L’Entretien du Diplomate avec Enée Bussac : Faut-il avoir peur de la monnaie numérique ?

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Bitcoin et l'image de la monnaie numérique aujourd'hui.

Enée Bussac est entrepreneur et enseignant. Il est l’un des spécialistes des monnaies et registres numériques. À ce titre, il est l’auteur de plusieurs ouvrages et plaide, entre autres, pour la souveraineté monétaire de la France. Vivant en Allemagne depuis près de quinze ans, il possède la double nationalité franco-allemande.

Il est l’auteur de Bitcoin, ether & Cie (Dunod, 2018) et Blockchain et monnaies numériques (Dunod, 2022)

Propos recueillis par Philippe Pulice

Le Diplomate : Les monnaies numériques suscitent à la fois l’intérêt et des craintes. Elles ont été découvertes par le grand public à travers les Bitcoins qui ont permis à certains de gagner beaucoup d’argent, et à d’autres d’en perdre énormément. En définitive, les Bitcoins n’ont-ils pas contribué à jeter une forme de discrédit sur le concept de la monnaie numérique ?

Enée Bussac : Le Bitcoin, comme tout ce qui est disruptif, fascine autant qu’il effraie car il introduit une rupture. On observe le même phénomène avec le développement d’Internet au début des années 90. Beaucoup critiquent le Bitcoin ou le considèrent comme dangereux sans le connaître véritablement. Ils ne le perçoivent qu’à travers ses risques, notamment en raison de l’absence d’instance de contrôle.

Tout système, personne ou objet peut être facilement discrédité si l’on ne se concentre que sur ses inconvénients. Le Bitcoin, au fond, n’est qu’un programme open source, sans contrôle centralisé, auquel le marché, c’est-à-dire des investisseurs, attribue une valeur selon leurs propres critères. Actuellement, une unité de bitcoin vaut environ 68 000 $ en monnaie fiat. Bien que ce marché soit largement spéculatif, les investisseurs n’y mettraient pas autant d’argent s’ils n’y voyaient pas de la valeur. Le grand public a certainement conscience que le Bitcoin ne deviendra probablement pas une monnaie mondiale capable de remplacer le dollar ou l’euro, qui auront tôt ou tard leur version numérique.

LD : La BCE a lancé en octobre 2023 la phase préparatoire de son projet d’euro numérique, qui se poursuivra jusqu’à l’automne 2025. À l’issue de cette phase, elle devra décider de sa création pour tous les citoyens de la zone euro. Pensez-vous qu’il soit plausible que la BCE arrête ce projet ?

EB : Tout est possible, mais je pense que la BCE mettra en place un euro numérique qui sera probablement décevant, même si le projet a pris du retard et s’étendra jusqu’à la fin des années 2020. Cela soulève plusieurs questions fondamentales.

Tout d’abord, quel est l’intérêt d’avoir un euro numérique si ce n’est pas pour bénéficier pleinement du potentiel des monnaies numériques (notamment leur aspect programmable), d’autant plus que les solutions de paiement actuellement disponibles restent globalement satisfaisantes ?

Puis, quel sera le rôle des banques institutionnelles, si les citoyens européens peuvent gérer leur argent (l’obtenir et le gérer) via la BCE ?

Est-ce que l’euro numérique va permettre aux états de gagner en souveraineté ?

Et enfin, quel sera l’impact de cette nouvelle monnaie sur la vie privée des citoyens et quel sera l’avenir de l’argent liquide ?

Je pense que ce projet sera abandonné ou reporté si la BCE ne répond pas de manière satisfaisante à ces questions. De plus, de nombreux pays européens, notamment l’Allemagne, sont encore attachés à l’utilisation de l’argent liquide. Par ailleurs, les États-Unis ne semblent pas pressés de mettre en place un dollar numérique, surtout si Trump est réélu. À mon avis, l’euro numérique n’est pas justifié s’il se limite à imiter les moyens de paiement actuels, qui sont d’ailleurs presque tous contrôlés par des entreprises américaines. Il n’est pas non plus acceptable s’il entraîne une surveillance ou un contrôle des moyens de paiement.

LD : Dans la perspective potentielle de la suppression de l’argent liquide, le projet de l’euro numérique n’est-il pas un moyen pour les états de la zone euro de lutter efficacement contre le marché noir et les économies souterraines ?

EB : Je ne pense pas que la suppression de l’argent liquide soit réaliste, sauf en cas de grande crise. Par ailleurs, une grande partie de l’économie souterraine n’utilise pas l’argent liquide. Les valises de billets vers les paradis fiscaux, c’est surtout du cinéma. Les réseaux organisés et grandes institutions préfèrent des transactions discrètes, sans argent liquide, trop contraignant pour eux. La plupart des cryptomonnaies permettent d’échanger des sommes importantes de manière anonyme ou quasi-anonyme, notamment le bitcoin, et surtout le Monero, le Z-Cash ou le Dash.

Je pense toutefois que se passer de l’argent liquide pourrait être une bonne idée en théorie, car cela permettrait d’appliquer uniformément les mêmes règles à toutes les transactions monétaires, notamment sur le plan fiscal. Actuellement, de nombreuses transactions échappent à la taxation, au sens large du terme, et les systèmes fiscaux de la plupart des pays sont de véritables passoires. Y remédier permettrait soit d’augmenter les recettes, soit de réduire les taux de prélèvement. Cela serait possible si la monnaie numérique devenait le seul moyen de paiement. En contrepartie, une certaine transparence devrait être garantie aux acteurs économiques.

LD : Le projet de l’euro numérique soulève de légitimes questions sur les libertés individuelles. Si ce dernier s’impose à terme comme l’unique moyen de paiement, toutes les transactions des citoyens de la zone euro pourraient être facilement tracées, mettant ainsi à mal le principe de confidentialité. D’autre part, l’euro numérique renforce l’hypothèse de la mise en place progressive d’une forme de crédit social. Bref, pensez-vous qu’il s’agit d’une menace réelle pour nos libertés ?

EB : De nombreux consommateurs, notamment en France, utilisent leur carte de crédit pour la majorité de leurs achats, même pour de petits montants, acceptant ainsi le traçage de leurs paiements. Ils semblent privilégier la praticité des paiements électroniques à la confidentialité, qui reste difficile à garantir dans le monde numérique. Tout y est potentiellement traçable. L’argent liquide offre deux avantages essentiels que nous devrions tenter de reproduire dans le numérique, même s’il est certainement irréaliste de les atteindre complètement : l’anonymat et l’inclusivité. Les paiements en liquide sont anonymes et accessibles à tous. Cela devrait être aussi le cas de l’euro numérique.

Je pense que les inquiétudes autour de la monnaie numérique, comme l’idée d’une monnaie périssable ou le contrôle total de la consommation, ne se concrétiseront pas, du moins je l’espère. Néanmoins, il faut s’attendre à certaines des restrictions, certains contrôles, et à une possible intrusion dans la vie privée, même si un modèle similaire à celui de la Chine reste peu envisageable.

Au final, le problème reste le même : la BCE, comme les autres banques centrales, ne remet pas en cause la centralisation du contrôle de l’émission monétaire et du prix de l’argent. L’euro est créé selon la volonté de la BCE et des gouvernements qui continueront d’accumuler des déficits tant qu’ils auront un accès facile à la création monétaire, sans entreprendre de réelles réformes. Je pense que l’euro est un facteur clé de l’affaiblissement de l’économie des pays qui l’ont adopté depuis 25 ans, y compris l’Allemagne aujourd’hui. La version numérique de l’euro ne changera pas cette réalité.

LD : Les peurs sont souvent des freins au changement. Si certaines sont fondées, d’autres résultent de la méconnaissance. Finalement, la monnaie numérique, et en particulier l’euro numérique pour les Européens, n’est-elle pas inéluctable ? De gré ou de force, il faudra s’adapter. N’est-elle pas aussi une opportunité, présentant des avantages considérables dont on parle peu ? La monnaie numérique souffre-t-elle d’un déficit en marketing et en communication ? De gré ou de force, il faudra s’adapter. N’est-elle pas aussi une opportunité, présentant des avantages considérables dont on parle peu ? La monnaie numérique souffre-t-elle d’un déficit en marketing et en communication ?

EB : Je suis effectivement de cet avis. Il faut faire preuve de pédagogie et j’essaie d’y contribuer. Des personnes entre autres, comme Marc Touati, Charles Gave, Olivier Delamarche, Philippe Béchade, Philippe Herlin et Tom Benoit ont un rôle important a joué. Il faut être constructif et mettre en avant les avantages potentiels de la monnaie numérique.

Je défends l’idée dans mes ouvrages que les monnaies numériques ont trois grands avantages dont il serait bon de tirer parti, notamment dans le cadre de la mise en place de l’euro numérique.

Premièrement, elles sont programmables, ce qui signifie qu’on peut y intégrer des règles automatiques, pour tous les paiements ou pour des cas spécifiques, grâce aux contrats intelligents. Cela permettrait par exemple d’automatiser de nombreux processus. Par exemple, lorsque vous achetez un billet d’avion ou de train, le paiement pourrait être programmé pour vous rembourser automatiquement en cas de retard ou d’annulation. Un autre exemple serait de transformer la TVA en une TVE (taxe sur la valeur environnementale), qui varierait selon la nature ou l’origine des composants des produits que vous achetez. Cette taxe serait calculée automatiquement par le système de paiement en fonction de règles transparentes. Prenons un cas concret : si la TVE est fixée à 0,24€ pour 1 000 km/kg parcourus, et que les ingrédients de votre yaourt de 125 g (1/8ème de kg) ont parcouru 5 000 km, la TVE serait de 0,24 € x 5 x 1/8, soit 0,15€. La liste des ingrédients serait stockée sur un registre numérique, consultée à chaque paiement pour calculer la TVE, sans divulguer la composition exacte du produit, qui resterait protégée par le secret industriel.

Deuxièmement, elles permettent d’effectuer des micropaiements qui permettront entre autres, de mettre en place de nouveaux business models, et d’augmenter l’efficacité de nos processus de paiement. Concrètement, vous ne paieriez plus votre eau ou votre électricité une fois par mois en fonction de la moyenne de votre consommation mensuelle de l’année précédente. Le wallet (porte-monnaie numérique) de votre maison se connecterait à celui du fournisseur d’eau et pourrait émettre un micropaiement à chaque seuil de consommation, par exemple tous les dix litres. Le prix de l’eau évoluerait de manière très dynamique en fonction de la production et de la demande : plus vous consommeriez, plus le tarif augmenterait, et à l’inverse, une faible consommation ferait baisser le prix. Vous pourriez aussi payer votre parcmètre à la minute, le péage de l’autoroute au kilomètre, etc.

Troisièmement, elles pourraient être dédiées à une utilisation précise. On pourrait ainsi imaginer des monnaies dérivées de l’euro numérique, qui serviraient à collecter la TVA ou à créer de nouvelles formes de revenus pour récompenser, par exemple, la mobilité verte ou le recyclage. Lors de chaque transaction, un contrat intelligent scinderait le paiement en autant de monnaies que de destinataires, par exemple une pour l’administration fiscale, une pour le point de vente et une autre pour le producteur, toutes stables et arrimées à l’euro. La TVA serait ainsi calculée et prélevée instantanément à chaque paiement selon un processus clair, transparent et automatique.

L’introduction des monnaies numériques pourrait inaugurer une nouvelle ère pour la gestion monétaire, en permettant la simultanéité des interactions sur un registre numérique. Les échanges de monnaie, d’informations, d’énergie et les actions dans le monde réel se traduiraient instantanément en flux monétaires enregistrés de manière fiable. Actuellement, la monnaie est gérée de manière complexe et isolée à travers divers systèmes tels que SWIFT, SEPA et d’autres services financiers.

Avec les monnaies numériques, la monnaie deviendrait une unité informatique plutôt qu’une simple unité comptable. Cela permettrait d’effectuer des paiements en temps réel, en alignant la consommation d’un service et son règlement comme évoqué précédemment : un utilisateur pourrait être facturé pour chaque minute de visionnage d’un film, ou chaque dixième de kWh d’électricité consommée, ou bien encore pour chaque kilomètre parcouru sur l’autoroute…

Cette approche offrirait de nombreux avantages : plus besoin de monnaie physique, d’estimer sa consommation ou d’attendre des semaines pour régler des factures. Les monnaies numériques intégreraient également la monnaie à divers systèmes, tels que les réseaux énergétiques, les chaînes logistiques et même les interactions quotidiennes sur Internet.

Malheureusement, la Banque centrale européenne (BCE) ne semble pas encore aborder ces possibilités dans ses discussions sur l’euro numérique.

La monnaie devrait servir la société et l’économie, plutôt que les gouvernements et les super-riches. Utiliser la monnaie comme outil de surveillance ou de coercition, comme le fait la Chine ou les États-Unis, contribue aux maux du monde. Tous les acteurs économiques doivent pouvoir choisir leur monnaie sans contrainte, et il appartient aux émetteurs de proposer des « bonnes monnaies ».

Une « bonne monnaie » est neutre, sa création et son prix ne devant pas dépendre d’un petit groupe dont les intérêts divergent de ceux du plus grand nombre. Le bitcoin et l’or en sont des exemples. Je doute d’un retour à une économie entièrement basée sur le cash et reconnais les nombreux inconvénients du système actuel, qui perdurent depuis au moins 25 ans, notamment ceux liés à l’euro.

Pour améliorer notre société, il est crucial de diminuer le rôle de l’État et ses prélèvements. La monnaie est un levier essentiel dans une éventuelle sortie de l’UE et de l’euro. Ceux qui critiquent le gouvernement et la BCE doivent s’emparer de la question des monnaies numériques et proposer une alternative à l’euro numérique, qui risque d’entraîner restrictions et contrôles.

Je souhaite m’engager dans cette démarche, en rejoignant un mouvement citoyen, un parti politique ou un think tank, pour profiter de l’opportunité de rétablir un nouveau franc. C’est le moment de promouvoir la « bonne monnaie », comme le bitcoin, et de créer cette nouvelle monnaie que j’appelle de mes vœux.

À lire aussi : « L’Afro », les crypto-monnaies traçables et sûres, un moyen de développer et moderniser l’Afrique


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