et les États-Unis ont sans doute lieu pour circonscrire le conflit, car personne n’a intérêt à plonger le Moyen-Orient dans le chaos.

LD : Après Haniyeh et Nasrallah, Bachar el-Assad sera-t-il la prochaine cible d’Israël ?

FB : La frappe israélienne sur la villa de Maher al-Assad, le frère du président syrien, dans la banlieue de Damas, dimanche 29 septembre 2023, confirme le changement de doctrine à l’égard du régime syrien. Maher al-Assad semble avoir échappé à la mort, mais l’intention de le tuer est bien là. Car, le commandant de la Quatrième division est l’homme des Iraniens en Syrie. Après l’élimination d’Hassan Nasrallah plus rien ne semble arrêter Benjamin Netanyahou et Bachar al-Assad pourrait bien lui aussi être sur la liste des personnes à abattre, comme je le souligne dans Les leçons de la crise syrienne

L’attaque terroriste du Hamas en Israël, le 7 octobre 2024, et la guerre d’éradication du Hamas de Gaza qui s’en suit, renforcent le camp des faucons israéliens. Désormais, l’État hébreu possède une plus grande détermination et une plus grande volonté de prendre des risques à l’égard du Hezbollah, de l’Iran et de Bachar al-Assad si nécessaire. Dès le début de la guerre à Gaza, la chercheuse israélienne Carmit Valensi rapporte qu’Israël a envoyé des messages au président syrien le mettant en garde contre une intervention syrienne dans la guerre, sans quoi non seulement Damas serait en danger, mais lui-même.

LD : Comment résumer, le dilemme israélien vis-à-vis de la crise syrienne ?

FB :  Conserver le diable que l’on connaît ou bien se risquer vers l’inconnu ? Voilà comment nous pouvons résumer le dilemme israélien vis-à-vis de la crise syrienne. Durant les deux premières années, de mars 2011 à mai 2013, date des premières frappes sur des cibles iraniennes à Damas, Israël s’est tenu prudemment à l’écart du conflit, tout comme de l’ensemble du Printemps arabe, du reste. Néanmoins, les services de renseignement israéliens étudiaient la situation de près, car l’État hébreu ne peut se permettre d’avoir une mauvaise appréciation des évolutions politiques au Moyen-Orient. Il en va de sa survie.

Au printemps 2011, Bachar al-Assad tenta de provoquer Tel-Aviv en organisant des rassemblements à la frontière du Golan occupé, pour montrer à son peuple qu’il ne fallait pas se tromper d’ennemi. Selon le président syrien, Israël était d’ailleurs à l’origine du soulèvement de Deraa. L’armée israélienne repoussa les manifestants qui essayèrent de traverser la ligne de démarcation. Une personne fut tuée en mai 2011. Cependant, la population syrienne ne se laissa pas convaincre. Elle avait fini par comprendre que la rhétorique anti-israélienne servait à masquer l’autoritarisme et la corruption qui régnait dans le pays. En effet, les nombreux problèmes de la Syrie n’étaient pas dus à la main invisible d’Israël, dénoncée par la propagande officielle, mais bien à la mauvaise gestion. Néanmoins, la haine à son égard reste profonde dans la population. Depuis leur plus jeune âge, les enfants sont habitués à dire systématiquement « l’ennemi israélien » à son propos, car Israël en tant qu’État n’existe pas pour la Syrie, c’est simplement une force d’occupation sur un territoire qui s’intitule « Palestine ». La perte du Golan en 1967 demeure une profonde humiliation. La reconquête partielle de ce territoire en 1973, dont les ruines de la ville de Quneytra, a contribué à la légitimité d’Hafez al-Assad, mais cela n’a pas suffi à laver l’insulte. Même au sein de l’opposition, c’est un sujet sur lequel on ne transige pas.

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En mai 2013, Tsahal a frappé durement la périphérie de Damas où elle avait localisé une présence iranienne hostile. Dès lors, les bombardements sont allés crescendo pour empêcher la République islamique de transférer des armes sophistiquées au Hezbollah et de s’implanter dans la proximité du Golan. L’ancien prisonnier libanais en Israël, Samir Kuntar, devenu membre du Hezbollah, a ainsi tenté de constituer des cellules pro-Hezbollah parmi les druzes de l’Hermon, puisqu’il appartenait à cette communauté. Mais il fut éliminé par un tir israélien à Jeramana, dans la banlieue druzo-chrétienne de la capitale, en décembre 2015. Les frappes israéliennes ne se limitent pas au voisinage du Golan, mais à l’ensemble des lieux de transit du matériel militaire iranien : le port de Lattaquié, celui de Tartous, les aéroports de Damas et d’Alep, la base aérienne T4, entre Homs et Palmyre, la base de Masyaf et surtout le corridor terrestre entre Deir al-Zor et la frontière irakienne. Tel-Aviv a discrètement soutenu les rebelles dans le Sud, dès 2012. Officiellement, il s’agissait d’une aide humanitaire puisqu’elle soignait les combattants blessés. En fait, cela lui permettait de créer de bons rapports avec ces groupes et de recruter des informateurs, qui pouvaient lui dresser une cartographie complète de l’insurrection dans la province de Deraa. Certains chercheurs israéliens, comme Ehud Yari, ont évoqué l’idée de créer d’un « Sunnistan » dans la région de Deraa qui constituerait un glacis protecteur pour Israël. Dans ce Sunnistan, les Iraniens n’auraient pas la possibilité de s’implanter et cela éloignerait la menace. Ce projet fait écho à celui de « Druzistan », élaboré dans les années 1960, et qui consistait à soutenir l’autonomie des Druzes de Soueida et de l’Hermon. En 2018, la Russie a négocié avec Israël le retour de cette région dans le giron de Bachar al-Assad, en promettant que les milices pro-iraniennes ne prendraient pas part à l’offensive et ne s’installeraient pas à la frontière israélienne. Elle lui avait même assuré qu’elle maintiendrait des troupes pour créer une zone tampon. C’est grâce à cet accord que les loyalistes purent reprendre relativement facilement la province de Deraa. En échange, les insurgés obtinrent des territoires autonomes. Cependant, entre le régime, qui voulait revenir en force, et ses opposants, qui n’acceptaient pas la normalisation, les unités russes furent vite prises en étau et l’état-major a préféré les évacuer. La 4e division de Maher al-Assad s’est déployée en 2020, dans le sud-ouest de Deraa, au grand dam des Israéliens qui connaissent ses sentiments pro-iraniens.

LD : A votre avis, est ce qu’Israël veut la chute de régime syrien ?

FB : Jusqu’en septembre 2015, date de l’intervention directe de la Russie, la majorité des analystes israéliens envisageaient la chute du pouvoir. Ils concevaient la future Syrie comme une entité territoriale très morcelée et instable à long terme. Une minorité, tel Eyal Zisser, pensait au contraire qu’il avait des chances de se maintenir. Les deux scénarios furent en tout temps sur la table, ils donnèrent lieu à des débats rationnels basés sur des informations de terrain et de la realpolitik. Nous nous trouvons à l’opposé de ce qui se déroulait en France, où le simple fait d’émettre des doutes légitimes, quant à l’effondrement annoncé du régime, vous valait d’être qualifié de pro-Assad, « assadiste » ou même « assadolâtre ». Israël ne peut pas se permettre le luxe de l’irrealpolitik, sa survie au Moyen-Orient en dépend. Cela exige de posséder un service de renseignement performant pour distribuer les crédits militaires aux secteurs les plus stratégiques, plutôt que de financer des forces armées et des fronts obsolètes. L’exécutif s’appuie sur des éléments tangibles et non pas du wishful thinking pour choisir rapidement entre les options qui s’offrent à lui. Ainsi, lorsque Vladimir Poutine annonça l’envoi d’un corps expéditionnaire en Syrie, le 30 septembre 2015, le Premier ministre israélien se rendit aussitôt à Moscou pour connaître les réelles intentions de Vladimir Poutine et trouver un modus vivendi. Benjamin Netanyahou ne pensait pas, comme Barack Obama ou François Hollande, que l’intervention syrienne allait devenir le nouvel Afghanistan des Russes, bien au contraire.

En mai 2021, Netanyahou a perdu le pouvoir au profit d’une coalition hétéroclite (la gauche pacifiste, les centristes, les islamistes et la droite nationaliste) dirigée par Naftali Bennett. Les premières semaines du gouvernement Bennett furent marquées par le réveil du conflit à Gaza et des affrontements entre Arabes et Juifs dans plusieurs villes israéliennes, ce qui témoigne de l’irréductible fracture identitaire. Benjamin Netanyahou avait été battu davantage pour sa gestion intérieure que pour sa politique étrangère, ce qui constitue la norme dans toutes les démocraties. Durant ses quatorze années à la tête du pays (1996-1999 et 2009-2021), il a mené une politique thatchérienne qui a plongé une partie de la population dans la pauvreté. Le gouvernement Bennett s’est attelé en priorité aux questions sociales et, en raison de la participation des partis arabes à sa coalition, à relancer le dialogue avec les Palestiniens, conformément aux vœux de Washington. En revanche, vis-à-vis de l’Iran, il ne montre aucune différence avec son prédécesseur. Bien au contraire, il est même apparu plus actif sur ce dossier. Il faut souligner qu’il fait assez consensus dans la politique juive israélienne et il n’indispose pas les Arabes israéliens qui le soutiennent.

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LD : Les frappes israélienne en Syrie s’est multipliées même avant la guerre de Gaza ! pourquoi ?

FB : en effet, c’est au cours de l’année 2021, les frappes israéliennes en Syrie ont nettement augmenté. Cela correspond aussi à un renforcement de l’influence de la République islamique à travers ses alliés locaux. Tel-Aviv est ravi de voir Joe Biden bombarder les milices chiites irakiennes dans la région frontalière d’Al-Bou Kamal, le 25 février 2021 et le 27 juin 2021, en représailles au harcèlement continu des troupes américaines en Irak. Le 24 juin 2021, Naftali Bennet a sous-entendu qu’Israël avait frappé un site de productions de centrifugeuses à Karaj, le 23 juin 2021, dans la banlieue de Téhéran. Cette action est conforme à la doctrine Begin : prendre des mesures militaires unilatérales si nécessaire pour empêcher les pays ennemis au Moyen-Orient d’obtenir des armes atomiques. Un des premiers exemples de cette doctrine fut la destruction du chantier de la centrale nucléaire d’Osirak en Irak par l’aviation israélienne en 1981. Le danger iranien l’a conduit à réévaluer la politique syrienne. Le retour au pouvoir de Netanayhou, après les élections législatives de juin 2022, renforce le camp des faucons. Pour le nouveau gouvernement israélien, dominé par le Likoud et les religieux, la présence accrue de l’Iran en Syrie constitue une menace existentielle qu’il convient de traiter avec la plus grande fermeté.

La victoire de Bachar al-Assad entraîne un renforcement de la présence iranienne, une conséquence inacceptable pour Israël, dans un contexte où la République islamique reprend son programme atomique. Le think tank israélien The Institute for National Security Studies (INSS) préconisait en 2021 de changer de stratégie pour trois raisons. Tout d’abord, le maître de Damas a donné à Téhéran l’opportunité d’étendre et de consolider son influence à différents niveaux sur le long terme, ce qui représente un sérieux défi sécuritaire au Nord. En second lieu, il n’y aura pas de solution politique à la crise tant qu’il demeurera au pouvoir. Ce qui signifie que les réfugiés ne pourront pas rentrer et que le pays restera en ruine, perpétuant la déstabilisation régionale. Troisièmement, le président n’exerce pas un contrôle effectif sur le territoire, même dans les zones reconquises. Le chaos continue donc de prévaloir au profit des milices pro-iraniennes précisément. Une vision réaliste, mais qui n’est pas partagée par les États arabes du Golfe avec lesquels Tel-Aviv tente de construire un front commun (les accords d’Abraham), mais qui à l’égard de la Syrie préfèrent la négociation, comme le prouve sa réintégration au sein de la Ligue arabe en mai 2023.

LD : Comment voyez-vous la situation sur la Syrie, après l’attaque du Hamas en Israël, le 7 octobre 2023 et la guerre d’éradication du Hamas de Gaza qui s’en suit ?

FB : Elles renforcent le camp des faucons israéliens. Désormais, l’État hébreu possède une plus grande détermination et une plus grande volonté de prendre des risques à l’égard du Hezbollah, de l’Iran et de Bachar al-Assad si nécessaire. Dès le début de la guerre à Gaza, la chercheuse israélienne Carmit Valensi rapporte qu’Israël a envoyé des messages au président syrien le mettant en garde contre une intervention syrienne dans la guerre, sans quoi non seulement Damas serait en danger, mais lui-même. Cela constitue sans doute une meilleure explication de son absence à la COP 28 de Dubaï que la peur du mandat d’arrêt international délivré par la France à son égard. Certes, le régime, affaibli par douze années de guerre, n’a que peu d’appétence pour attaquer Israël, mais si l’Iran souhaitait se servir de son territoire pour ouvrir un nouveau front, il ne lui demanderait pas la permission. Des roquettes et des obus de mortier ont été tirés sur les hauteurs du Golan dès le début du conflit. Cependant, les efforts iraniens sont davantage tournés contre les forces américaines stationnées dans l’AANES. Le but est double : prouver que « l’axe de la résistance » est bien solidaire de la cause palestinienne et pousser les troupes américaines au départ. Cela aurait l’avantage de permettre le retour des régions du Nord-Est dans le giron de Damas. L’Iran préfère, au moment où nous écrivons ces lignes, consolider son axe terrestre plutôt que de se lancer dans une confrontation directe et hasardeuse contre l’État hébreu, mais cela ravive les craintes israéliennes quant à une future offensive militaire, une fois Téhéran en possession de l’arme atomique.

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