Le général (2S) Jean-Bernard Pinatel est expert reconnu en géopolitique et intelligence stratégique. Il est également chroniqueur régulier pour Le Diplomate et il a publié au printemps Ukraine, le grand aveuglement européen : carnets de deux ans de guerre, chez Balland. Il est également l’auteur de l’histoire de l’Islam radical et de ceux qui s’en servent en 2017 chez Lavauzelle.
Il analyse ici les premières nominations au postes régaliens par Donald Trump pour son retour à la Maison Blanche et les perspectives sa politique étrangère pour le monde… Entretien exclusif pour Le Diplomate
Propos recueillis par Angélique Bouchard
Le Diplomate : Vous êtes un observateur avisé des relations internationales et notamment du conflit ukrainien. Tout d’abord, comment analysez-vous la dernière décision de Joe Biden d’autoriser l’Ukraine à frapper le sol russe en profondeur juste avant la prise de fonction effective de Donald Trump en janvier prochain ? De quels missiles s’agit-il et quels sont les risques ?
Jean-Bernard Pinatel : La décision de Biden est une première rupture de son engagement de réaliser une transition apaisée car cette escalade si elle se réalise sur le terrain, va à l’encontre de la volonté de Trump et de ses plus proches conseillers d’aboutir rapidement à un cessez-le-feu en Ukraine. Certes les Ukrainiens utilisent déjà des ATACMS d’une portée de 160 kilomètres depuis octobre 2023 sur le sol ukrainien. Ils ont notamment frappé deux aérodromes situés à Berdiansk et Louhansk (85 et 100 kilomètres de la ligne de front). Ce dont on parle ce sont des ATACMS Block 1A dont la portée est de 300 km et la charge utile de 230kg de TNT. Cela ne changera pas le cours de la guerre mais cela peut amener une escalade selon la réponse des Russes. En profiteront-ils pour frapper en Roumanie la future grande base de l’Otan qui se trouve le long de l’aéroport Aéroport international Mihail-Kogălniceanu à moins de 50 kms de la frontière ukrainienne et à 10 kms du port de Constanta ? Où Poutine pariera-t-il de faire confiance à Trump ? Ou encore Trump, de façon discrète, fera-t-il pression sur le haut commandement américain pour que les coopérants sur place « prennent le temps jusqu’au 21 janvier 2025 pour fournir les clés des missiles à l’Ukraine ? » L’avenir le dira.
LD : Justement, que vous inspirent alors les nominations de Pete Hegseth au Pentagone, Marco Rubio au secrétariat d’État et Tulsi Gabbard à la tête des services secrets ? Signalent-elles une continuité ou une rupture dans la doctrine de politique étrangère des États-Unis sous Trump 2 ? Et au prisme de son précédent mandant ?
JBP : Ces personnes représentent une vraie rupture dans la vision du monde et ont joué un rôle dans les prises de position de Trump dans la campagne présidentielle qui a considéré la Chine comme la menace principale, critiqué Biden d’avoir jeté la Russie dans les bras de la Chine, affirmé son soutien total à Israël et s’est engagé à stopper la guerre en Ukraine.
Rupture par leur âge : ce qui unit ces trois futurs hauts responsables américains Marco Rubio, Tulsi Gabbard et Pete Hegseth c’est leur jeunesse respectivement 54, 53 et 44 ans. Rupture par leur parcours, très jeunes élus au Sénat et à la chambre pour les deux premiers ou engagement dans l’armée américaine en Irak et en Afghanistan pour les deux derniers, ce qui leur a fait toucher du doigt la menace de l’islamisme.
Rupture enfin, avec leurs convictions affirmées catholique et anti woke.
Celui qui aura une influence déterminante sur la politique extérieure des USA est Marco Rubio 53 ans sénateur de Floride dont le père était un émigré cubain, farouchement anti-communiste et totalement sur la ligne de Trump pour considérer que la menace principale est la Chine et pour son soutien sans limite à Israël.
Ensuite, Tulsi Gabbard, encore une personnalité exceptionnelle. Agée de 21 ans en 2002, elle devient la plus jeune parlementaire d’Hawaï. Elle rejoint l’Army National Guard d’Hawaï en 2003. L’année suivante, elle sert douze mois en Irak dans une unité médicale. Elle est déployée ensuite au Koweït en 2008. Féministe, elle considère que l’Islam radical est la première menace, ce qui l’amène à soutenir le combat de Bachar el Assad en Syrie et à considérer que la Russie est un allié dans cette guerre. Elle est donc aussi un soutien total d’Israël. Elle se présente en 2020 à l’investiture du parti démocrate où elle ne recueille que 2% des voix, Hillary Clinton l’accusant d’être appuyée par les républicains, à la satisfaction des Russes mais c’est à cette date que se situe son divorce avec les démocrates et elle rejoint Trump dès le début de sa campagne de 2024.
Enfin, Pete Hegseth, le plus jeune, futur conseiller principal en matière de défense. Il est présenté par la presse démocrate comme un animateur de Foxnews la chaine TV qui a toujours soutenu Trump, poste qu’il a occupé depuis 2014 mais c’est également un ancien officier subalterne d’infanterie décoré de deux « bronze stars[1] » qui a servi comme chef de section en Irak puis capitaine en Afghanistan. En 2014 il a rejoint la réserve de l’armée avec le grade de major Il est également « graduate » de l’université de Princeton et du premier cycle d’Harvard. Auteur de American Crusade: Our Fight to Stay Free. Il n’est ni un haut militaire ni un haut fonctionnaire nommé à ce poste. C’est un catholique militant qui partage totalement les positions de Trump et d’Elon Musk sur le caractère irréconciliable entre la droite et la gauche woke.
LD : Ces nominations pourraient-elles altérer ou redéfinir les relations avec des partenaires historiques comme l’OTAN, ou encore recentrer l’attention sur des alliances bilatérales spécifiques ? Les alliés européens doivent-ils se préparer à une nouvelle ère de défiance ou de coopération opportuniste ?
JBP : ce qui est sûr c’est qu’ils ne voudront pas payer pour la sécurité de l’Europe et qu’ils seront de l’avis Trump qui, dès son premier mandat, ne voulait maintenir des troupes que si les européens les prenaient totalement en charge ; ils ignoreront la commission européenne et préféreront des accords bilatéraux. Et enfin, ces conseillers n’ont vraisemblablement aucune considération pour Macron qui a exprimé lors de l’ouverture des jeux olympiques son soutien à l’idéologie woke et au blasphème de la religion catholique.
LD : Compte tenu du rôle de Marco Rubio, connu pour ses positions fermes contre la Russie, et de l’héritage trumpien qui a souvent minimisé l’engagement américain en Ukraine, quelle pourrait être la posture des États-Unis dans ce conflit ? Doit-on s’attendre à une intensification de l’aide militaire ou à une réorientation des objectifs stratégiques ?
JBP : Je ne suis pas d’accord avec vous, Biden a soutenu l’Ukraine tant qu’il pouvait sans prendre le risque de mettre en difficulté la Russie et amener ainsi Poutine à franchir le seuil de nucléarisation du conflit.
Trump a affirmé qu’il règlerait ce conflit en 24 heures. Il peut certainement remettre autour de la table les Ukrainiens par la menace de couper l’aide militaire américaine alors même que l’Europe est incapable de la remplacer à un niveau suffisant pour poursuivre le conflit. Et aussi la Russie s’il accepte, ce que Vance a déjà dit, qu’un accord doit se faire sur la base de l’abandon des 4 oblats et de la Crimée annexés par la Russie.
Je rappelle aussi que la guerre en Ukraine hypothèque les capacités militaires des USA face à la Chine selon la déclaration en 2023 du chef d’état-major de la marine appuyé par son secrétaire d’état sur les retards de livraison des missiles mer-mer. Pour l’armée de terre il faudra 5 à 13 ans de production actuelle de l’industrie de défense pour reconstituer les stocks de missiles Javelin et Stinger vidés par l’aide à l’Ukraine. Par ailleurs, d’ores et déjà des productions prévues pour l’Ukraine ont été détournée vers Israël par Biden ce qui explique en partie le recul accéléré des forces ukrainiennes.
LD : Sous la précédente administration Trump, les États-Unis ont consolidé leur soutien à Israël avec des initiatives comme les Accords d’Abraham. Avec Hegseth et Rubio, peut-on envisager une accentuation de ce soutien avec le conflit actuel entre l’État hébreu, le Hamas et le Hezbollah ? Quelle pourrait être la nouvelle approche de Trump vis-à-vis de la normalisation entre Israël et l’Arabie saoudite et une relance des Accords d’Abraham voire la paix avec les Palestiniens ?
JBP : L’Arabie Saoudite est sous la menace intérieure permanente de l’islamisme et l’appui américain est essentiel pour le régime des Saoud. Par ailleurs le soutien à Israël sera total car l’Iran est considéré comme le sponsor de l’islamisme et Trump se servira des Israéliens pour écarter le risque de l’accession de l’Iran à l’arme nucléaire qui sanctuariserait son territoire.
LD : Avec Tulsi Gabbard, connue pour son scepticisme envers les interventions militaires, à la tête des services secrets, et une administration Trump réorientée, comment les États-Unis pourraient-ils aborder le dossier iranien ? Assisterons-nous à une stratégie hybride mêlant soutien massif à l’opposition iranienne, pressions économiques accrues, dialogues sélectifs et multiplications des « opé-noires » pour faire chuter un régime de plus en plus impopulaire ou à une escalade des tensions et un conflit direct ?
JBP : J’ai répondu en partie. Le retour d’un dialogue accru avec la Russie qui est l’acteur du nucléaire civil irakien et donc qui connait précisément où en est son programme militaire, l’instauration d’un cessez le feu en Ukraine sur la base des conquêtes territoriales russes sont de nature à isoler l’Iran. Quant aux opérations spéciales sur le territoire iranien ceux qui savent faire et sont à la manœuvre, ce sont les israéliens et ils bénéficieront évidemment de l’appui logistique américain.
LD : À l’heure où Pékin accentue sa présence économique et militaire à l’international, que peut-on attendre des nominations de Hegseth et Rubio, tous deux associés à des positions anti-chinoises ? La politique envers la Chine sera-t-elle dominée par la confrontation économique, une stratégie militaire renforcée ou une approche plus nuancée ?
JBP : Oui certainement la politique de Trump passera par une confrontation accrue avec la Chine car son objectif de réindustrialisation des Etats-Unis passe par l’augmentation des droits de douane mais cette augmentation va augmenter le coût de la vie aux USA d’où la nécessité de réduire les impôts dont la clé est ce budget fédéral de 6, 5 trillions de dollars. C’est là qu’Elon Musk intervient, aidé de Vivek Rasmaswamy. Il a promis de réaliser une économie de 2 trillions qui seront laissés dans la poche des Américains.
LD : Tulsi Gabbard, qui a souvent critiqué les “guerres éternelles” et plaidé pour une diplomatie plus mesurée, est désormais en charge des services de renseignement. Comment cette vision peut-elle influencer l’efficacité et les priorités des services américains, notamment en matière de lutte contre le terrorisme et d’espionnage économique ?
JBP : Elle va réorienter les services dans la lutte contre l’islamisme, l’Iran et ses proxys
[1] Qui correspond à notre croix de la valeur militaire avec étoile de bronze.
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Diplômée de la Business School de La Rochelle (Excelia – Bachelor Communication et Stratégies Digitales) et du CELSA – Sorbonne Université, Angélique Bouchard, 25 ans, est titulaire d’un Master 2 de recherche, spécialisation « Géopolitique des médias ». Elle est journaliste indépendante et travaille pour de nombreux médias. Elle est en charge des grands entretiens pour Le Dialogue.