Par Sylvain Ferreira
« Les automitrailleuses et les chars sont parfaitement adaptés à cette guerre. Nous verrons si le temps me donne raison. » Ces mots, le major Francisco Franco Bahamonde, commandant de la 1a Bandera de la Légion étrangère espagnole, les écrit après le début peu prometteur des blindés espagnols lors de la bataille d’Ambar, au nord du Maroc. Nous sommes le 18 mars 1922, et pour la première fois de son histoire, l’armée espagnole emploie des chars sur le sol africain. A partir de mai 1925, ce sera au tour de l’armée française d’engager des blindés contre les Rifains. Pour comprendre le déploiement de tels moyens il faut revenir plus dix ans en arrière.
Depuis 1909, les forces espagnoles font face à une rébellion dirigée par Mohamed ben Abd-el-Krim dans la région du Rif au nord du Maroc. Les combats se concentrent essentiellement dans la zone de Melilla. À la fin de juillet 1921, Adb-el-Krim lance une harka contre Annual, principal poste espagnol de la région. Cela attire l’attention de Manuel Fernández Silvestre, général de cavalerie audacieux et impétueux qui dispose de 20 000 hommes pour faire face à cette incursion. Il s’enfonce alors en territoire rebelle en espérant atteindre la baie d’Al Hoceïma sans assurer ses arrières. Krim contre-attaque avec environ 3 000 guerriers. Encerclés, coupés de tout renfort, les avant-postes tombent un à un. Au lieu de se retirer en combattant, l’armée de Silvestre se disloque : les conscrits, pris de panique, abandonnent leurs armes et s’enfuient. Les Rifains massacrent tous ceux qu’ils attrapent, soldats comme civils. Au final, les pertes espagnoles s’élèvent à un minimum de 8 000 morts et 600 prisonniers. Silvestre lui-même meurt à Annual, sans qu’on sache s’il est mort en combattant ou s’il s’agit d’un suicide. Pour l’Espagne c’est une humiliation sans précédent. Ce qu’elle avait mis douze ans à conquérir est perdu en quelques jours seulement. Cette déroute espagnole face aux Rifains devient la plus grande défaite d’une puissance européenne dans un conflit colonial en Afrique au 20e siècle. La catastrophe d’Annual entraîne deux graves conséquences pour l’Espagne : tout d’abord son armée de 20 000 hommes se retrouve impuissante, et les rebelles possède désormais de l’artillerie moderne (au moins 130 pièces), des armes légères, 400 mitrailleuses et des milliers de munitions capturés suite à la débâcle d’Annual[1]. La tâche herculéenne de reconquérir la région de Melilla est confiée à la légion espagnole et aux Regulares (troupes marocaines sous commandement espagnol). L’Espagne engage rapidement les unités dont elle dispose dans la zone ouest du Protectorat pour sauver Melilla de l’invasion rifaine. Les batailles sont intenses, la légion et les Regulares sont à la pointe des combats. Le coût humain, matériel, la difficulté du terrain et la ténacité des rebelles suscitent des débats enflammés au sein du gouvernement espagnol quant à l’éventuel abandon du Protectorat. Krim, qui vole de de succès en succès, rallie davantage de tribus, et se retrouve à la tête d’une rébellion généralisée.
Début 1922, l’armée espagnole poursuit ses efforts pour récupérer les territoires perdus. Les postes majeurs de Nador, Tauima et Monte Arruit sont repris, et le franchissement de la rivière Kert, prévu à l’agenda, a lieu le 10 janvier avec la prise de Dar Drius, qui devient le quartier général des opérations. L’offensive principale de l’année contre les kabyles Beni Said et Beni Ulixech commence en mars. Pendant ce temps, le lieutenant-colonel José Millán Astray, fondateur de la légion espagnole, retourne au front le 14 février après avoir été blessé pour la deuxième fois. Le général Federico Berenguer Fuste, frère du Haut-Commissaire, dirige la colonne principale contre les rebelles. Le 18 mars, Millán Astray mène les 1a et 2a Banderas de la légion en direction Ambar/Anvar. Cette offensive emploie un équipement moderne pour l’époque, car après la catastrophe d’Annual, il n’est plus question de se laisser surprendre par les Rifains[2]. Une commission visite plusieurs pays européens dans l’espoir d’acquérir des tanks. Le Whippet britannique est envisagé, mais pour des raisons financières et politiques, la France est privilégiée. La proximité géographique de la France et son intérêt commun pour le Maroc facilitent les négociations. En août 1921, le premier ministre français autorise la vente de chars, d’artillerie et d’avions à l’Espagne. Les tanks Renault FT-17 arrivent en janvier de l’année suivante. Le premier lot compte douze Renault FT-17 de 6,5 tonnes, dont onze armés de mitrailleuses Hotchkiss de 7 mm et un servant de tank de commandement (FT-17 TSH). Six tanks Schneider CA1 sont également acquis pour l’artillerie. L’unité reçoit aussi douze camions de transport de tanks Renault, deux camions-citernes Hispano-Suiza, et un camion léger Ford pour le transport[3]. Cependant, aucun abri adéquat pour les chars ou installation de réparation n’est en place, obligeant le capitaine José de Alfaro à signaler la situation au quartier général de Melilla. Les chars, arrivés depuis moins de deux mois en Espagne, sont engagés rapidement contre la tribu Beni Said. Le 17 mars, la compagnie rejoint la colonne du général Berenguer Fuste à l’avant-poste d’Itihuen/Ichtiuen. À 6 heures du matin, le lendemain, les chars ouvrent la voie à l’infanterie de la légion. L’opération réussit à atteindre et occuper les habitations d’Ambar. Mais, alors qu’ils avancent sur un terrain accidenté, les chars se retrouvent séparés de l’infanterie. Les Rifains, absolument pas impressionnés par ces machines, les entourent, les bombardent de pierres, et insèrent leurs dagues par les fentes de vision, blessant un mitrailleur. Les mitrailleuses de bord, récemment installées, s’enrayent. Les chars, contraints de se retirer, continuent de combattre même si certains membres d’équipage abandonnent leurs véhicules en panne. Le bilan fait état de deux sergents et d’un chauffeur blessés, et trois chars sont hors de combat. Faute de matériel de récupération, deux d’entre eux sont abandonnés et les Rifains les détruisent à la dynamite quatre jours plus tard.
L’état-major de l’armée analyse cette performance décevante et conclut que, comme pour les armées alliées pendant la Grande Guerre, le manque de coopération entre l’infanterie et les chars est la principale cause de cet échec. Pour la suite de la campagne, les chars sont cantonnés à des missions de soutien, de reconnaissance et de couverture. Toutefois, lors de l’opération amphibie de la baie d’Al Hoceïma en septembre 1925, la compagnie de FT-17 doit débarquer la première pour appuyer l’infanterie. Mais, en raison de la présence d’un banc de sable, l’infanterie et l’artillerie sont forcées de débarquer seules, les chars n’arrivent que le lendemain pour soutenir le flanc gauche espagnol. Avec ce débarquement, la défaite de Krim et de sa « République du Rif » est assurée même si la guerre se poursuit, avec une intensité moindre, jusqu’à ce que la reddition du chef rebelle le 26 mai 1926. Simultanément, à partir depuis mai 1925, l’armée française, qui combat désormais elle aussi contre les troupes d’ Abd-el-Krim, engage des chars dont elle maîtrise mieux l’emploi depuis la Grande Guerre. Pour soutenir l’infanterie,Pétain, qui commande les forces engagées au Maroc, dispose initialement d’un bataillon spécial de deux compagnies de FT-17. En juillet, un second bataillon de trois compagnies le rejoint ; l’une des compagnies est équipée de chars expérimentaux Renault NC, dotés d’une nouvelle suspension Kégresse avec rouleaux en caoutchouc et patins de chenilles. Cependant, cette configuration se révèle trop vulnérable pour le terrain et est retirée. Pour l’offensive de septembre 1925, les deux bataillons prennent le nom de 517e régiment de chars, chacun avec trois compagnies de 15 chars ; chaque compagnie compte quatre pelotons de combat de trois chars, avec deux chars armés de mitrailleuses et un doté du canon Puteaux de 37 mm par peloton. Plusieurs voitures blindées White-Laffley M1918 sont également déployées en unités séparées, mais, comme leurs homologues espagnoles, leur performance hors route est limitée[4].
Si la guerre du Rif ne change rien à la doctrine d’emploi des chars de l’armée française, pour l’armée espagnole, cela confirme ce que pensait plusieurs officiers quant à la nécessité de les employer même en terrain difficile, y compris face à une rébellion indigène. Il apparaît, une fois encore, comme crucial que les blindés et l’infanterie se soutiennent mutuellement ; sans cela, chaque unité risque d’être isolée et détruite. Cela se produit non seulement pour les blindés espagnols à Ambar, mais aussi pour les blindés italiens pendant la guerre italo-éthiopienne de 1935-1936. Une meilleure fiabilité mécanique, ainsi qu’une amélioration des munitions, renforcent la capacité de combat des blindés espagnols au cours de la rébellion et, même s’ils ne jouent pas un rôle majeur lors des débarquements dans la baie d’Al Hoceïma, ils restent prêts à fournir un appui-feu si nécessaire. Pour l’armée espagnole, il n’y a plus de place pour le débat : les chars et les blindés en général font désormais partie intégrante de ses forces et certains engins engagés au Maroc participeront encore à la guerre civile dix ans plus tard.
[1] Jowett, Philip & Windrow, Martin, The Rif War 1921-26 : Morocco’s Berber Uprising, 2024, Osprey Publishing, page 24
[2] Alvarez, José E., Tank Warfare During the Rif Rebellion in Armor January-February 1997, page 26
[3] Jowett, Philip & Windrow, Martin, Ibid., page 26
[4] Ibid., page 26
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