L’Entretien de Leonardo Dini – Conflit russo-Ukrainien, centre de la nouvelle guerre mondiale ou mondialisation de la guerre ? (1/2)

Shares
Conflit russo-ukrainien
Les forces ukrainiennes utilisent des obusiers M777 de 155 mm, fournis par les États partenaires occidentaux.  Ils sont indispensables aux forces armées ukrainiennes pour repousser les attaques russes. 23 novembre 2022, région de Donetsk.  Photo Serhii Nuzhnenko (Radio Free Europe/Radio Liberty).

Leonardo Dini, philosophe du droit et spécialiste de la Russie et de l’Ukraine, où il vit depuis le 24 février 2022 en tant qu’observateur de terrain et soutien à la résistance ukrainienne face à l’agression russe, enseigne la philosophie éthique et économique à l’Université de Lviv. Il a accepté de répondre aux questions d’Alexandre Del Valle pour Le Diplomate sur le conflit russo-ukrainien et ses implications régionales et globales. Un témoignage et une expertise uniques.

Propos recueillis par Alexandre Del Valle

Depuis le début de la guerre, vous avez souvent démenti les affirmations des prorusses ou des « atlantosceptiques » qui pronostiquaient une victoire russe inéluctable en raison de “la masse et du temps”. Les choses sont-elles en train de s’inverser depuis l’inclusion surprise et extrêmement bien menée des forces ukrainiennes en Russie le 6 août dernier, malgré des revers ukrainiens depuis un an dans le front du Donbass ?

Paradoxalement, l’Ukraine risque de perdre la guerre précisément à cause de sa volonté, certes courageuse, mais risquée, de s’entêter à reprendre tous les territoires perdus, une option militairement irréaliste, même si elle semble juste, légale et courageuse, voire héroïque. L’Ukraine risque en effet de perdre la guerre en raison de cette insistance qui exclut toute trêve ou toute négociation de paix et qui pousse à l’effondrement final du front. Celui-ci risque en effet d’être percé tant à l’est qu’au sud, bref, cet entêtement pourrait entraîner une situation bien pire que le scénario certes non optimal de concessions sur le Donbass, la Crimée et Kherson. Ceci est comme vous le savez non pas l’opinion d’un pro-russe, puisque je risque ma vie en Ukraine depuis février 2022 et suis proche des dirigeants et résistants de ce pays courageux et injustement agressé, mais c’est ce que pensent de nombreux Ukrainiens et même des officiers ukrainiens peu suspects de vouloir complaire aux Russes, mais réalistes. Je rappelle par exemple que face à l’entêtement de Volodymir Zelensky, qui encore a réitéré début octobre son refus total de toutes concessions territoriales aux Russes, puis face à son entêtement et à celui de Andriy Yermak affirmant que la diversion de Koursk aurait été une bonne idée (ce qui se discute), l’armée est fatiguée et proteste de plus en plus contre l’ingérence du pouvoir politique ukrainien sur la stratégie militaire qui est une affaire de professionnels. L’armée se voit ainsi imposer des choix jusqu’auboutistes très couteux en vies humaines et en matériels, choix de plus en plus ouvertement contestés. Exemple parmi d’autres : une lettre ouverte d’officiers de l’armée ukrainienne rapportée par le site censor.net a récemment dénoncé les erreurs de Volodymyr Zelensky et de son conseiller spécial, Anatoli Yermak, et elle défend le courage et l’abnégation des militaires qui sont injustement accusés des échecs provoqués par les choix fous de ces politiques. Enfin, les Russes peuvent gagner également en raison de la mondialisation de la guerre et des guerres.

Qu’entendez-vous par là ?

Si l’on raisonne en termes géostratégiques généraux, aujourd’hui, les guerres, en Ukraine comme à Gaza, ainsi que la crise potentiellement militaire à Taiwan, se déroulent désormais dans notre monde en voie de multipolarisation, dans le cadre d’un scénario globalisé. Cela n’a plus de sens de considérer les théâtres de guerre en cours comme indépendants les uns des autres, car le lien mondial entre les événements, au niveau militaire, politique et financier, sont évidents pour tout le monde. Nous sommes confrontés à une mondialisation des théâtres de guerre régionaux, avec des effets sur l’économie, la finance, l’industrie, les marchés, ainsi que sur la diplomatie et la politique universelles. Le conflit ukrainien est donc en partie globalisé, dans le sens où les armes des deux parties en Ukraine proviennent du monde entier et où les sanctions impliquent l’Humanité entière ainsi que le choix des camps belligérants. Aujourd’hui, même la guerre et la paix, malgré elles et malgré tout, sont donc mondialisées.

Le contexte International de la guerre en Ukraine a par conséquent radicalement changé aujourd’hui par rapport à l’année 2022. II suffit de penser à l’ambiguïté du rôle chinois, en tant que fournisseur des Russes, certes plus dans le domaine technologique et financier que militaire. Ou au nouveau rôle de l’Iran, d’abord avec ses drones, puis avec ses missiles : plus de 200 missiles balistiques à courte portée Fath 360 sont arrivés début septembre dans un port russe de la mer Caspienne depuis l’Iran. Sans oublier celui sans précédent de la Corée du Nord, désormais impliquée dans un conflit en pleine Europe, notamment avec un missile de fabrication nord-coréenne qui est récemment tombé sur Kiev : des officiers et ingénieurs nord-coréens ont été victimes le 5 octobre 2024 d’une attaque ukrainienne à Donetsk, ce qui révèle la présence de soldats nord-coréens en Ukraine aux côtés des Russes. (3 millions d’obus tirés par la Russie chaque année seraient fournis par Pyongyang, ndlr) …

A la lumière dusoutien iranien et nord-coréen, une double alliance, stratégique et tactique s’est instaurée et consolidée du côté russe avec une quasi armée géopolitique et économique multipolariste mondiale qui contrebalance de facto l’aide militaire occidentale à Kiev. En effet, avec le soutien direct à la Russie, de l’Iran, de la Corée du Nord et de la Chine, dans le cadre de l’amitié particulière entre Pékin et Moscou, l’alliance économique et financière entre ces alliés se consolide. Le soutien progressif à la Russie du bloc des BRICS et des pays de l’OCS (Conférence de Shangaï, créée par la Chine et la Russie en 2001) ; le soutien indirect des nouveaux pays membres de ces BRICS à partir de 2024 (Indonésie, Arabie saoudite, Égypte, Émirats arabes unis, etc.) ont en outre consolidé le camp anti-occidental ou non aligné au profit de Moscou. De plus, l’Inde, le Brésil, l’Afrique du Sud, les Émirats arabes, pourtant très liés à l’Occident et même militairement alliés de ce dernier, pour les deux derniers, ont manifesté une solidarité croissante à la Russie sous différentes formes, ce qui rend la situation actuelle et l’échiquier géopolitique mondial plus compliqués et incohérents que sous la guerre froide.

Un troisième type d’alliance et de soutien de facto au profit de la Russie s’exprime à un autre niveau paraétatique à travers des alliances non déclarées et souvent, formellement niées par les États intéressés, lesquels exportent vers la Russie des volontaires, des “Contractors” et autres mercenaires en provenance de pays du monde entier, du Népal, aux pays d’Afrique pro-russes, de la Syrie à Cuba, notamment. Un quatrième type d’alliance avec Moscou s’est constitué avec le soutien, apparemment neutre, de la diplomatie d’États comme la Turquie, qui a joué en 2023 un rôle décisif dans deux crises : celle des céréales et celle de l’entrée des navires de guerre russes dans la mer Noire, par les détroits navals turcs. De nombreux autres pays sont des alliés de facto de la Russie, comme l’Érythrée ou le Venezuela. En effet, au Venezuela est à certains égards une usine de fusils Kalachnikov AK 103 qui a été réactivée pour être utilisée dans la guerre en Ukraine. Cela dit, et compte tenu de la différence objective de potentiel militaire entre la Russie et l’Ukraine, le défi entre le David ukrainien et le Goliath russe reste ouvert à diverses solutions.

Quid de la mondialisation de la paix ? Vous y croyez moins que celle de la guerre ?

Non, car je pense aussi, malgré mon réalisme apparemment pessimiste, que si la guerre se construit hélas, la paix aussi, et ceci en même temps ! En Ukraine, comme dans toute guerre, en effet, il y a également des négociations secrètes en cours pour la paix. Les pourparlers ont de ce fait toujours lieu ailleurs, en Turquie et en Suisse, jusqu’à maintenant. D’Autres lieux de négociations possibles et crédibles sont également Doha, au Qatar, notamment ces derniers jours, pour l’Ukraine et surtout concernant la guerre parallèle à Gaza. Ces deux conflits en partie reliés entre eux démontrent effectivement le lien direct entre dimensions globale, régionale et locale des crises internationales.

Depuis l’offensive ukrainienne vers Koursk, les choses ont toutefois changé, notamment avec l’appui de l’Occident à la stratégie ukrainienne visant à frapper le territoire russe avec ses armes. La Russie de Poutine a-t-elle reçu une vraie claque tactique, l’opération ukrainienne a-t-elle été un Game changer ?

Certes, les unités d’élite avancées de l’armée ukrainienne en terre russe vers Koursk, ont représenté une surprise, une défaite tactique et un échec pour les Russes, qui considéraient improbable une attaque ukrainienne du côté de Soumy, en raison notamment de la certitude erronée d’une dissuasion totale appelée la “sanctuarisation” par la détention du feu nucléaire. Les Russes, trop sûrs de ce principe, ont manqué de défenses suffisantes, lesquelles étaient du côté de Belgorod, où les Ukrainiens ont été immédiatement repoussés. Les gardes-frontières russes se sont immédiatement rendus et la population russe locale n’était pas préparée à une évacuation adéquate et rapide. Deux lieux stratégiques comme le carrefour du gazoduc entre la Russie et l’Europe, au Soudha, et la centrale nucléaire de Koursk, n’étaient suffisamment protégés, cela dès le début du conflit. Il suffit de penser à l’utilisation ex-post de la Rosgvardiya, la police russe, pour la défense de la centrale nucléaire de Koursk… faute de présence militaire prépositionnée. Les Russes tenaient pour acquis que personne n’oserait jamais envahir le territoire russe, et ils se préparaient à avancer, dans l’oblast de Kharkiv, pour créer une zone tampon). Et cela malgré le précédent d’il y a un an avec la guérilla des partisans dissidents russes, dirigé par l’ancien député de la Douma Lev Ponomarëvka, dans la région de Belgorod. Ces russes dissidents avaient déjà envahi l’oblast de Belgorod avec des forces ukrainiennes qui ne font pas partie de l’armée ordinaire.

L’incursion ukrainienne vers Koursk, tactiquement spectaculaire et efficace, a sans aucun doute discrédité l’image et le pouvoir de dissuasion de Moscou, mais elle n’a toutefois pas réussi à percer jusqu’à Belgorod, même si les Ukrainiens des forces spéciales devraient pouvoir tenir les territoires russes conquis vers Koursk pendant des mois. Il faut donc relativiser le succès ukrainien dans cette aventure : en fait, contre quoi mille km2 russes conquis par les Ukrainiens, seraient-ils concrètement échangeables dans l’avenir ? Contre la Crimée et le Donbass ? Tout au plus, cette superficie minimale prise par les Ukrainiens et qui sera difficile à tenir sur le long terme, pourrait servir dans le cadre d’échanges avec des parties des oblasts de Kherson et Zaporizha, lesquels sont relativement superflus pour les Russes. Ou même en échange du contrôle de zones centrales et côtières de la mer Noire par l’Ukraine.

Par ailleurs, du point de vue géostratégique, il est clair que l’opération militaire ukrainienne sui generis et surprise du 6 août dernier, toujours en cours vers Koursk, a brisé le tabou, jadis considéré comme inviolable, de la guerre portée sur le territoire russe. Vous vous souvenez, il y a quelques mois, que les Américains avaient dissuadé les Ukrainiens d’agir dans le sens d’actions trop risquées, notamment celles visant à tenter de reconquérir la Crimée. Mais les Ukrainiens ont lancé une action encore plus risquée que celle en Crimée en pénétrant sur le territoire russe. Il serait évidemment excessif de penser à une inversion des rôles entre la Russie et l’Ukraine : la leçon de l’histoire est claire. Seules l’armée française de Napoléon et l’armée allemande de la Seconde Guerre Mondiale ont violé le territoire russe dans les temps modernes, avant de finir par s’y casser les dents. Et l’Ukraine n’avance même pas vers Moscou de la même manière que ces deux acteurs historiques. Une avancée ukrainienne vers Moscou sur le modèle de celle de Prigogine l’année dernière est par ailleurs peu réalisable concrètement. Certes, on ne peut nier que la mainmise de Poutine sur le pouvoir et la capacité de l’armée russe ont été remis en question par cette actualité fort médiatisée.

Que pensez-vous du risque nucléaire qui se serait accentué, même s’il reste très peu probable, par suite de la violation du territoire russe supposément « sanctuarisé » ?

Concernant le sujet grave de l’utilisation potentielle d’armes nucléaires tactiques par les Russes, concrètement, le fait que des lanceurs Iskander Biélorusses ont été déplacés en direction de la Pologne, à Brest, etvers la frontière ukrainienne du côté de Gomel (Biélorussie), aboutit à ce que, les Biélorusses disposent désormais d’armes nucléaires tactiques sous contrôle direct russe sur leur sol. C’est l’une des conséquences inquiétantes directes de la violation par Kiev (et de facto de ses alliés) du tabou du territoire russe sanctuarisé. En outre, une arme thermobarique a été utilisée deux fois depuis le début de conflit dans l’oblast de Koursk, pour arrêter l’avancée de l’armée ukrainienne. Aujourd’hui, c’est, précisément le seuil entre les bombes thermobarique, d’une part, et les bombes atomiques tactiques, de l’autre, qui semble placer le nouveau limes entre les armes de destruction massive et les armes de guerre conventionnelles. Quant à l’hypothèse d’un échange de territoires, dans les négociations futures qui serait permis par l’incursion ukrainienne en Russie, il suffit de rappeler que non seulement l’opération ukrainienne en terre russe a bloqué la volonté de Moscou de participer à des négociations, mais cela a fait au contraire monter les enchères et tensions lorsque la Russie, certes à travers le néo-radical ex-président russe Dimitri Medvedev, a, explicitement déclaré que la conséquence pourrait être la conquête de Kiev et l’éradication du pouvoir ukrainien actuel…Ce qu’aucun des observateurs internationaux ne dit en fait, c’est que, pendant des mois, pratiquement un an, une ligne de démarcation et une frontière de facto ont été créés au sud, entre l’Ukraine et la Russie. Une sorte de “trente-huitième parallèle coréen” (nous faisons ici référence au conflit entre la Corée du Sud et la Corée du Nord), constitué de la rive du Dniepr, au sud vers Zaporijia et Kherson, et, depuis, des frontières administratives du Donbass à l’Est et de toute la Crimée à la Mer Noire.

Pour les mois à venir, les objectifs de la Russie restent donc les mêmes : maintenir Kiev sous pression constante du côté nord et biélorusse, avec les missiles et les Iskander déployés à Brest et Gomel. Paradoxalement, enfin, comme au début de la guerre, le rôle décisif de meneur de jeu est toujours entre les mains de la Biélorussie (comme la démontre la déclaration de Loukachenko le 18 août menaçant de détruire l’Ukraine, si elle n’accepte pas les conditions dictées par les Russes). La Biélorussie non seulement possède plus de 70 ogives tactiques nucléaires destinées à frapper ou dissuader l’Ukraine et la Pologne, mais elle a également d’une position géographique stratégique décisive par rapport à Kiev, dont elle n’est séparée que par 80 km de forêt et de lacs.

En dehors des déclarations nécessairement orientées des forces ukrainiennes et de son président, les experts militaires disposent-ils de données recoupables des deux bords permettant d’évaluer les résultats de l’attaque ukrainienne vers Koursk depuis le 6 août dernier ?

Selon le site indépendant russe Meduza, les Russes ont utilisé l’oblast de Koursk pour y masser les conscrits peu préparés à la défense en temps de guerre, et beaucoup d’entre eux ont été capturés par les Ukrainiens lors de la première phase de l’avancée, ceci afin de créer une base d’échanges de prisonniers de guerre russes et ukrainiens, ainsi que l’a déclaré officiellement le général Aleksander Sirsky, commandant de l’armée ukrainienne. Selon Meduza, les Russes placent toujours les conscrits vers Koursk, et souvent sans aucun contrat, contrairement aux soldats russes en Ukraine. Tactiquement, en fait, les mouvements significatifs des troupe russes depuis d’autres zones du front, sont minimes, donc les Ukrainiens ont de ce point échoué à contraindre les Russes à dégarnir le front du Donbass où l’armée russe progresse depuis des mois dangereusement. Les Ukrainiens courent donc deux risques : primo, ils ont envoyé les forces les plus efficaces de leur armée vers Koursk, troupes qui seraient plutôt nécessaires pour arrêter la percée russe dans le Donbass ; secundo, les Ukrainiens ont épuisé les ressources humaines nécessaires à la mobilisation en général. Le président Zelensky, lui-même, est mis en danger politique par la dissidence populaire à l’égard de la nouvelle mobilisation de masse décrétée par lois parlementaire. Certes, il est vrai qu’une mobilisation est nécessaire pour arrêter la percée russe dans les Donbass, mais les Ukrainiens ont presque fait le plein des troupes et peinent à forcer les jeunes à remplir leur devoir militaire. Pour revenir à l’oblast russe de Koursk, les Russes construisent actuellement des fortifications à 45 km de la frontière avec l’Ukraine pour défendre la centrale nucléaire de Koursk et le long de la route intérieure de l’oblast, or la centrale de Koursk était le seul objectif stratégique fort dans l’opération d’incursion, et elle a échoué.

Enfin, pour l’instant, après les réunions du Conseil de sécurité de Russie, Vladimir Poutine a engagé des mesures techniques de réponse militaire à l’invasion ukrainienne de l’oblast de Koursk. Entre-temps, comme susmentionné, les Biélorusses ont déplacé les missiles Iskander vers la frontière ukrainienne, mais ils ne l’utiliseront pas sans une demande préalable de la Russie. Je précise que le plus récentpourparlers secret entre Loukachenko et Poutine, à Moscou, concernait probablement aussi l’utilisation d’armes tactiques nucléaires, si nécessaire…. Signe d’une montée en puissance.

Pendant ce temps, tandis que le Kremlin accuse Gherassimov et les chefs militaires russes pour leurs manquement, omissions et erreurs à Koursk, l’homologue ukrainien de ce dernier, le commandant de l’armée ukrainienne, Oleksander Irsky, a mis au profit de l’opération à Koursk ses connaissances de la tactique militaire russe, étudiée lorsqu’il était jeune à l’Académie militaire de Moscou. En outre, l’une des erreurs des chefs militaires russes a été l’utilisation de conscrits (en service militaire pendant deux ou trois mois) qui n’ont pas atteint le niveau de préparation militaire minimal de quatre mois nécessaires pour aller au front. Paradoxalement, cela s’applique du côté russe mais aussi du côté ukrainien, où les ressources humaines sont épuisées et de nouvelles mobilisations ne sont pas possibles à court terme, même en cas de siège et de chute de Chasiv Yar et par conséquent, de Kramatorsk et de Sloviansk, des endroits qui semblent être les véritables cibles russes actuelles avec Vuhledar, tombée récemment dans les mains des Russes, et Pokrovsk, sur le point de craquer. Comme mentionné plus haut, pendant ce temps, la Russie entraîne et rassemble de nouvelles troupes de réserve aux frontières de l’oblast de Kharkiv, afin de tenter de percer jusqu’à cette deuxième ville d’Ukraine. En attendant, il est désormais nécessaire pour les Russes de conquérir des territoires dans les oblasts de Soumy et de Kharkiv, pour prévenir de nouvelles percées militaires ukrainiennes. Des chaînes de Telegram russe ont d’ailleurs attiré l’attention sur l’arrivée de conscrits de Mourmansk, de Samara, et de Léningrad à Koursk.

Comment expliquez-vous la lenteur des forces militaires russes, des forces tchétchènes d’appoint, de l’ex-SMP Wagner, nouvellement appelée Africa Corps, et de la Garde nationale pour libérer les villes et villages russes occupés par l’armée de Kiev ?

Par les erreurs de gestion russes dans les zones frontalières. Comme susmentionné, l’effet de surprise a gagné et la lenteur de la réaction russe a été due à la fois à l’imprévisibilité de l’offensive ukrainienne et à l’insuffisance des moyens russes déployés pour défendre la zone frontalière de Koursk. Aujourd’hui les meilleures unités ex-Wagner sont en Afrique, où elles ont à leur tour subi une embuscade coordonnée par des agents ukrainiens à South-Sail. Les meilleures troupes de Tchétchènes sont quant à elles déployées sur le front ukrainien de l’avancée russe, dans des endroits très éloignés de Koursk. Pendant ce temps, la force de réaction russe, dans la région de Koursk, outre les conscrits, est déjà en train de se constituer ainsi que la Garde Russe et les troupes du FSB.

Après une première phase de refus de dégarnir le front ukrainien, la Russie a fini par faire venir des troupes du Donbass et de Kherson ou Zaporijjia sur le front des oblasts de Koursk et de Belgorod, qu’en est-il exactement ? L’armée russe tombe-t-elle ainsi dans le piège ukrainien qui avait pour but d’alléger le front principal en contraignant les Russes à dégarnir le front du Donbass, notamment à Koursk ?

L’opération militaire ukrainienne à Koursk a été en effet initialement conçue pour détourner les Russes de leur but de progresser dans le Donbass, à Zaporijia et à Kherson, mais cela ne s’est pas produit comme Kiev le souhaitait, et ce n’est pas bon signe pour les Ukrainiens. Ils ont ainsi “brûlé” les unités de réserve à Koursk, avec un risque réel de subir de multiples autres percées russes au sud et à l’est de l’Ukraine, notamment sur la rive nord du Dniepr, à Zaporizijia comme à Chasiv Yar, qui, après la prise de Pokrovsk, sera la prochaine étape de l’avancée russe. Ainsi, malgré les erreurs commises à Koursk, les Russes n’ont pas du tout annulé la ligne d’attaque sur le front ukrainien principal qui, de plus, s’étend sur des milliers de kilomètres, en Ukraine. En effet, ce sont tout au plus des unités d’Avdiivka qui ont été déployées, or cette localité est maintenant très loin de la ligne de bataille du front principal. Les Russes ne sont donc pas tombés dans la piégé de Syrski et de Kiev dont l’objectif à Koursk était de ralentir l’offensive russe dans le Donbass. Ce front s’est au contraire accéléré, car l’armée russe conquiert chaque jour de nouvelles positions. On assiste donc hélas, contrairement à ce que souhaitait Zelensky – qui impose parfois des plans impossibles à ses généraux pour des raisons de primat des effets médiatiques destinés à mobiliser l’aide occidentale – à l’accélération de la conquête de nouvelles localités, par les Russes, comme actuellement à Pokrovsk.

La riposte russe s’annonce très forte dans les prochains jours, même si on se demande comment l’armée russe pourra bombarder les troupes ukrainiennes sur son propre sol sans détruire des maisons et infrastructures russes et tuer des civils russes sous occupation militaire ukrainienne ? N’est-ce pas un autre piège dans lequel les Russes risquent de tomber et qui pourrait les empêcher de frapper fort les troupes ukrainiennes ?

Ce risque existe en effet et il explique aussi l’étrange lenteur et la difficulté des Russes à récupérer leurs territoires perdus à Koursk. Néanmoins, Moscou ne peut pas permettre aux Ukrainiennes de s’emparer définitivement des 1000 km2 de villages frontaliers (avec la cité de Soudha) dont il est question. Et comme nous l’avons vu au cours des deux derniers mois, l’évacuation de la population de l’oblast de Koursk a été difficile. Et cela vaut également en sens inverse pour les populations ukrainiennes à Pokrovsk.

Par conséquent, la riposte russe à l’invasion de Koursk s’est matérialisée notamment par une offensive de missiles sur les centres de décision Ukrainiens à Kiev. En outre, on peut prévoir une tentative de destruction d’avions militaires F16, aussi bien en action en Ukraine que dans les bases en Pologne ou à proximité de l’Ukraine : et ce serait alors la violation d’un autre tabou de la guerre et d’une zone sanctuarisée : l’attaque directe russe contre des bases de l’OTAN, symétriquement à l’invasion ukrainienne de Koursk. Et ceci sans que cela ne déclenche pour autant la règle de l’article 5 du Traité de l’OTAN en riposte. Cela peut en fait réellement arriver au cas où les Russes frapperaient des bases de l’OTAN ou des pays européens. Le 17 août, par exemple, un missile russe Iskander (similaire aux missiles équipés d’une ogive nucléaire tactique) a détruit un bombardier ukrainien à l’aéroport de Dnipropetrovsk qui était équipé de missiles Storm Shadow. Cet épisode semble être un avertissement sur ce qui peut arriver avec la fourniture à l’Ukraine de missiles à longue portée pouvant frapper de plus en plus loin le territoire russe, comme les Etats-Unis et les pays européens surtout l’ont confirmé et permis fin septembre 2024. Dans le mois à venir, la Russie cherchera donc à s’étendre de manière significative dans l’oblast de Kharkiv et éventuellement à assiéger Kharkiv ou Dnipropetrovsk, dans le cadre d’une avance asymétrique à celle des Ukrainiens sur le territoire russe.

Quid de l’hypothèse selon laquelle l’armée ukrainienne, en ayant envoyé progressivement de 3.000 à 20 ou 30 000 hommes, se serait retrouvée piégée par son propre piège, dans l’hypothèse où la Russie aurait en partie laissé faire l’incursion (même si lui elle lui a échappé ensuite), dans le but de prendre en étau des troupes ukrainiennes ? Cette théorie est propagée par les complotistes et certains pro-Russes qui nient de la sorte l’humiliation de l’armée russe et de Poutine face aux audacieux Ukrainiens résilients, mais y-a-t-il un fragment de réalité ?

En fait, le risque est que les Russes non seulement reconquièrent prochainement Koursk mais aussi, comme à Marioupol à l’Azovstal, qu’ils parviennent à faire à leur tour un échange de prisonniers avantageux en faisant prisonniers les meilleures unités d’élite ukrainiennes, jusqu’à maintenant utilisées dans le domaine des opérations militaires spéciales, comme la défense de Kiev en 2022, mais littéralement gâchées dans l’incursion coûteuse en homme en territoire russe. En fin de compte, la méconnaissance logistique du territoire de l’oblast de Koursk par les Ukrainiens joue à l’avantage des Russes, même si cela est compensé par l’inexpérience des conscrits russes en face, qui relègue ces derniers au rang de défenseurs plutôt qu’à celui d’attaquants performants. En réalité, l’opération Koursk a ouvert une nouvelle phase de la guerre. Toujours sur le site russe indépendant Meduza, on peut lire, dans une interview de l’experte Internationale du Pentagone, Daria Massicat, une déclaration très importante selon laquelle l’assistance militaire américaine et une éventuelle adhésion Ukrainienne à l’OTAN ne seraient pas suffisantes pour réellement mettre l’Ukraine à l’abri de nouvelles invasions russes… Seules les alliances bilatérales de l’Ukraine, qui existent déjà, en partie avec certains pays de l’OTAN, seraient en fin de compte réellement efficaces pour pouvoir défendre utilement l’Ukraine.

Les États Unis, la Grand Bretagne et d’autres pays de l’OTAN ont-ils aidé ou encouragé l’attaque sur l’oblast de Koursk et cela augmenterait-il le risque de guerre directe entre les pays de l’OTAN et la Russie ?

La présence occidentale est évidente dans l’organisation de l’attaque sur Koursk : la très discutée et redoutée escalation s’est maintenant réalisée. Toutefois, la guerre directe avec l’OTAN ne peut commencer que si Kiev tombe ou est détruite, ce qui suppose un coup de théâtre du côté russe.Un scénario aussi imprévisible que l’invasion russe en Ukraine de 2022 et celui de l’Ukraine en Russie de 2024.

Les pays de l’OTAN ont-ils aidé secrètement depuis des mois l’Ukraine à préparer l’attaque de Koursk en laissant croire jusqu’au dernier moment à Moscou que l’on respecterait le principe de sanctuarisation du territoire d’un pays nucléaire ?

Depuis quatre mois, les Américains ont autorisé les Ukrainiens à frapper le sol russe, à des fins défensives certes, officiellement, mais aussi en les autorisant implicitement à créer des zones tampons libres à proximité des frontières, stratégie vue comme étant utile pour arrêter l’avancée russe vers Soumy mais aussi pour juguler les menaces russes potentielles vers Kiev. Une tout autre question à mon avis plausible est de savoir si l’objectif des Occidentaux et des Ukrainiens est de préparer des territoires à échanger lors d’une trêve ou de négociations de paix. En fait, la difficulté et la complexité de l’opération ukrainienne à Koursk suggèrent une possible coordination avec l’OTAN, laquelle ne peut pas non plus s’impliquer directement et officiellement dans le conflit. Toutefois, on sait parfaitement que des armes américaines et anglaises ont été utilisées à Koursk. Peut-être même que des instructeurs ou conseillers militaires de l’OTAN ou anglo-saxons opèrent, directement, à Koursk, même s’ils ne sont pas déclarés ni déclarables… En somme, peut-être que les Russes utilisent à leur tour en Ukraine des techniciens militaires nord-coréens, latino-américains, iraniens ou chinois, eux aussi non déclarés. Ce n’est pas une coïncidence si la zone touchée par les opérations militaires actuelles, entre Soumy et Koursk, était également celle dans laquelle de nombreux points d’écoute d’espionnage des services secrets américains opéraient activement bien avant le début de la guerre russo-ukrainienne, notamment dans les forêts frontalières de Soumy et Kharkiv : il s’agit d’une autre forme de sanctuarisation, secrète, cette fois… Les Russes eux-mêmes, par la voix de Patroutchev, Medvedev et Zakharova, ont dénoncé une invasion ukrainienne de terres russes non réellement avouée mais planifiée par l’OTAN, sur le théâtre de guerre de Koursk. Aujourd’hui, la soi-disant “sanctuarisation” par la détention du feu nucléaire militaire (en particulier le tactique) semble bel et bien dépassée par les faits, ce qui est tout sauf un détail. Mais ces bouleversements des scénarios nucléaires ne se produisent pas seulement ici en Ukraine : il suffit de considérer Israël, puissance nucléaire à part entière, elle aussi agressée sur son sol par une force non-détentrice du feu atomique. Sans oublier la puissance nucléaire naissante de l’Iran des Mollahs, de ses centrales nucléaires et de ses hypothèses sur la bombe nucléaire bientôt prête et bientôt fixable sur des vecteurs efficaces balistiques et ou hypersoniques. Pensez également par exemple aux tensions fréquentes entre l’Inde et le Pakistan, deux pays nucléaires, ou aux menaces concrètes de la Corée du Nord d’utiliser des armes nucléaires balistiques. Cette même Corée du Nord qui fournit en toute simplicité des missiles pour la guerre de Poutine en Ukraine. Mentionnons aussi le défi qui se dessine à Taiwan entre les puissances nucléaires chinoise et américaine…

Pour vous, le tabou de la sanctuarisation par le feu atomique a donc sauté dans plusieurs zones, mais fait-il de ce fait courir le risque que des pays nucléaires ayant pris acte de cette “dé sanctuarisation” de leur territoire révisent leur doctrine nucléaire et abaissent le seuil de l’emploi et en prévoyant une utilisation bien plus souple dans le but de rétablir une dissuasion et le principe de non-attaque d’un pays nucléairement sanctuarisé ?

La Constitution russe prévoit l’acceptation du recours aux armes nucléaires en cas de “violation grave du territoire national (principe souvent invoqué par Medvedev), d’où le fait que l’on craint que cela se produise à cause de la Crimée occupée par la Russie si les forces ukrainiennes décidaient de reconquérir l’Ukraine. Mais aujourd’hui, les armes nucléaires les plus potentiellement utilisables par Moscou sont sans doute celles de Biélorussie, en plus de ceux transportés par les bombardiers russes, de l’arme balistique et des sous-marins, d’ailleurs passés récemment sous la direction de Patroutchev, chef du Conseil Maritime Russe et ex-Secrétaire général du Conseil National de Sécurité russe. La Russie s’appuie fortement sur la dissuasion nucléaire des sous-marins, et sur les torpilles nucléaires Poséidon, connues sous le nom de Status-6, ainsi que sur les missiles balistiques Sarmat RS 28. Donc le problème, simplement, est de savoir si les Russes pourront utiliser, en cas de besoin, la même cruelle mais efficace méthode américaine de 1945 : forcer, avec une dévastation immense, l’Ukraine à la capitulation. Rien n’est impossible. Cependant, la tentative russe de percer, d’affaiblir le front et d’avancer dans d’autres territoires ukrainiens, semble plus réaliste. Par conséquent, le recours à l’arme nucléaire n’aurait de sens que s’il était décisif et sans autre solution pour changer le sort de la guerre. Les missiles Iskander biélorusses font pencher la balance en ce sens. En revanche, le recours massif aux bombardements aériens sur les villes ukrainiennes, comme en Syrie, la soi-disant syrianisation du conflit, est une option alternative aussi difficile que drastique. Toutefois, jusqu’à présent, l’armée de l’air russe a été objectivement sous-utilisée.

À lire aussi : La contre-attaque russe dans l’oblast de Koursk


#GuerreRussoUkrainienne, #UkraineVsRussie, #ConflitMondial, #GuerreGlobale, #RussieUkraine, #MondialisationDesGuerres, #SoutienNordCoreen, #SoutienIranien, #ConflitKoursk, #ConflitUkraineGaza, #GuerreMultipolaire, #SoutienBRICS, #ImpactGlobal, #OffensiveUkrainienne, #AllianceIranRussie, #SoutienMilitaireInternational, #UkraineDefense, #SoutienCoreeDuNord, #Multipolarisation, #UkraineKoursk, #UkraineOffensive, #BRICS, #RussieVsUkraine, #MondialisationDeLaPaix, #ConflitTaiwan, #RussieEtSesAllies, #GeopolitiqueMondiale, #ImpactDesAlliances, #UkraineContreAttaque, #UkrainianResistance

Shares
Retour en haut