Par Razika Adnani – Son site : https://www.razika-adnani.com
TRIBUNE. L’Iran utilise habilement la question palestinienne pour étendre son influence dans le monde musulman. Cette stratégie, qui transcende le clivage sunnite-chiite, inquiète les monarchies arabes.
La mort de Hassan Nasrallah, chef du Hezbollah (Parti de Dieu), parti libanais politico-religieux d’obédience chiite, met en avant la division des musulmans entre chiites et sunnites, mais aussi la division des sunnites entre ceux qui pleurent Nasrallah et le considèrent comme un martyr et ceux qui pensent qu’il était chiite et que les sunnites doivent se réjouir de sa mort.
Le ministère yéménite des Affaires religieuses a même émis une fatwa dans laquelle il a affirmé le devoir pour un musulman d’être heureux de la mort de Nasrallah, même si c’est Israël qui l’a tué. Lorsque la République islamique chiite d’Iran a envoyé des missiles sur Israël, les pays arabes sunnites voisins, notamment l’Arabie saoudite, la Jordanie et l’Égypte, ne l’ont pas soutenue. Bien au contraire, ils ont soutenu Israël.
Autant d’éléments qui montrent que, derrière la guerre entre Israël et l’Iran, il y a le schisme entre sunnites et chiites. Elle est même, au fond, une guerre entre chiites et sunnites qui remonte à la mort du prophète en 632, lorsque ses compagnons ont refusé qu’Ali, son gendre et son cousin, lui succède comme guide politico-religieux. La colère d’Ali et de ses partisans a été la genèse du premier parti politique dans l’opposition en islam, le chiisme – en arabe chi’a,qui signifie « partisans ».
La scission entre chiites et sunnites – terme venant de sunna, qui signifie « tradition » – s’est accentuée lors de la première guerre civile en islam qui a opposé Ali et le gouverneur de Damas, Mu’awiya, et qui s’est soldée par la victoire de ce dernier, lequel a créé la dynastie des Umayyades (661-750), et par l’assassinat d’Ali par un de ses anciens partisans. Le massacre de Hossein, le fils d’Ali, et des membres de sa famille par les Umayyades en 680 a encore creusé le schisme politique entre les deux islams, qui a évolué progressivement vers un schisme théologique profond rendant toute conciliation entre eux impossible.
Instrumentalisation de la cause palestinienne
Durant toute leur histoire, le désir de venger Ali et son fils Hossein a animé les responsables chiites. Leur objectif est de répandre leur doctrine et d’enlever le commandement du monde musulman aux sunnites, et plus précisément aux Arabes. Lorsque les islamistes fanatiques chiites iraniens ont pris le pouvoir, en 1979, ils ont vu dans la cause palestinienne un moyen de réaliser leur projet politico-religieux. Ils se sont inspirés de la confrérie sunnite des Frères musulmans qui, dès les années 1930, a fait de la cause palestinienne la sienne après l’avoir transformée en un combat de l’islam et, de ce fait, de tous les musulmans.
Les deux mouvements islamistes, celui des Frères musulmans sunnites et celui des mollahs iraniens chiites, se sont beaucoup rapprochés au milieu du XXe siècle pour faire face à l’Occident, vu comme l’ennemi commun de l’islam, mais aussi pour faire tomber les États musulmans considérés par les deux comme corrompus.
La pensée des Frères musulmans a été un élément important qui a inspiré les fondateurs de la République islamique iranienne. La preuve en est que le guide suprême de la Révolution islamique, l’ayatollah Ali Khamenei, a traduit en persan les ouvrages du frériste Sayyid Qutb, dont les livres ont également inspiré des cadres d’Al-Qaïda.
L’instrumentalisation de la cause palestinienne par les extrémistes chiites pour réaliser leur projet politico-religieux explique le fait que l’Iran et le Hezbollah, qui sont chiites, sont les premiers soutiens du Hamas, filiale des Frères musulmans, qui est un mouvement sunnite. Les houthis yéménites, qui sont également chiites, entrent en guerre contre Israël pour soutenir le Hamas alors qu’ils sont en guerre contre les sunnites du Yémen.
Cependant, les rapprochements politiques entre les deux mouvements islamistes sunnites et chiites n’effacent pas les discordes historiques profondes qui les divisent et ne font pas oublier à leurs adeptes les rivalités qui existent entre eux. Lors de la guerre civile syrienne, les Frères musulmans, qui sont sunnites, ont soutenu les islamistes sunnites alors que la République islamique chiite d’Iran et le Hezbollah soutenaient Bachar el-Assad, qui est alaouite (branche du chiisme), ce qui explique la joie des islamistes syriens à l’annonce de la mort de Nasrallah.
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Scission politique et religieuse
Il est certain qu’aujourd’hui, alors que l’islamisme radical, et précisément celui des Frères musulmans – très hostile à Israël –, touche une très grande majorité de musulmans, si l’Iran attaque Israël et arrive à l’affaiblir, il deviendra le héros de tous les musulmans et des sunnites risquent de se convertir au chiisme ou tout au moins d’être des sympathisants de leur doctrine. À Gaza, où la population est sunnite, des conversions au chiisme sont enregistrées, toutes justifiées par le fait que l’Iran et le Hezbollah sont ceux qui s’opposent à Israël et donc ceux qui libéreront la Palestine.
La victoire chiite sur les sunnites est déjà une réalité. Les Iraniens ont réussi, grâce à la cause palestinienne, à leur hostilité envers Israël et à leur alliance avec les Frères musulmans sunnites, non seulement à s’imposer comme les maîtres de tous les chiites, mais aussi à avoir des supporteurs dans le camp adverse, c’est-à-dire à diviser les rangs des sunnites.
Victoire qui a eu, cependant, ses prémices. En 1979 déjà, le retour de l’ayatollah Khomeini en Iran et sa prise du pouvoir ont été salués dans l’euphorie et l’extase par tous les sunnites islamistes dans tout le monde musulman. Il incarnait pour eux la réalisation de leur projet consistant à prendre le pouvoir et à instaurer un État islamique en imposant un islam radical.
Pour les États sunnites, notamment les monarchies arabes et l’Égypte voisines de la Palestine, la guerre que l’Iran et le Hezbollah mènent à Israël vise en réalité l’islam sunnite. C’est une menace qu’ils prennent au sérieux, car ils n’oublient pas la scission politique et religieuse existant entre les deux islams et se souviennent que les chiites ont réussi, à plusieurs reprises, à menacer dans le passé les sunnites et leur pouvoir.
Au Xe siècle, ils ont créé le califat fatimide (909-1171), qui était chiite, en Kabylie (Algérie), avant de s’établir en Égypte et d’occuper toute la côte ouest du Proche-Orient, de la Syrie aux deux villes saintes de l’islam, La Mecque et Médine, menaçant sérieusement Bagdad, la capitale du califat abbasside sunnite. Le califat abbasside a été également menacé du côté est par les Bouyides, qui étaient des chiites iraniens, et a été mis sous leur protectorat en 945.
Pour en finir, on ne peut pas comprendre ni expliquer cette guerre, notamment le soutien à Israël des États arabes sunnites ainsi que la création au Liban du Hezbollah par les Iraniens, sans prendre en compte la guerre ancestrale entre les deux islams sunnite et chiite, ce qu’Israël, lui, prend assurément en considération.
Tribune publiée dans Le Point, le 09/10/2024
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