Par Ana Pouvreau
La Géorgie, berceau de Joseph Staline, est un petit pays (70 000 km2) du Caucase peuplé de 4 millions d’habitants. Devenue nouvellement indépendant en 1991, cette ancienne République soviétique se trouve en partie militairement occupée par la Russie (en Abkhazie et en Ossétie du Sud), depuis la guerre russo-géorgienne de 2008[1]. La crise politique survenue à l’issue des élections législatives du 26 octobre 2024, fragilise le pays, avec un risque d’« ukrainisation » de la situation, à savoir l’ouverture d’un nouveau front dans le conflit qui oppose l’Occident et la Russie.
La Constitution géorgienne prévoit désormais que le président de la République soit élu pour 5 ans par les 300 membres du collège électoral composé de l’ensemble des 150 députés du Parlement unicaméral et des représentants des républiques autonomes.
A l’issue des élections législatives du 26 octobre 2024, la présidente de la République sortante Salomé Zourabichvili devrait, pour sa part, si elle souhaite briguer un second et dernier mandat, soumettre sa candidature au vote du collège électoral ou bien laisser la place à un successeur, à compter de la fin de son mandat, le 16 décembre 2024. Arrivée au pouvoir avec l’aide du parti Rêve géorgien, la présidente s’est progressivement positionnée, au fil de son mandat, contre ce même parti. Celui-ci étant sorti vainqueur des élections, il est donc peu probable qu’elle puisse être réélue pour un second mandat.
Contestant la validité des élections, la présidente géorgienne incite l’opposition à ne pas siéger au parlement, bloquant ainsi la situation, en dépit d’un recomptage des voix. Rassemblant des soutiens à l’étranger, dont celui du président français, Emmanuel Macron[2], elle tente de faire annuler le verdict des urnes au motif de fraudes électorales et d’ingérence russe. A 72 ans, elle se présente ouvertement comme la personnalité la plus à même d’arrimer le pays à l’Occident et de repousser la Russie, à l’instar de son homologue ukrainien Volodymyr Zelensky.
L’imbroglio géorgien
Parachutée sur la scène politique géorgienne dans des conditions extraordinaires en 2003, l’actuelle présidente Zourabichvili présente un profil atypique dans l’espace postsoviétique, notamment parce que son fils, le diplomate français Teymouraz Gorjestani, a été conseiller spécial d’Emmanuel Macron pour les Amériques et l’Asie à l’Elysée[3], tandis que sa fille Kethevane Gorjestani, journaliste franco-américaine à France 24[4], a été cheffe du pool des journalistes étrangers accrédités auprès de la Maison-Blanche à Washington[5]. Tous deux sont issus du premier mariage de la présidente avec le diplomate américain Nicolas Gorjestani.
Ancienne diplomate française, elle a vraisemblablement été durablement influencée par la vision de Zbigniew Brzezinski « le stratège de l’empire », qui fut son professeur lors de ses études à l’université de Columbia. La présidente géorgienne a occupé par le passé, des postes à l’ambassade de France à Washington et à la mission permanente de la France auprès de l’OTAN, elle a également travaillé au sein de l’appareil d’Etat en France, par exemple au Secrétariat général de Défense nationale (SGDN)[6], en tant que directrice des affaires internationales et stratégiques. En 2003, elle obtient d’être nommée ambassadeur de France en Géorgie, dont ses ancêtres étaient originaires. Ceux-ci avaient fui le pays dans les années 1920 lors de l’invasion soviétique, le grand-père ayant dirigé les services de sécurité du pays.
Une fois nommée au poste d’ambassadeur de France en Géorgie, elle convainc Jacques Chirac d’autoriser sa mise en disponibilité du Quai d’Orsay et sa nomination inédite, en 2004, au poste de ministre des Affaires étrangères de la Géorgie sous la présidence du nouveau président géorgien pro-occidental de l’époque, Mikheil Saakachvili. Cette entorse inhabituelle aux usages de la haute fonction publique française et les risques en termes de vulnérabilité que cette situation comporte, ne manquent pas de soulever en vain un tollé au sein du ministère des Affaires étrangères et d’autres services français.
Pour rappel, à l’époque, Mikail Saakashvili vient d’arriver au pouvoir en Géorgie avec le soutien des Etats-Unis à la suite de la Révolution des Roses de 2003. A l’instar des autres révolutions dites « de couleur », telle que la Révolution orange en Ukraine (2004), ce mouvement de protestation populaire soutenu par les Etats-Unis, vise à supplanter l’influence de la Russie dans l’espace post-soviétique et à y installer des régimes pro-américains. En tant que nouvelle ministre des Affaires étrangères, Salomé Zourabichvili, devenue citoyenne géorgienne, engage la Géorgie sur la voie de l’adhésion à l’UE et à l’OTAN.
En 2005, à la suite d’une brouille avec le président géorgien, elle est cependant limogée avec fracas de son poste de ministre des Affaires étrangères. Elle prend alors la tête de l’opposition, fonde son propre parti La Voie de la Géorgie et organise de vastes manifestations contre Saakachvili. Entre 2010 et 2015, elle reprend du service auprès du ministère des Affaires étrangères français et c’est de nouveau en tant que diplomate française, qu’elle est nommée au poste de coordinatrice du Groupe d’experts du Comité des sanctions sur l’Iran du Conseil de sécurité des Nations unies[7].
De retour en Géorgie en 2016 après son passage à New York, déterminée à accéder au pouvoir, elle s’assure le soutien du puissant oligarque et ancien Premier ministre Bidzina Ivanichvili. Ce milliardaire a fait fortune dans les secteurs de la banque, de la métallurgie et des télécommunications en Russie après l’effondrement de l’Union soviétique. Il a fondé son parti Le Rêve géorgien et tire les ficelles du pouvoir. A noter que l’oligarque a obtenu la nationalité française. Dès 2016, avec le soutien du Rêve géorgien, Zourabichvili, qui se présente comme « candidate indépendante », est élue députée au parlement. En 2018, Ivanichvili met son réseau et sa fortune à la disposition de la candidate Zourabichvili.
Après avoir abandonné sa nationalité française, la Constitution géorgienne l’exigeant, cette dernière se retrouve propulsée présidente de la Géorgie, après s’être présentée une nouvelle fois aux électeurs et à la communauté internationale comme candidate indépendante. Son mandat présidentiel lui permet de sillonner le monde, de rencontrer de nombreux chefs d’Etat et de s’assurer le soutien d’organisations internationales, en vue d’assoir son autorité sur la scène internationale.
Cependant, la Géorgie demeure un petit pays en voie de développement perclus de difficultés liées aux rivalités politiques, à la guerre de 2008, aux séparatismes pro-russes dans deux de ses régions, mais aussi à la corruption endémique et à l’essor des réseaux du crime organisé, dont les tentacules continuent de s’étendre à tout le continent européen, à travers l’Ukraine notamment. La situation économique y est désastreuse avec de profondes inégalités sociales et des salaires très bas. Plus de 15% de la population vit en dessous du seuil national de pauvreté. Dans ces conditions, les promesses de paix, de sécurité et de prospérité formulées par Salomé Zourabichvili pour promouvoir l’élargissement de l’UE et de l’OTAN à la Géorgie, ne manquent pas d’emporter l’assentiment d’une partie de la population désespérée.
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Les conséquences en Géorgie de la guerre en Ukraine
Le déclenchement de la guerre en Ukraine, à compter de février 2022, rebat les cartes et clarifie la situation. La Géorgie a accueilli plus d’un million de Russes, dont un grand nombre ont fui la mobilisation forcée décrétée dans la Fédération de Russie. Tandis que l’ensemble des pays de l’OTAN continue d’apporter un soutien militaire et financier inédit à l’Ukraine, le positionnement de la présidente et ses rapports étroits avec les puissances occidentales, ont fini par alarmer le gouvernement géorgien qui craint une réaction brutale de la part de la Russie.
Le statut de candidat officiel à l’adhésion à l’UE a été octroyé par Bruxelles à la Géorgie en décembre 2023. Ce statut avait été accordé à l’Ukraine en juin 2022, et à la Moldavie en juillet 2022. Le fait que ces trois pays soient occupés militairement par les forces russes ne semblent pas poser problème aux eurocrates de Bruxelles. Pourtant, de telles adhésions ne sont pas sans risque pour les Européens. A noter que l’UE s’est élargie à Chypre, qui est occupée depuis 1974 par l’armée turque avec 37% de son territoire s’étant auto-proclamé République turque de Chypre-Nord (RTCN) sous contrôle de la Turquie. 20% du territoire de la Géorgie est occupée par l’armée russe.
Sans être membres de l’OTAN, les nouveaux Etats qui intègrent l’UE ne peuvent certes pas bénéficier de la clause de défense collective de l’Alliance atlantique selon laquelle « une attaque contre un Allié est considérée comme une attaque contre tous les Alliés“. Mais en adhérant à l’UE, ils pourront cependant jouir de la protection que leur garantit la clause de défense mutuelle de l’UE en vertu de l’article 42.7 du traité de Lisbonne (approuvée en 2007, en vigueur depuis 2009). Cette clause stipule que “si un pays de l’UE est victime d’une agression armée sur son territoire, les autres pays de l’UE ont l’obligation de lui porter aide et assistance par tous les moyens en leur pouvoir“. L’adhésion de ces trois ex-républiques soviétiques à l’UE accroîtrait ainsi les risques de voir l’UE entraînée dans un conflit avec la Russie.
A ce moment-charnière de l’Histoire, la présidente géorgienne clame haut et fort ses objectifs d’arrimer la Géorgie aux structures euratlantiques. La situation stratégique en Ukraine évoluant de manière délétère pour les Occidentaux à partir de l’échec de la contre-offensive ukrainienne ratée de l’été 2023, la Géorgie est alors certainement apparue aux stratèges occidentaux comme un nouveau foyer de tensions – voire comme un nouveau théâtre de guerre – susceptible d’affaiblir la Russie. L’entrisme occidental dans le pays s’est renforcé, tandis que les promesses d’entrer dans le giron occidental au plus vite se multipliaient avec un soutien financier conséquent en provenance d’institutions occidentales diverses. Voyant la situation se dégrader de manière alarmante avec le puissant voisin russe, le gouvernement géorgien s’est vraisemblablement vu contraint de « rétropédaler » en freinant l’activisme occidental dans le pays. Cette volonté s’est traduite par la loi sur les agents de l’étranger.
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Le tour de vis du gouvernement face à l’activisme pro-occidental
A cet égard, le parti Rêve géorgien est à l’initiative d’une loi adoptée en mai 2024, obligeant les ONG recevant plus de 20 % de leur financement de l’étranger à s’enregistrer sous le label d’« organisation poursuivant les intérêts d’une puissance étrangère » et à faire preuve de transparence sur leur financement, sous peine d’amendes. Le parlement géorgien a également voté, le 17 septembre 2024, une loi sur les valeurs familiales et la protection des mineurs visant à contrer l’idéologie LGBTQ+ dans le pays et notamment à interdire les mariages homosexuels, l’adoption par des couples de même sexe et les soins d’affirmation de genre.
Le lendemain suivant l’adoption de cette loi, la célèbre actrice et influenceuse géorgienne transgenre Kesaria Abramidze, 37 ans, a été assassinée de 50 coups de couteau[8]. Les médias occidentaux ont immédiatement établi un lien de cause à effet entre ce meurtre sordide et la nouvelle loi sur le prosélytisme LGBTQ+. Des manifestations ont eu lieu dans la capitale, laissant craindre la survenue de graves troubles. Les conditions dans lesquelles se sont déroulées l’assassinat demeurent troubles. Un suspect, qui connaissait bien la victime, a été filmé sortant de l’appartement après le meurtre. Il a été arrêté alors qu’il tentait de fuir le pays.
Le meurtre de Kesaria Abramidze a contribué à une montée soudaine des tensions à l’approche des élections législatives du 26 octobre 2024. En rupture avec le gouvernement, Salomé Zourabichvili a déploré l’assassinat et refusé début octobre 2024 de signer la nouvelle loi à l’encontre des LGBTQ+, accusant le gouvernement géorgien de vouloir couper le pays de l’Europe pour le placer sous protectorat russe.
En outre, la situation de l’ancien président géorgien Mikheil Saakashvili, incarcéré en Géorgie depuis 2021, puis torturé, contribue à alimenter les tensions et les luttes politiques féroces qui agitent la Géorgie. Amnesty International a qualifié cette situation de « vengeance politique apparente »[9]. La présidente géorgienne avait refusé de le gracier.
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Des élections instrumentalisées
Lors des élections législatives du 26 octobre 2024, le parti au pouvoir Le Rêve Géorgien a remporté 54,08 % des voix, contre 37,58 % à la coalition pro-européenne, soit 91 sièges sur 150 au Parlement, soit une majorité suffisante pour gouverner. Salomé Zourabichvili n’a pas accepté le résultat des urnes et refusé de reconnaître la victoire du Rêve géorgien, accusant le gouvernement de fraudes et la Russie d’ingérence dans la campagne. Le 11 novembre 2024, elle a réclamé la tenue d’un nouveau scrutin, en s’appuyant sur l’opposition pro-occidentale représentée par une coalition de 4 partis.
Au sein de l’UE, le Premier ministre hongrois Viktor Orban s’est rendu sur place et a salué la victoire “écrasante” du parti au pouvoir.
Du côté occidental, le président du Conseil européen, Charles Michel, a assuré qu’« il y a de sérieux soupçons de fraude, qui nécessitent une enquête sérieuse », sans pour autant se prononcer par ailleurs sur la légitimité du scrutin. Emmanuel Macron, pour sa part, soutient les revendications de Salomé Zourabichvili, tout comme la militante écologiste suédoise Greta Thunberg, qui s’est rendue à Tbilissi pour participer à une manifestation en faveur de l’opposition. Le Parti Rêve Géorgien a contesté, de son côté, les accusations de fraude et souligné que l’adhésion du pays à l’Union européenne restait « la priorité absolue »[10].
Par ailleurs, comme le rappelle le journal Sud-Ouest dans un portrait de la présidente géorgienne, lors de l’élection présidentielle de 2018 : « Pour assurer la victoire de sa protégée d’alors, Ivanichvili n’avait pas lésiné sur les moyens : 600 000 électeurs – un Géorgien sur six – s’étaient vu promettre l’effacement de leur surendettement… s’ils votaient bien »[11] ! On note qu’à l’époque cette entorse grave au processus électoral n’avait posé aucun problème aux puissances occidentales.
Dans le contexte actuel de blocage politique délétère, l’élection de Donald Trump à la Maison-Blanche a contribué à renforcer les craintes de la présidente géorgienne européiste et atlantiste et celles du camp pro-occidental, quant à l’amenuisement des perspectives d’adhésion de la Géorgie à l’UE, et dans un avenir plus lointain à l’OTAN. Pour rappel, en 2016, lors de l’élection présidentielle américaine, Salomé Zourabichvili s’était prononcée contre la candidature de Donald Trump et positionnée en ardent soutien de la candidate démocrate Hillary Clinton. Quoi qu’il en soit, dans l’intérêt des peuples européens, il apparaît avant tout nécessaire d’apaiser les tensions et de ramener la paix dans cette partie du Caucase, afin d’éviter la survenue d’un nouveau théâtre de guerre aux marges de la Russie.
[1] https://www.rfi.fr/fr/europe/20241116-abkhazie-13-bless%C3%A9s-lors-de-protestations-contre-un-accord-%C3%A9conomique-avec-moscou
[2] Lors des élections présidentielles françaises en 2017, Salomé Zourabichvili avait, dans une tribune du Figaro, soutenu la candidature d’Emmanuel Macron, aux côtés de 60 ambassadeurs français. [https://www.lefigaro.fr/vox/politique/2017/05/04/31001-20170504ARTFIG00125-la-tribune-de-soixante-ambassadeurs-en-faveur-d-emmanuel-macron.php]
[3] https://www.politico.eu/article/emmanuel-macron-diplomacy-tension-turf-wars-burnouts/
[4] https://www.memoiresdeguerre.com/2019/09/zourabichvili-salome.html
[5] https://bm.ge/en/news/-president-zourabichvilis-daughter-appointed-to-white-house-/115066
[6] Le SGDN est devenu l’actuel SGDSN : Secrétariat général de la Défense et de la Sécurité nationale.
[7] https://www.lesrencontreseconomiques.fr/2023/en/speakers/salome-zourabichvili/
[8] https://www.dailymail.co.uk/news/article-13868631/Transgender-actress-influencer-stabbed-death-Georgia-day-anti-LGBT-law.html
[9] https://www.liberation.fr/international/mikheil-saakachvili-de-president-georgien-a-opposant-emprisonne-en-etat-grave-20230222_IQKPWMVVQVF33BIGLPCCYG74GA/
[10]https://www.lemonde.fr/international/article/2024/11/11/en-georgie-la-presidente-reclame-de-nouvelles-elections-legislatives-apres-des-accusations-de-fraude_6387846_3210.html
[11] leshttps://www.ouest-france.fr/europe/georgie/portrait-salome-zourabichvili-une-francaise-a-la-tete-dune-georgie-en-ebullition-988e360e-8cb2-11ef-9133-31ed8d3d7b40
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