L’Entretien du Diplomate avec Myriam Benraad – Du 11 septembre au 7 octobre et ses lendemains : le Moyen-Orient entre vide politique, destruction de la vérité et néoconservatisme délétère

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Moyen-Orient
Photomontage LeLab Le Diplo

Myriam Benraad est politiste, professeure en relations internationales à l’Université internationale Schiller à Paris et directrice de recherche au CF2R. Après plus d’un an de reprise violente des hostilités au Proche-Orient, elle revient dans cet entretien pour Le Diplomate sur les développements politiques les plus récents ainsi que les perspectives au long cours à l’échelle régionale, caractérisés par trois logiques clés : vide politique, destruction de la vérité et rémanence néoconservatrice délétère.

Propos recueillis par Angélique Bouchard

Le Diplomate : Comment caractériseriez-vous l’état du Moyen-Orient en cet automne 2024 ?

Myriam Benraad : La situation dramatique qui prévaut à Gaza, au Liban et, de manière plus large, dans tout le Moyen-Orient, s’assimile à mes yeux à un vide politique frappant ainsi qu’à la destruction de toute vérité. Si d’aucuns, à commencer par le premier ministre israélien lui-même, voient en effet dans l’escalade présente de la violence une fenêtre d’opportunité historique pour une configuration géopolitique majeure de la région, c’est plutôt un processus de déréliction auquel le monde assiste, impuissant. Ceci ne revient pas à affirmer que le statu quo qui précédait les massacres du 7 octobre 2023 était satisfaisant, loin de là. Mais même imparfait, marqué par des niveaux élevés de violence, celui-ci ne pointait pas vers le chaos comme c’est le cas actuellement, alors que s’intensifient et s’étendent les combats et les représailles. On évoque beaucoup les guerres informationnelles que se livrent les différentes parties au conflit, dans la sphère numérique en particulier. Ces dernières vont malheureusement bien plus loin qu’il n’y paraît : elles ont d’ores et déjà conduit à l’oblitération de toute vérité possible et factuelle, à sa destruction pure et simple, ce qui complique la tâche du chercheur et rendra celle des historiens encore plus ardue, à supposer qu’ils puissent même écrire, dans des conditions acceptables, le déroulement de cette séquence effroyable.

Pourriez-vous revenir sur ce processus de destruction de la vérité que vous mentionnez ? Comment en est-on arrivés là ?

Ce processus destructeur a tout à voir avec l’idée de « post-vérité », laquelle décrit depuis des années la situation où l’émotion prime sur la réflexion et l’opinion sur la réalité des faits. Je ne reviendrai donc pas ici sur ces aspects. Mais il me semble que la situation est dorénavant bien plus grave, du reste pour ce qui concerne l’étude du Moyen-Orient. Il n’y a plus aucun moyen d’établir un quelconque semblant de vérité au sujet de cette région et les événements fondamentaux qui s’y déroulent sous nos yeux. Les réseaux sociaux et autres plateformes n’ont pas seulement conduit à une généralisation des propos erronés ou biaisés, mais à une véritable thanatopolitique sanctionnant la mort de toute vérité, que l’on ne juge plus souhaitable. L’idéologie a pris le pas sur toute analyse objective des faits, des dynamiques sur le terrain, sur toute realpolitik. Il n’est pas le seul à blâmer, mais le néoconservatisme en tant que système de pensée vulgarisé dans le discours public et partout ailleurs, a joué un rôle de premier plan dans cette idéologisation funeste du réel. On rétorque fréquemment qu’il ne faut surtout pas réduire ce courant aux justifications mensongères qu’il avait apportées par le passé à des guerres calamiteuses comme l’Afghanistan, l’Irak, la Libye ou encore la Syrie, mais soyons honnêtes : c’est lui qui soutient aujourd’hui, sur le plan des idées, cette décomposition avancée et meurtrière du Moyen-Orient.

On pensait pourtant ces fameux néoconservateurs relégués au passé…

C’est là une erreur sérieuse car jamais le néoconservatisme n’a été aussi influent que dans la configuration actuelle, ne serait-ce que par le retour en force d’une rhétorique bien connue, celle qui avait entouré les attentats du 11 septembre et le basculement de l’administration de George W. Bush vers la guerre permanente au Moyen-Orient en vue de le transformer de façon holistique et positive. Il s’agissait du concept de « Grand Moyen-Orient » promue à l’époque par Washington et désormais remis au goût du jour par la frange la plus dure du cabinet de guerre israélien. À quoi s’ajoute la notion d’une « réinitialisation » (reset en anglais, terme que l’on retrouve dans maintes discussions), supposée aboutir à une refonte pacifique et prospère de cette région par le truchement de la guerre. De la même manière que cette mouvance estimait, au lendemain de la première Guerre du Golfe en 1991, que Bush père n’était pas allé au bout de la logique de changement de régime à Bagdad, ses représentants considèrent aujourd’hui que ne pas aller au bout de la logique de la guerre à Gaza, au Liban, et plus encore contre le régime des mollahs en Iran, cet « État voyou » par excellence, constituerait un revers. L’argument mis en avant est qu’une intervention militaire contre Téhéran, à la tête du fameux « Axe de la résistance », est impératif à la reconfiguration d’ensemble du Moyen-Orient et qu’elle sera soutenue en interne par la société civile. Or, entre 1991 et 2024, n’oublions pas que Saddam Hussein a été délogé par les États-Unis, puis exécuté, et que l’Irak a pourtant moins connu une démocratisation heureuse que les affres du chaos. Que signifierait un changement de régime impulsé depuis l’extérieur, qui reposerait pour l’essentiel sur un scénario du possible, avec les risques immenses qu’il comporte, et non sur une certitude quant à l’« après » ?

Quelles sont les implications au long cours d’une telle représentation du Moyen-Orient ?

Le néoconservatisme, dans ses différentes expressions, continue de reposer sur une lecture normative du cette région, qui caractérisait déjà son attitude vis-à-vis du bloc soviétique au temps de la Guerre froide. Cette lecture est moins préoccupée par ce que ce « Moyen-Orient » est vraiment que par ce qu’il devrait être. Pour mettre en œuvre leurs prescriptions, les néoconservateurs sont prêts à une guerre totale à l’échelle régionale, sans considération aucune pour les peuples qui y vivent et pour leur devenir ainsi que celui des futures générations. Les plus durs perçoivent dans le déchaînement de violence aveugle des derniers mois un « chaos créateur » positif et nécessaire, car le seul pouvant mener à une hypothétique démocratisation. Jusque-là, c’est plutôt l’inverse qui s’est produit, il convient de le rappeler. Le « Grand Moyen-Orient » souhaité par Bush fils s’est concrétisé, certes, mais comme le Grand Moyen-Orient d’États faillis, en proie aux guerres civiles et au terrorisme, à présent dominé par un « Axe du Mal » que Netanyahu cite aussi dans sa rhétorique guerrière. On peut espérer le contraire mais le Moyen-Orient que le premier ministre israélien prépare sera moins ce « nouvel ordre » heureux qu’il montrait sur une carte devant l’Assemblée générale des Nations Unies qu’une aire de grand désordre géopolitique. Pis, les néoconservateurs ont eux-mêmes fini par être dépassés par cette destruction de la vérité qu’ils ont délibérément causée autour d’eux, étouffant toute critique, toute remise en cause, comme l’illustre leur usage tout aussi délétère des réseaux sociaux où ils ne brillent ni par leur décence, ni par leur ouverture au débat.

N’est-ce pas in fine la déroute d’une certaine approche « occidentale » du Moyen-Orient à laquelle on assiste ?

Moins de la déroute d’une certaine optique de l’Occident, j’évoquerais plutôt une interrogation profonde sur le leadership américain et son « moment unipolaire » au Moyen-Orient, que les faucons, représentés sur l’ensemble de l’échiquier politique aux États-Unis, continueront paradoxalement d’aggraver par-delà le résultat de la prochaine élection. L’administration Biden n’a en réalité rien fait pour obtenir une désescalade des hostilités entre Israël et ses adversaires régionaux, et sa politique étrangère sur le dossier proche-oriental, comme sur la guerre en Ukraine, a été très bien reçue, voire acclamée par le « parti de la guerre ». La violence va se poursuivre, avec un choix décisif qui se posera au successeur de l’actuel occupant de la Maison Blanche : réitérer le fiasco des interventions militaires passées, sous la pression des néoconservateurs les plus endurcis, ou tout faire pour s’en préserver. Les stigmates des engagements afghan et irakien antérieurs sont encore présents dans les esprits et rendront le premier scénario difficilement réalisable. L’opinion publique est en outre plus que jamais divisée quant au visage que devrait prendre la diplomatie américaine au Moyen-Orient. Dans le même temps, on peut s’inquiéter des déclarations faites ici et là, à l’instar de celles de l’ancien conseiller à la sécurité nationale John Bolton, qui déduisait il y a peu encore qu’il faudrait revoir toutes les frontières du Moyen-Orient après avoir fait tomber la République islamique iranienne.

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